Dès les premiers pas de l’informatique en éducation, l’idée de l’individualisation a été évoquée. En effet, le seul fait qu’un ordinateur ait un écran et soit un objet « personnel » (rappelons nous les PC) a renforcé cette idée qu’un ordinateur n’était utilisé que par une personne et qu’il pourrait participer de l’individualisation. Les développements récents du numérique ont conforté deux dimensions, celle de la machine, celle de l’usage : d’une part la machine devient plus qu’individuelle, elle devient personnelle, d’autre part la machine est de plus en plus personnalisable et le contenu de nos machines (ou du moins ce à quoi elles permettent l’accès) est de plus souvent indissociable de celui ou celle qui l’utilise. Si l’on parle d’Environnement Personnel Numérique, c’est bien qu’on en est arrivé à un niveau de fonctionnement qui est individuel.
Dans la classe, individualiser présente deux aspects. Le premier négatif évoque l’isolement, la concurrence, l’égoïsme. Le second positif évoque l’adaptation à chacun, la possibilité de ne pas suivre le même chemin que les autres… etc. La fonction socialisante de l’école renvoie elle aussi à deux pôles : celui du brassage social, mais aussi celui de la réussite individuelle. Le numérique actuel renvoie donc à chaque éducateur ce double questionnement. Or il est paradoxal, ou tout au moins antagoniste. On voit poindre ici ce que Alain Ehrenberg a dépeint dans « la fatigue d’être soi », c’est-à-dire la montée progressive d’une société de l’individu qui aurait trouvé dans l’ordinateur la machine symbolique de cette évolution.
Le paradoxe de l’éducation, mais plus généralement de la vie en société porte sur la pression conjointe du soi et du collectif. Certains modèles éducatifs ont prôné le tout collectif, interdisant toute possibilité pour l’individu d’émerger indépendamment du collectif. D’autres modèles prônent le tout individu et ne conçoivent le développement d’une société qu’au travers des parcours individuels dont la somme constituerait naturellement le collectif. Le développement de l’informatique et ses formes individuelles se fait aussi dans ce paradoxe qui fait que l’on construit chacun sa trajectoire numérique tout en étant partie prenante de réseaux humains en ligne, sur des sites de réseaux sociaux, mais aussi de sites de partage ou d’échange ou encore plus simplement de la messagerie électronique. Ainsi individualiser ne peut se réduire à la solitude, pas moins qu’il ne s’oppose au collectif. Le rapport que le Credoc vient de publier sur les pratiques des TIC dans la société confirme le fait que les utilisateurs les plus aguerris et les plus actifs sont aussi ceux qui sont investis dans des activités collectives, associatives, sociales. Non seulement le numérique n’isole pas, mais encore il renforce augmente, potentialise les pratiques habituelles en particulier collectives… En d’autres termes les usages du numérique ne bouleversent pas l’ordre social, au contraire même ils le renforcent.
Entre l’individu et le collectif, à l’école, il y a l’apprendre. Les ENT et autres logiciels intégrateurs, dans l’école comme dans les entreprises, rêvent de proposer la même dynamique que celle rencontrées dans l’espace Internet ouvert. A voir le nombre d’élèves et d’enseignants qui utilisent les solutions ouvertes et publiques au lieu d’utiliser les mêmes fonctionnalités (mais scolarisées, adaptées) pour vivre cette tension individuel collectif, on sent bien que l’on touche là à la frontière entre le privé (individuel) et le public (collectif). Dans mon environnement personnel de travail (EPT), d’apprentissage (EAP), les autres, le collectif a bien sûr une place. Mais dès lors que l’on me propose un espace fermé, auquel la double appartenance n’est pas possible, je suis rétif, malgré les discours qui semblent rassurants. L’ambivalence du comportement porte sur le fait que je veux être protégé, en tant qu’individu, mais je veux aussi être social et donc pouvoir me « risquer ».
Le souhait d’utiliser le numérique pour individualiser l’enseignement ne peut être pris à la légère, sans une analyse approfondie de ce que l’on n’entend pas individualisation. Il s’inscrit dans un vieil imaginaire pédagogique, celui du préceptorat. Plusieurs expérimentations ont montré ce renforcement du lien personnel, inter-individuel dans un cadre pédagogique. Si l’individualisation peut faire peur en agitant le fantasme de l’isolement, elle peut aussi fasciner en suscitant le fantasme de l’intime partagé, mais aussi de la puissance personnelle, dans une relation de deux individus dans laquelle le maître développerait l’individu élève. L’enseignant se sent souvent seul dans son métier. Face au groupe élève, il sait qu’il a un pouvoir sur chaque individu dont il joue très souvent, consciemment ou non. Le numérique vient renforcer ce potentiel en permettant un regard beaucoup plus précis sur chacun, moins collectif. Du logiciel de note, au carnet de bord, portfolio et autre logiciel d’orientation (webclasseur), les moyens ne manquent pas de favoriser la vision individuelle et donc d’induire la possibilité d’individualisation, pouvant aussi bien sûr devenir excessive.
La forme scolaire a imposé l’unité de la classe, collectif institué, comme structure de base, désormais figée dans l’imaginaire social. En imposant à chacun un collectif (la classe dans laquelle on est affecté), l’école refuse fondamentalement l’individualisation, fondant cette conception dans une vision égalitaire : le danger de l’individualisation c’est de devenir inégalitaire disent certains. Mais le système a développé une forme étonnante qui est inégalitaire en bordure du collectif classe. Dès lors que l’on est éliminé du collectif classe, puis du collectif école, on devient un individu exclu. A l’inverse si l’on a été capable de vivre le collectif alors on atteint le droit d’accéder à l’individualisation institutionnalisée dans le système élitiste actuel. Le numérique ouvre des perspectives intéressantes car il peut casser ces logiques ou au moins les infirmer. Malheureusement il y a à craindre que l’institution trouve rapidement une parade à cette évolution qui tend à faire disparaître les frontières pour en reconstruire ailleurs. La porosité culturelle bien montrée par Dominique Pasquier dans son travail de recherche sur la culture des lycéens reste toutefois limitée par une institution scolaire qui pour l’instant n’a pas encore trouvé la forme d’un modèle qui articule individu et collectif au travers du numérique dans l’établissement en en particulier au moyen des ENT.
Bruno Devauchelle
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