Bernard Devanne
La contribution à la réflexion sur le CP que j’annonçais dans mon texte paru dans ces colonnes le 30 septembre (« Parler, lire et écrire à l’école primaire : une redéfinition des cycles, pour quelle politique de réussite ? ») met l’accent, je le rappelle, sur deux orientations fondamentales :
– la production d’écrits individuelle et quotidienne : le rôle de l’écriture dans la construction des compétences de lecture, et ce dès l’école maternelle, n’est pas une idée neuve ; cette approche a été argumentée et illustrée par Célestin Freinet il y a maintenant trois quarts de siècle (1) ; depuis les années 80, elle a été théorisée par différents chercheurs, ce qui a conduit – tardivement – les programmes à préciser en 2002 « Ecrire est l’un des meilleurs moyens d’apprendre à lire » ;
– la construction du « sujet culturel » : grâce aux lectures quotidiennes de textes variés et de qualité qui leur sont proposées, les enfants accèdent, en même temps qu’à une culture des textes et de la langue, à une culture générale étendue – ce que le présent texte va aussi faire apparaitre. Il y a 20 ans, dans « La maitrise de la langue à l’école », le MEN insistait déjà sur le caractère décisif de telles lectures magistrales, puis il publiait successivement « 1001 livres pour les écoles » (1996), et « Livres et apprentissages à l’école » (1999).
Ce qui suit ne sera pas la chronique d’une année de CP : ce sont les premières semaines, puis les premiers mois qui revêtent un caractère décisif. Je souhaite faire apparaitre comment les élèves de la classe que je prends en exemple accèdent, dans la continuité avec la GS, à des formes de lecture autonome dès les premiers mois de l’année. Je montrerai successivement :
1. comment les pratiques quotidiennes de production de textes conduisent ces élèves, en même temps qu’à la maitrise de la combinatoire, à une réelle attention orthographique ; comment en même temps, parce qu’elles s’appuient sur une culture des textes fréquentés quotidiennement, leurs compétences de lecture progressent à grands pas ;
2. comment, dans la continuité des deux premiers trimestres, se développe la pratique de la lecture par voie directe, ou voie orthographique, jusqu’à ce qu’elle devienne suffisamment efficace pour procurer de l’agrément au lecteur, qu’il y fonde un désir de lire ; comment par ailleurs, en même temps qu’il prend conscience de ses pouvoirs sur la langue écrite, l’élève développe un désir d’écrire.
A ces fins, la classe de CP met en œuvre les dispositifs exigeants que je vais décrire. On connait l’objection : ce faisant, l’école demanderait trop aux élèves, placerait les plus fragiles devant des difficultés qu’ils ne pourraient surmonter (« Tout ça, c’est bon pour les bons ! »). Affirmons le contraire : pendant ces années où les enfants ont les meilleures aptitudes aux apprentissages langagiers de grande complexité, faire des propositions à la hauteur de leurs capacités d’apprentissage, c’est tout simplement les respecter en tant que personne ; c’est aussi prendre en compte leur désir d’authenticité dans les vécus scolaires, donc leur exigence, au lieu de dérouler imperturbablement des vécus rituels, routiniers, dont ils n’attendent bientôt plus rien… sinon l’ennui, dont on feint par commodité d’ignorer l’étendue des ravages.
A l’issue de leur GS, deux des élèves accueillis dans ce CP sont déjà lecteurs, six autres manifestent des compétences réelles d’identification des mots et accèdent en lecture silencieuse au sens de textes simples, une majorité amorce les explorations phonographiques avec aisance ; quelques-uns éprouvent cependant des difficultés spécifiques : j’évoquerai leurs parcours d’apprentissages dans le second volet de ce texte.
Les pratiques proposées à ces élèves tout au long de l’année scolaire précédente, leur année de GS, sont analogues à celles décrites à deux reprises, entre 2006 et 2008, sur Café pédagogique (2) : d’une part dans le « journal d’une grande section en ZEP », de janvier à juin 2006, d’autre part dans la chronique trimestrielle de l’année 2007-2008. En prendre connaissance, c’est mieux comprendre comment des élèves de GS peuvent s’investir dans l’écrit au point d’être, au mois de juin, aux portes de la lecture, certains montrant même de réelles compétences de lecteur.
1.1. Des propositions d’écriture diversifiées
Dans ce CP, pour l’année 2012-2013, les activités d’écriture s’organisent dès septembre selon trois axes principaux : un projet pluridisciplinaire à long terme pour impliquer la production d’écrits à dominante narrative sur toute l’année scolaire ; des réécritures sous des formes variées pour découvrir le fonctionnement spécifique de textes documentaires ; la création régulière de comptines jouant sur les rimes pour assurer, au-delà du plaisir de l’écriture, la continuité de l’étude des relations phonèmes-graphèmes. Autant dire que les élèves auront tous les jours le crayon à la main pour produire des textes.
* Des carnets de voyage : un projet articulé à la découverte du monde
L’année scolaire précédente, au printemps 2012, les CE1 qui côtoyaient les enfants de GS – c’était une classe à double niveau – ont commencé des journaux intimes qui mêlaient réel et imaginaire ; quelques GS ont voulu les imiter. C’est ce qui a inspiré une proposition d’écriture visant à mettre rapidement les élèves en projet, et cela pour toute l’année scolaire : ils vont réaliser des journaux de voyages imaginaires, des carnets de voyage, en s’appuyant sur des connaissances qu’ils construiront à mesure, et qui deviendront des références et des aides à l’écriture. Quatre continents, l’Océanie, l’Afrique, l’Amérique et l’Asie sont ainsi « visités », chacun sur une période d’environ huit semaines : pour chaque continent, les élèves ont sous les yeux deux grandes affiches fabriquées par l’enseignante, l’une localisant des paysages et des sites caractéristiques, l’autre des espèces animalières spécifiques ; une documentation iconographique plus fournie est accessible sur les ordinateurs de la classe.
La réalisation matérielle des carnets de voyage prend appui sur les activités proposées en arts plastiques : en même temps qu’ils découvrent d’authentiques carnets de voyage, les élèves expérimentent, au fil des mois, les techniques illustratives qui les caractérisent (aquarelle, pastel, collage, etc.), tout en apprenant à styliser leurs dessins (3). Même ténus, même inaboutis, ces carnets personnels régulièrement finalisés sont autant d’occasions, pour les élèves les plus fragiles, de se rendre compte qu’eux aussi sont capables, et de s’impliquer alors dans des audaces créatrices.
* Des documentaires animaliers, des cartes d’identité, des devinettes
Les jeunes enfants manifestent toujours un vif intérêt pour les documentaires animaliers, tout particulièrement si les textes, qui peuvent être complexes, sont associés à des albums et à des extraits de films (par exemple, pour la compréhension de la gestation chez les marsupiaux, le plan-séquence du bébé kangourou qui rejoint la poche marsupiale). La découverte de la faune de chaque continent conduit logiquement à la fréquentation des encyclopédies de la classe : c’est donc l’un des objets des lectures magistrales proposées chaque matin.
Pour écrire des cartes d’identité et des devinettes, chaque élève aura à sa disposition un nombre suffisant de documentaires écrits, qu’il aura appris à utiliser de façon efficace : c’est pourquoi, dès les premières semaines, les élèves s’entrainent à rechercher dans de nouveaux textes, de façon de plus en plus autonome, les informations nécessaires pour dresser la fiche signalétique d’un animal, puis, dès que possible, pour composer une devinette. Parallèlement, ils commencent à rédiger eux-mêmes leurs premiers textes informatifs à partir de cartes d’identité ; pour cela, ils doivent passer d’informations elliptiques, données le plus souvent sous forme de groupes nominaux, à la construction de phrases verbales dans un ordre déterminé ; ils accèdent ainsi progressivement à une connaissance fiable du fonctionnement de ce type de documentaire, ainsi que des caractéristiques de la langue qu’il utilise.
* Des comptines et jeux de rimes
En GS, l’écriture régulière de comptines rimées a fait découvrir aux élèves un certain nombre de correspondances entre graphèmes et phonèmes : pas « les plus simples », puisqu’il s’agit de faire percevoir dès ce moment aux élèves qu’au-delà du phonographique se pose la question de l’orthographique ; l’enseignante organise au CP les moments d’analyse du code alphabétique selon la même approche. Répétée deux fois par semaine, la création individuelle de comptines vise à familiariser progressivement les élèves avec l’ensemble des correspondances résistantes entre phonèmes et graphèmes, et à en faire observer les variations orthographiques. Des synthèses régulières trouvent place dans le cahier de découverte du code écrit, et des séries lexicales – notamment les mots présentant des identités orthographiques – dans le carnet de vocabulaire.
Le rythme bihebdomadaire est tenu sur toute l’année scolaire, même lorsque des élèves de plus en plus nombreux n’ont plus de difficultés de décodage : si, pour les élèves les moins avancés, ce sont encore des moments indispensables au développement de cette compétence, ce sont pour les autres autant d’occasions de renouveler leur plaisir à ces formes d’écriture « décalée », ces usages poétiques de la langue.
1.2. Des situations différentes pour des apprentissages complémentaires
Au-delà de l’implication individuelle qu’elles provoquent, les activités d’écriture rendent possible la compréhension du fonctionnement des textes en même temps que l’appropriation de la langue française : les codes orthographiques, la syntaxe de la phrase, la morphologie verbale, un vocabulaire plus étendu et rigoureux. Cependant, chaque activité d’écriture ne prend pas également en compte toutes ces composantes : les différentes propositions se complètent donc de façon à faire travailler un ensemble de compétences au coeur des apprentissages fondamentaux.
* Comptines et jeux de rimes
Pour élaborer leurs comptines ou jeux de rimes, les élèves ont déjà pris l’habitude, en GS, de rechercher individuellement, dans des imagiers, les mots qui présentent une rime phonique : ils se familiarisent ainsi avec la diversité des variations orthographiques caractéristiques de la langue française. A cette fin, des imagiers aussi variés que possible (thématiques, alphabétiques, utilisant ou non l’écriture cursive) sont mis à leur disposition – la classe possède une quarantaine d’imagiers différents, certains en plusieurs exemplaires.
Cet exemple du mois de septembre s’appuie sur la reprise littérale d’une formule inspirée du « jeu du corbillon » ; des variantes, comme « dans ma corbillette », avaient été dès la GS à l’origine de semblables activités d’écriture. En feuilletant attentivement des imagiers, chaque élève se confronte, ce jour-là, à la diversité des réalisations graphiques du phonème [a] ; en même temps, par la répétition de la structure syntaxique, il automatise l’orthographe de mots et d’expressions d’usage courant, dans, mon, il y a. La répétition autorise également une exigence accrue quant au contrôle des traces écrites : ainsi l’écriture répétitive se substitue-t-elle avantageusement aux « lignes d’écriture » jamais finalisées. En ce début d’année, les premiers jets non répétitifs, notamment ceux des carnets de voyage, se font sur papier non ligné (cf. ci-dessous).
Dans les semaines suivantes, les propositions d’écriture évoluent afin de confronter les élèves à des formes syntaxiques plus complexes : par exemple, pour aborder les graphèmes codant [wa], la structure Il était une fois + GN + qui vendait + GN + chez + pronom. Associées à des lectures de textes à caractère humoristique ou d’inspiration surréaliste, ces situations invitent les élèves à des rencontres de mots inattendues – plaisirs individuels, qui deviennent autant de plaisirs partagés au moment de la lecture des productions à la classe.
Il était une fois un roi qui vendait des Chinois chez toi.
Il était une fois un putois qui vendait des trois chez moi.
Il était une fois une noix qui vendait des rois chez soi.
* Cartes d’identité, devinettes, textes documentaires
La production de cartes d’identité sur les animaux, puis de devinettes, s’appuie également sur des référents présents sous les yeux des élèves ; mais dans ce cas, ce ne sont pas des imagiers, ce sont les textes documentaires eux-mêmes. Semaine après semaine, chaque élève apprend à sélectionner dans ces textes les informations pertinentes : c’est plus facile pour composer des cartes d’identité que pour formuler des devinettes puisque, pour rendre ces dernières efficaces, l’élève doit trier les renseignements afin de conserver ceux qui ne sont ni trop transparents, ni trop opaques – les choisir en fonction des savoirs zoologiques partagés est aussi l’un des objets de l’apprentissage (4).
Parce qu’elle induit la lecture/écriture répétée des mêmes champs lexicaux (la morphologie, la nourriture, la reproduction), la création de cartes d’identité contribue à fixer un lexique orthographique, essentiellement des substantifs ; de façon complémentaire, la rédaction de devinettes et celle de textes documentaires entrainent un recours régulier à des formes verbales (il mesure, il pèse ; il mange, il se nourrit de ; elle pond, elle couve, elle met bas…) qui seront listées et mémorisées.
* Carnets de voyage
La production de textes pour les carnets de voyage est plus complexe : sur une base informative combinant connaissances géographiques et connaissances zoologiques, elle implique des réalisations narratives imaginaires pour lesquelles les élèves ne pourront pas toujours recourir à des référents écrits. Après une phase de découverte de l’Océanie, l’écriture individuelle commence avant même la fin du mois de septembre ; c’est par exemple « Je suis allé en Australie et aussi j’ai vu un wombat » (orthographe rétablie). Les productions gagnent rapidement en longueur : dès la première quinzaine d’octobre, certains élèves écrivent de petits textes ; en voici trois, bien sûr de premier jet et obtenus en une seule séance d’écriture (orthographe rétablie) :
Ca y est ! Je suis allé en Australie voir mon wombat à eucalyptus et je l’ai vu dans la forêt et il faisait froid et il criait dans la forêt. Il est trop gentil, il a quatre pattes et il griffe trop et il tend sa patte.
Mes copains ils m’ont dit qu’ils avaient vu un kiwi mais comme je l’ai vu je croyais que c’était un kiwi qui se mangeait mais c’était un animal.
J’ai changé d’endroit, j’ai nagé jusqu’en Nouvelle-Zélande à des milliers de kilomètres, et comme j’ai nagé j’ai vu un requin, un grand requin blanc.
Chacun écrivant le carnet de voyage qu’il prend plaisir à « s’inventer », les besoins liés à l’écriture sont très différents d’un élève à l’autre. Certains mots peuvent être repris des affiches animaux et paysages, d’autres d’un documentaire, d’autres encore demandés à l’enseignante, mais ces aides demeurent ponctuelles : pour les élèves, c’est l’occasion de se confronter au fonctionnement de la langue écrite, de faire appel aux savoirs déjà construits pour régler par leurs propres moyens les problèmes de l’encodage. Les résultats bruts sont autant d’illustrations de l’exploration des contraintes du code alphabétique qu’implique cette activité d’écriture :
Pour écrire le texte 1, au-delà de l’expression « ça y est ! » que donne l’enseignante et de la copie de certains mots (wombat, eucalyptus), l’élève fait appel à des formes écrites qui lui sont familières : il est ; il tâtonne la transposition de l’oral (tel qu’il l’entend) à l’écrit : chuiales ans nostrali […] et je les vu […] il criyes […] il est trogantis… ; il s’appuie également sur des hypothèses orthographiques : [e] toujours écrit es (chuiales, je les vu, il criyes) ; ajout de lettres muettes (s, dans ans, trogantis).
L’auteur du texte 2 a recours à des procédures identiques : réemploi de formes familières, mais, sais, qui ; codage phonographique à partir d’un oral parfois approximatif, il mon di qui avai vu ; se mangé ; hypothèse orthographique : l’usage du graphème ai est généralisé – je lai vu (avec s effacé), sais tai (2 fois = recherche d’une régularité orthographique), et le remarquable croiyai (à rapprocher du il criyes du précédent) ; la forme animeau est un transfert à partir d’une série lexicale en –eau vue quelques jours avant (lionceau, baleineau, louveteau…).
Dans le texte 3, on observe les mêmes conduites phonographiques, notamment sur dendroi, alors que j’ai j’en j’ai relève d’une hypothèse orthographique – par analogie avec la forme j’ai, l’ajout de l’apostrophe à jen pour obtenir j’en ; par deux fois, la forme j’ai nageait (après l’intéressant essai j’ai n jet) suppose le recours à un référent écrit : les élèves ont à leur disposition une affiche listant des passés composés à la première personne du singulier (j’ai vu, j’ai entendu, mais pas encore j’ai nagé), une autre des imparfaits à la troisième personne, singulier et pluriel (il nageait, ils couraient). – un exemple éclairant de l’approche de la conjugaison à partir des problèmes de l’écriture, donc au service d’apprentissages spécifiques : contrairement à la forme conventionnelle du tableau de conjugaison, l’affichage obéit ici à une logique énonciative (le narrateur / ce qu’il découvre).
Pour ces textes, l’effort demandé ne peut exiger en même temps une réalisation graphique comparable à celle de « Dans mon cabas » ; le premier jet est accepté en l’état de vrai brouillon, ce qui présente l’intérêt de faire apparaitre les acquis et les difficultés de chaque élève quant à la production des traces écrites : ainsi, pour l’auteur du texte 3, il faudra particulièrement travailler le mouvement graphique de la lettre k (les élèves pratiquent la calligraphie entendue comme activité plastique, sur de grands formats, avec différents traceurs), mais on remarque en même temps des réussites – pour des milliers ou j’ai vu, les mouvements graphiques sont parfaitement maitrisés. Les lignes d’écriture répétées quotidiennement « en aveugle » sont donc, pour cet élève comme pour le précédent, parfaitement inutiles.
Ces premiers jets sont « toilettés » par l’enseignante, de façon que les élèves puissent les relire sans difficulté ; qu’ils puissent également les reproduire de façon manuscrite sur une page du carnet de voyage – à cette fin, le texte révisé peut être remis à certains élèves sous forme typographique, alors que d’autres ont encore besoin de s’appuyer sur une version manuscrite.
1.3. La lecture/écriture dans une dynamique d’apprentissages culturels
Dans un tel contexte, la connaissance des codes de l’écrit progresse à grands pas ; mais cette connaissance, que prolonge l’entrainement au déchiffrage, ne saurait suffire pour faire progresser au même rythme les compétences de lecture : il faut pour cela mettre en oeuvre un dispositif combinant lectures magistrales et lectures individuelles « actives pour chaque élève », et solliciter les interactions autant entre les textes qu’entre les élèves.
* Des lectures magistrales quotidiennes, creuset d’une culture de la langue écrite
Créer des devinettes ou des cartes d’identité à partir de textes documentaires, créer des textes documentaires à partir de cartes d’identité suppose que chacun se repère de façon autonome dans un écrit certes complexe, mais très codifié ; ce sont ces codes que les élèves découvrent grâce aux lectures magistrales qui leur sont proposées tous les jours : une certaine organisation du texte (répartition géographique, morphologie, mode de vie, nourriture, reproduction), une forme d’énonciation constante (présent, 3e personne), une syntaxe assez élaborée mais elle aussi constante, des champs lexicaux plus ouverts que ceux auxquels ils font appel en situation d’écriture (il chasse, il pourchasse, il capture, il pêche, il consomme, il grignote… ; sa nourriture se compose de, ses proies préférées sont…). De cette manière, lorsqu’ils ont un documentaire sous les yeux, les élèves savent où localiser tel ou tel type d’information, et sont prêts à en aborder les possibles difficultés syntaxiques, les possibles originalités lexicales.
Les textes narratifs font bien sûr eux aussi l’objet de lectures magistrales régulières : il est décisif que les élèves fréquentent quotidiennement la langue élaborée des écrits de fiction, notamment par la lecture de contes traditionnels ; une sélection en est présentée pour chacun des continents (5). Les contes à structure répétitive occupent une place particulière : ils peuvent être facilement mémorisés, repris, mis en voix par les élèves, ce qui les habitue aux structures caractéristiques des textes narratifs, notamment à l’alternance récit/discours, et à des formes syntaxiques qui peuvent être résistantes en situation de lecture individuelle – les antépositions, les incises, les expansions du GN sujet, notamment par subordonnée relative, etc.
Des textes poétiques de toutes sortes sont lus régulièrement, de façon à ne pas laisser les élèves s’installer dans des représentations où la dimension ludique des comptines occulterait tout rapport émotionnel à l’image poétique et à la musique des mots. A mesure qu’elle gagne en consistance, cette culture fait que les élèves s’essaient bientôt à écrire des textes faisant appel à l’imaginaire poétique, aux rencontres audacieuses entre les mots, aux reprises rythmiques et lexicales – et qu’ils s’en montrent capables, comme j’ai pu le faire apparaitre dès la GS (6).
Il faut ajouter que ces approches de la langue écrite s’enrichissent quotidiennement des pratiques transversales liées à la découverte du monde : ainsi le projet carnets de voyage implique-t-il présentation et commentaires de cartes, d’atlas, des diaporamas disponibles sur les ordinateurs de la classe. Sur la carte de l’Océanie, les élèves repèrent les territoires habités par le diable de Tasmanie, le kiwi, le paradisier ; ils reviennent aux ordinateurs et aux encyclopédies pour découvrir la variété des espèces marsupiales. Sur la carte de l’Afrique, ils observent que Madagascar possède une faune spécifique ; aux ordinateurs, sur les encyclopédies, ils découvrent l’univers des lémuriens et s’intéressent aux espèces non figurées sur l’affiche. Si l’écriture sur temps scolaire ne peut s’appuyer que sur une petite partie de ce qu’ils apprennent, certains – et ils ne seraient pas réputés être « les meilleurs » dans un CP traditionnel ! – mobilisent déjà ces nouveaux savoirs pour alimenter des moments d’écriture à la maison.
* Des lectures individuelles « actives pour chaque élève » : à l’école, à la maison
Parce qu’ils y en découvrent l’intérêt lors les lectures magistrales, les élèves fréquentent assidûment l’espace livres de la classe, pour y retrouver les ouvrages qui font écho à ce qu’ils viennent d’entendre – ou ce qu’ils entendent depuis quelques jours. C’est pourquoi plusieurs dizaines de documentaires sont installés sur un présentoir qui leur est réservé, cette exposition évoluant à mesure des besoins (d’autres sont accessibles sur une étagère). Ces ouvrages alimentent les lectures individuelles sur temps scolaire, ils peuvent également être empruntés pour des lectures en famille, qu’il s’agisse de monographies, différents éditeurs proposant des collections d’inspiration assez variée, ou d’ouvrages encyclopédiques plus ou moins volumineux.
Un bac « albums à lire tout seul », contenant récits répétitifs et textes simples, est installé dans l’espace livres dès les premières semaines pour les moments de lecture individuelle ; un second bac du même type, regroupant des récits aux textes plus complexes, est accessible à partir du mois de novembre : la différenciation pédagogique s’exerce ici de façon à la fois spontanée et fonctionnelle. Ces ouvrages sont, comme les précédents, mis en circulation pour des relectures hors temps scolaire.
La classe est abonnée au journal « Mon petit Quotidien », et chaque numéro fait l’objet d’un feuilletage pour en repérer la structure. A l’invitation de l’enseignante qui s’est elle-même soumise à l’exercice pendant les premières semaines, les élèves sélectionnent à tour de rôle et présentent à la classe une information parue dans chaque numéro : c’est l’occasion d’ouvertures sur le monde qui provoquent interrogations, demandes de précisions, débats entre les élèves. La variété des sujets abordés, celle des formes rédactionnelles, font que ces articles présentent des difficultés spécifiques : de cette manière, les élèves sont confrontés à la lecture de textes informatifs qui n’obéissent pas aux règles d’écriture récurrentes des documentaires animaliers.
Lecture de documentaires présentés sous des formes diverses, lecture d’albums progressivement plus complexes, lecture d’une presse quotidienne, sans oublier la lecture de comptines et de poèmes : cette pluralité de pratiques est déterminante pour l’acquisition d’une flexibilité de l’acte de lecture. Au fil des mois, les élèves découvrent que leurs manières de lire sont différentes, selon leur intention de lecture, selon le type de textes lu, selon le type de support (organisation d’un journal, double page d’un documentaire, mise en page dense d’une encyclopédie, etc.).
* Quelles compétences au terme d’un premier trimestre ?
Trois mois après la rentrée, pour en apprécier l’autonomie et les performances individuelles, l’enseignante place ses élèves dans plusieurs situations de lecture rigoureusement balisées : parmi celles-ci, la compréhension d’un texte narratif en lecture silencieuse linéaire (en temps mesuré) et la recherche d’informations dans deux textes documentaires présentés simultanément (en temps limité). A ce moment de l’année, les deux situations ici décrites sont familières aux élèves, quant au choix des textes proposés comme au déroulement de l’activité.
1. Compréhension d’un texte narratif en lecture silencieuse linéaire : l’exercice porte sur le texte de l’album La chenille qui fait des trous d’Eric Carle, qui n’a pas été relu depuis la maternelle (7) ; il est donné à lire intégralement aux élèves maintenant lecteurs, soit un tiers de la classe, sous la forme d’un long extrait pour une large majorité, limité à la seule partie répétitive pour les plus fragiles ; les questions posées présentent elles aussi des difficultés graduées. Voici cette situation de lecture sous sa forme complexe :
Au-delà des capacités individuelles à reconnaitre les mots les plus fréquents et à déchiffrer les autres assez rapidement (8) – la tâche étant très allégée pour les moins avancés – les principales compétences faisant l’objet de l’évaluation sont les suivantes :
– être capable, par la seule présentation du document (des étiquettes au bas de la feuille 1), de comprendre la tâche attendue en l’absence de consigne ;
– être capable de la réaliser : rétablir l’énoncé, revenir à la ligne « au bon endroit » ;
– être capable de lire silencieusement les consignes sur la feuille 2 (la lecture des consignes du travail scolaire a fait l’objet d’un entrainement spécifique) ;
– être capable de retourner au texte et d’y localiser les informations pertinentes ;
– pour la question 2, être capable de faire le tri dans une longue liste d’aliments (feuille 1), d’exclure les intrus (feuille 2) ;
– pour la question 3, être capable de borner sa lecture à la seule ligne du vendredi ;
– être capable de traiter l’information écrite avec précision : la chenille mange « un bout de gruyère », pas « un bout de pain » ;
– être capable (seulement pour les plus avancés) de retirer d’une phrase complexe l’information attendue dans un nouveau contexte : « deux semaines plus tard […] elle est devenue un superbe papillon ».
2. Recherche d’informations dans deux textes documentaires présentés simultanément : les élèves ne lisent pas linéairement ; sur le rythme imposé par l’enseignante, ils doivent repérer les informations demandées dans le désordre, sur les deux textes à la fois – successivement la taille, la reproduction, la localisation et la nourriture des deux animaux – en surlignant chaque « type » d’informations d’une couleur différente. Les textes proposés varient selon les élèves, les animaux étant plus ou moins familiers, les informations données plus ou moins nombreuses ou résistantes à la lecture ; il s’agit d’évaluer, pour chacun des élèves, la capacité à adapter son mode de lecture à une recherche d’informations en temps limité : balayage d’un texte à l’autre, perception claire de la structure des textes, sélection rapide des informations demandées. Ci-dessous, un des exemples simples, suivi d’un exemple plus complexe, avec la difficulté supplémentaire du risque de confusion entre manger et être mangé :
Ce qui me semble le plus remarquable dans cette façon d’organiser les premiers mois du CP, c’est la manière dont les activités s’articulent pour inscrire, autant qu’il est possible, les apprentissages fondamentaux dans une dynamique de réussite :
– d’une part, les activités d’écriture jouent un rôle de premier plan dans la compréhension, l’exercice et la maitrise progressive de la combinatoire : elles impliquent des questionnements sur le fonctionnement de l’écrit et des tâtonnements pour traiter le problème de l’encodage ; elles font affleurer les premiers questionnements orthographiques, et les élèves prennent rapidement conscience de l’existence de codes graphiques dans la langue écrite, codes qui relèvent de règles spécifiques qu’ils commencent à découvrir, et non d’un simple transfert tâtonné à partir de l’oral ;
– d’autre part, la mise en œuvre quotidienne d’une approche culturelle exigeante, qui appuie les propositions de lecture/écriture, donne du sens à celles-ci, implique des enfants que les formes d’enseignement traditionnelles font souvent glisser vers de précoces pratiques de remédiation ; dans le prolongement des apprentissages de la GS, elle rend rapidement possible la lecture individuelle de textes longs, qui n’excluent pas des formes de complexité ; au-delà, et c’est à long terme le plus important, elle crée et entretient un véritable désir d’apprendre, et organise les réseaux culturels porteurs de ces apprentissages.
Dans quelques jours, le second volet de ce texte.
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(1) A peine plus tard, dans l’un des volumes consacrés à la « méthode naturelle », « L’apprentissage de l’écriture » (Delachaux et Niestlé, 1971), Madeleine Porquet décrit comment « Pascale apprend à écrire et à lire » : c’est très concret, très explicite… et c’est en 1967-1968, en GS !
(2) A l’adresse
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lesdossiers/pages/2008/surlalecturebdevanne.aspx
(3) Ce travail s’appuie notamment sur l’album Zoo di segni, de Mauro Bellei, publié en Italie par Fatatrac (2011)
(4) J’en ai donné des exemples ici même, pour l’année 2007-2008, dans « Un deuxième trimestre de grande section en ZEP ».
(5) Pour des lectures magistrales adressées à des élèves de 6-7 ans, les contes traditionnels retenus peuvent être relativement complexes : l’enseignante fait son choix dans l’abondante collection « Contes et légendes » publiée chez Gründ (maintenant épuisée), dans la collection « Contes du monde entier » à L’école des Loisirs, dans différents volumes de la collection « Castor poche » chez Flammarion, etc. S’y ajoutent des albums, notamment ceux d’Anne-Catherine de Boel avec Carl Norac, Le petit sorcier de la pluie, Akli, prince du désert et Rafara, ceux de Thierry Dedieu, Yakouba, Kibwé et Yakoubwé.
(6) Une première fois dans le « Journal d’une GS en ZEP », au mois de mai 2006, une seconde dans « Racines de l’écriture à l’école maternelle » (« Actes de lecture » n°105, mars 2009) – cf.
http://www.lecture.org/revues_livres/actes_lectures/AL/AL105/AL105p050.pdf
(7) « La chenille qui fait des trous » est une nouvelle traduction, chez Mijade, de l’album d’Eric Carle ; l’édition originale en langue française, « La petite chenille qui faisait des trous », était parue il y a quarante ans chez Nathan.
(8) Je n’insiste pas sur cette compétence ; au terme de l’année 2007-2008, je l’avais évoquée longuement en m’appuyant sur l’enregistrement vidéo des élèves de cette GS lors de deux activités de lecture (texte narratif et texte informatif).