Par Antoine Maurice
Est-ce indispensable de rentrer dans les Arts du Cirque par la technique ? Florence Chervel, enseignante au lycée Français de Dakar, a accepté de répondre à nos questions pour présenter sa démarche proposant de rentrer dans l’activité à travers les Arts Croisés. Une belle rencontre !
Bonjour, tout d’abord qu’entendez vous par les Arts croisés ?
Les arts croisés seraient l’ensemble des compétences communes à développer en CP3 versus « artistique », c’est à dire, communes à la danse contemporaine et aux arts du cirque.
Comment cette démarche a-t-elle vu le jour ?
Avant la démarche il semble important d’évoquer le constat qui a été le mien : J’ai régulièrement pu observer le désengagement progressif des élèves face à la quantité de pratique nécessaire pour stabiliser un savoir faire et, cela, malgré une très forte motivation de départ ainsi que la pauvreté des productions. De plus, les programmes du collège ont fait le choix d’une danse non technique résolument contemporaine pour que l’accent soit mis sur le sens donné au mouvement et les procédés de composition. Les arts du cirque doivent suivre cette même logique. C’est alors qu’une commande de formation m’a un jour été faite, par et pour des enseignants de lettres et de langues qui intervenaient dans des projets théâtre. L’intitulé en était le suivant : « Les apports du cirque au théâtre ? »
Je devais donc prendre en compte ce public d’adultes, très hétérogène au niveau de ses capacités physiques, peut être même fragiles pour certains, ou bien encore peu enclin aux pratiques physiques ; un public ayant également des représentations d’un cirque plutôt traditionnel (ce dont j’ai eu confirmation lors des présentations en début de stage). Bref, il s’agissait d’un public qui au regard de ces aspects, pouvait ressembler, mis à part la classe d’âge, à notre public d’élèves.
Je devais donc gommer du contenu tous les apprentissages techniques, car ce n’était pas le propos, et extraire tous les éléments spécifiques aux arts du cirque qui pouvaient servir des projets théâtre. Relever ce défi m’a permis d’assumer mes choix et de les défendre face à des spécialistes du jeu d’acteur, ce que je n’étais pas.
La technique a pourtant une place importante au sein des Arts du Cirque ?
Effectivement, mais la possibilité de présenter une petite production en fin de cycle (10 séances maxi) – ce qui est la commande institutionnelle – qui soit réussie et « convenable » n’est pas réaliste si l’on entre par l’apprentissage des techniques que je nommerais, pour notre propos, « traditionnelles » ou « classiques » (Jongler à 3 balles, faire du monocycle, traverser le fil). En effet, lorsqu’un apprentissage technique est privilégié, les productions réalisées en fin de cycle sont souvent décevantes, parce que fragiles ou non réussies. Elles sont décevantes pour l’élève (baisse de l’estime de soi) mais aussi pour les spectateurs et pour l’enseignant. Nous n’avons pas le temps !
L’engouement que l’élève manifeste en début de cycle « art du cirque » s’estompe vite lorsqu’il réalise qu’il faut beaucoup de persévérance pour réaliser ses rêves (les représentations qu’il a du cirque : jongler à 3 balles, faire du monocycle..). Le décalage est trop important, d’où perte de motivation. Seuls les élèves passionnés, motivés, investiront du temps (l’AS peut leur proposer ce temps). Ce sera leur choix.
Alors que faire ?
Le challenge peut se résumer en plusieurs questions : Comment faire pour arriver à des productions finales convenables ? Quels critères allons-nous proposer aux élèves pour une évaluation ? Quelles exigences pouvons-nous avoir ?
Je pense que nous devons tendre vers un cirque résolument contemporain qui développe un travail nouveau (nouveau cirque) dans lequel, par exemple, donner une balle à quelqu’un peut avoir autant de « valeur » que la lancer.
La performance n’est plus exclusivement au niveau de la réalisation technique (ce qui ne l’exclut donc pas…), mais elle va être relative à la manière de faire, à la proposition de formes, à l’organisation de l’espace, aux liens, aux jeux de l’acteur, aux intentions.
Et du côté de l’élève?
Justement, l’accent sera mis sur la capacité de l’élève à se connaître. L’élève va identifier ce qu’il maîtrise pour construire des formes réussies et, alors, pouvoir prétendre sereinement les intégrer dans une composition. Ce n’est pas une mince affaire. La performance devient alors « sa propre performance » qui n’est pas hiérarchisée dans un registre, dans un barème. Comme en danse contemporaine, la performance technique n’est pas un critère retenu pour l’évaluation.
L’enseignement et l’évaluation de la performance technique est souvent un refuge compréhensible, car rassurant mais ne correspond pas à la commande pour l’acquisition de cette compétence, me semble-t-il.
Qu’est-ce qui différencie un spectacle de Cirque, d’un spectacle de Danse ou de théâtre?
Ce sont sans doute les productions de formes corporelles : Par exemple, avec objets et/ou autour d’objets (Jonglerie, manipulations, détournements d’objets de cirque ou du quotidien) ; où bien sûr, des objets (vers les équilibres sur des engins et les aériens) ; également, les compositions acrobatiques, seul ou à plusieurs, (empilements humains, portés acrobatiques, sculptures). Sans oublier, aussi, le personnage clownesque (donner une claque, tirer les cheveux, les petits accidents de parcours, trébucher, le comique de répétition, l’exagération, la caricature).
Par conséquent, qu’est-ce qui pourrait être commun au domaine Artistique ?
Le premier élément commun est, sans aucun doute, le jeu de l’acteur, sa présence : neutralité, personnage sous tendu par une démarche, une émotion, un caractère, une intention. Évidemment, il convient d’évoquer les repères dans l’espace et son organisation, ainsi que le rythme de la production.
Sans oublier les critères de composition, la mise en scène: unisson, décalage, refrain ou frises, accumulation, « freeze » (statues, immobilité), etc. ; La connaissance de la scène, les coulisses, fond de scène, avant scène, piste. Le tout organisé à travers les incontournables d’une production : un début et une fin identifiable, un corps de spectacle ou de numéro, associé aux éléments de scénographie : univers sonore, décors, costumes. Et enfin, celui pour lequel la composition est mise en œuvre, le spectateur.
Quels sont les éléments qui posent problème d’habitude ?
La première difficulté rencontrée en début de cycle est la prise de conscience que le passage sur scène impose un changement d’état que l’on nommera « état de jeu » qui n’est pas celui du quotidien ; le « niveau de base» du jeu de l’acteur serait sans doute la capacité à ressentir cette toute première aptitude.
Ensuite, lorsque l’on aborde la réalisation des constructions, qu’elle soit dans le domaine de la jonglerie, de l’équilibre ou de l’acrobatie au sol ou aérienne, la difficulté pour l’élève sera de faire un inventaire de ce qu’il maîtrise déjà, de ce qu’il pense pouvoir réussir avec un temps limité de répétition, et de ce qu’il ne pourra acquérir qu’avec plus de persévérance et plus de temps que celui autorisé par la durée du cycle.
Cette étape n’est pas du tout facile pour l’élève car il doit porter un regard réaliste sur ses capacités, les accepter, analyser ses aptitudes à progresser et décider de faire ou non l’effort requis.
L’élève doit prendre la mesure de ce qu’il doit entreprendre pour réaliser son objectif, accepter ce travail ou renoncer.
C’est un vrai travail de mise en projet personnel qui se révèle extrêmement difficile ; Une simple tâche, comme par exemple « réaliser et réussir une phrase corporelle avec une balle en intégrant 3 lancés rattrapés différents et 3 tenus différents » s’avère complexe.
La connaissance de soi, l’acceptation de soi puis l’estime de soi sont bousculées. Mais étant donné que ce n’est pas un niveau de réalisation technique « barèmé » qui nous intéresse, tout un chacun peut prétendre réaliser sa performance. C’est une chance pour l’élève que l’enseignant doit lui permettre de saisir.
Un autre élément qui peut se révéler sensible, c’est de faire en sorte que l’élève accepte d’avoir un regard nouveau, une curiosité envers l’abstraction, l’artistique, le beau ! De belles intentions qui sont de petites contributions vers l’histoire des arts voire l’humanisme….
Et, par conséquent, avec vos élèves, quelle progressivité mettez-vous en place ? Comment organisez-vous votre cycle en général ?
L’organisation du cycle n’est pas figée, bien entendu. Mais, selon moi, il respecte des incontournables.
Je citerai, des mots qui m’aident dans ma démarche : État de jeu, engagement, plaisir, échanges, partage, respect, observer, réussite, propreté, …
Ainsi, que de petites phrases que j’utilise ponctuellement lors mes interventions juste pour ouvrir des portes : « L’art n’est pas confortable », « pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? », « aller vers l’extra-ordinaire », « sortir du quotidien »
Le cycle propose des moments de jeu d’acteur, des moments de recherche guidée, des moments de construction et d’entraînements seuls ou en groupes, des moments de production et bien entendu d’observations, le tout ponctué de rétroactions.
Une production finale est demandée et résulte du travail réalisé lors des séances. L’élève doit répondre à des contraintes sur lesquelles il a déjà travaillé. Il possède déjà un contenu qu’il n’a plus qu’à agencer comme un puzzle. Il ne peut pas se sentir « vide ». Veiller à la sécurité affective des élèves est important dans ce domaine de compétence ; l’objectif éducatif ultime étant sans doute de conforter ou d’améliorer l’estime de soi.
Concernant le choix du titre ou du thème de la production, il me paraît plus intéressant qu’il soit fait une fois que le travail est terminé. Il émane, ainsi, de ce qui est réalisé, de ce que le travail évoque comme émotion ou comme lien avec tel environnement ou telle atmosphère. En effet, si le thème est choisi avant la création, il me semble que les élèves s’enferment dans un jeu en essayant de coller au plus prêt à leur thème. Cela peut être réducteur pour la créativité. On travaille ainsi sur le ressenti.
L’élément le plus délicat est la prise de conscience d’un état de jeu nécessaire pour jouer.
Pour ce faire, l’objectif premier sera de favoriser l’engagement de l’élève par des propositions de jeux afin de pouvoir évoquer la qualité de cet engagement. Il est nécessaire que l’élève éprouve d’abord du plaisir à jouer. Les temps de jeux sont ponctués de feed-back. Le regard porté par les observateurs enrichit les remarques. On oriente les propos vers ce qui nous intéresse, faire la distinction entre l’état de jeu recherché, le faire-semblant de jouer et le décrochage.
Par exemple, il peut-être pertinent de comparer l’engagement nécessaire du joueur de handball pour la réussite d’un match à l’état de jeu du joueur. Le niveau d’engagement du handballeur relève également d’un jeu d’acteur. Il en est de même pour le footballeur ou le lutteur.
Les jeux sont puisés dans le répertoire de jeux de simulacre et de vertige selon les codes de Roger Caillois (le jeu de l’assassin par ex. ou bien faire tenir en équilibre une baguette sur son doigt). Ces deux jeux font appel à une authenticité nécessaire pour réussir et se faire plaisir. Pour que la baguette tienne en équilibre, l’engagement doit être vrai.
Lors des débriefings, nous évoquons aussi la notion de plaisir ressenti pendant le jeu qui peut être en corrélation avec le niveau d’engagement. Nous parlons alors de sincérité, d’authenticité, de bascule dans un état de jeu. Dans un premier temps on s’amuse, puis petit à petit, on joue. Alors on est sur la bonne voie.
Progressivement l’élève réalise, perçoit, ressent ce que signifie cet « état de jeu » dans lequel il doit entrer lorsqu’il vient sur scène.
Toutes les situations de jeu d’acteur sont les bienvenues et le travail sur la neutralité semble un passage obligé. Parallèlement, les notions de gestion de l’espace, la perception de soi et des autres, le rapport au temps s’organisent.
Un thème de travail différent organise chaque séance. Ce peut être construire une phrase corporelle avec un objet ou autour d’un objet/engin, son détournement, créer un unisson avec tous le même objet, travailler sa performance individuelle, élaborer une machine humaine avec bruitages et circulation d’objets, créer une ou plusieurs pyramides humaines, le clown et les techniques et les démarches…
L’élève est guidé dans sa recherche, dans un premier temps, puis tout en s’appuyant sur ce travail, il mène son propre chemin, fait ses choix, s’entraîne, répète seul ou à plusieurs.
L’élève (ou les élèves) doit présenter son travail face à la classe ou en petit comité. L’observation se fait sur la qualité du jeu, le respect des consignes, la richesse et la variété des propositions, les liens, la gestion de l’espace et du temps. Une attention particulière est donnée à la réussite des performances choisies.
Les présentations quasi systématiques à chaque séance permettent de s’habituer au regard extérieur et de le dédramatiser. Il devient aussi source de plaisir.
Et puis, on tentera de préciser ce que l’on entend par «l’originalité ». Ce pourrait être lorsque, en tant que spectateur, on est surpris, ou bien lorsque l’on ressent une émotion, ce qui peut être lié au jeu ou à l’organisation de l’espace, aux variations de rythme, à la performance ou à la prise de risque.
Cette progressivité est-elle venue tout de suite ?
Et non, je suis entrée dans le domaine du cirque par la technique. J’ai passé des heures à faire du monocycle, à jongler. J’adore cette performance. J’ai également, par la jonglerie, réalisé la valeur de l’entraînement. D’un jour à l’autre, j’avançais.
Mais la scène me terrorisait.
La technique m’a amené au jeu et à la scène. Parce que j’avais une bonne technique, je pensais pouvoir dignement entrer sur scène. Mais cela n’a pas suffit. Je me suis prise des bides, par manque de présence. Un public entier, dans la rue, est parti discrètement devant mes performances. J’ai pris une claque monumentale.
J’ai pourtant rejoué, un jour, je n’avais pas le choix. Je devais alors faire différemment, changer quelque chose. Et j’ai senti, lors de mon entrée sur scène, que j’avais basculé dans un « état de jeu », et ça a marché ! Je me suis sentie portée par le retour du public. Ouaah, quelle sensation pendant ….et après !
Tout ça pour dire qu’il faut permettre à des élèves qui ont peur de la scène mais qui adore passer des heures à s’entraîner pour se dépasser et atteindre des objectifs de performance, de pouvoir le faire. L’AS peut le permettre. La mise en place de club le peut aussi.
Mais les cycles ne le permettent pas.
Ils doivent permettre d’aider les élèves quant à leur acceptation du jeu sur scène et le faire avec prudence.
Florence Chervel, merci pour ce partage.
Sur le site du Café
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