Et si, à l’ère numérique, la copie était à enseigner plutôt qu’à condamner ? Le 12 octobre 2013, pour valoriser le partage citoyen des connaissances, Brest s’est faite « ville en biens communs » : les bibliothèques ont organisé une étonnante « Copy Party » invitant chacun à venir copier en toute légalité ; Lionel Maurel, conservateur, juriste, animateur du site S.I.Lex, a mené une passionnante conférence pour situer la question dans son histoire et son actualité. Avec l’avènement des technologies numériques, la copie est devenue un acte de plus en plus courant et problématique : c’est qu’elle nous pose des questions juridiques, culturelles et éducatives.
La copie dans les bibliothèques
La première « copy party » fut organisée à La Roche-sur-Yon en mars 2012. D’autres villes, comme Brest, ont repris cette idée, surprenante au premier abord : les usagers sont conviés à venir équipés d’appareils photos, scanners, smartphones ou ordinateurs portables, pour copier à volonté les œuvres des collections de la bibliothèque. Le but ? « Pour le plaisir gourmand et fécond d’y appliquer simplement et légitimement l’un de leurs droits », explique Olivier Ertzscheid : en l’occurrence, le droit de copier, si on le fait pour un usage privé et avec son propre matériel, et si le document n’est pas protégé par un système anti-copie de type DRM. La copy party se veut une fête de la connaissance qui cherche à initier aux enjeux de la reproduction et de la circulation de la culture. A Brest par exemple, des ateliers étaient aussi organisés autour de différents thèmes : comment télécharger légalement ? que faire avec des matériaux copiés (pop ups, origamis, kirigamis) ? comment copier au mieux les journaux et le patrimoine accessibles ?…
La copie dans l’Histoire
« Tu ne copieras point » : tel est le titre choisi par Lionel Maurel pour sa conférence au Musée des Beaux-arts de Brest. Il souligne d’emblée combien nombreux sont les signaux lancés pour dévaloriser, rejeter, interdire la copie : considérée comme du « photocopillage » ou du « piratage », elle est communément associée au « vol », le délit de contrefaçon peut d’ailleurs coûter cher, jusqu’à 3 années de prison et 300 000 euros d’amende, c’est-à-dire plus que la profanation de cimetière ou le harcèlement sexuel ! L’injonction à ne pas copier paraît érigée en commandement quasi biblique. Celui-ci est pourtant réversible : « Que la copie soit : prenez et distribuez, ceci est votre culture ! » provoqueront certains. En Suède a même été fondée une Eglise, reconnue comme telle, le Kopimisme, : son credo, c’est que l’information est sacrée et que la copie constitue un sacrement ; chacun y est son propre prêtre par le sacrement du partage et le signe de croix est remplacé par le Ctrl C / Ctrl V !
La question est à resituer dans une perspective historique. Les bibliothèques, rappelle Lionel Maurel, étaient autrefois conçues comme des lieux de copie plus que de lecture : c’est aussi par ce biais que la bibliothèque d’Alexandrie elle-même constitua son fonds ; au Moyen-âge, les moines copistes travaillaient dans un « scriptorium » sur des livres destinés par essence à être copiés (la bibliothèque conservait précieusement un original, « l’exemplar », pour pouvoir corriger les nombreuses erreurs de copie). Mais les tensions autour de la notion de copie remontent loin, comme l’illustre la légende irlandaise de Saint Finnian et de Saint Colomba : Finnian, soucieux de conserver la propriété d’un psautier qui garantissait son autorité, accusa Colomba de l’avoir copié ; Colomba en appela au roi Diarmaid qui lui donna tort au nom d’un principe (« à chaque vache son veau, à chaque livre sa copie ») qu’on peut considérer comme l’ancêtre du copyright.
A la Renaissance, rappelle Lionel Maurel, l’imprimerie permet la multiplication des copies et exacerbe les tensions. Le « privilège d’imprimeur » est la source du droit d’auteur : il donne à l’auteur puis à ses ayant droit, un monopole sur la reproduction de ses œuvres ; une autorisation préalable est indispensable pour pouvoir les copier, il s’agit sinon d’une contrefaçon. A partir du 19ème siècle, les moyens techniques augmentent les possibilités de copie : depuis l’appareil photo ou le phonographe jusqu’au magnétoscope dans les années 1980, que les industries culturelles veulent interdire. Un procès a lieu, qui va jusqu’à la Cour suprême aux Etats-Unis, tandis qu’en France, une exception au droit d’auteur est instituée, le droit à la copie privée, mais avec rémunération des auteurs par un système de taxe sur le matériel de reproduction.
La copie à l’ère numérique
La rupture est radicale quand arrive internet, immense machine à copier : chaque fois qu’on y ouvre un document ou une page, il s’agit bien d’une copie ! Le droit d’auteur n’était évidemment pas supposé réguler le droit de lire et de partager. Il était conçu davantage pour contrôler d’éventuels abus des professionnels, tels les imprimeurs, or la possibilité de copier est désormais infiniment accordée à tous. Nous sommes désormais dans la culture du copier-coller, avec aussi des usages transformatifs très intéressants qui permettent détournements, parodies, remix, mashups …
D’où, souligne Lionel Maurel, de nombreuses tensions entre la culture numérique de la copie et le Droit. Un des premiers cas de contrefaçon en ligne fut « l’affaire Queneau » : un internaute avait transformé en base de données les célèbres « Cent mille milliards de poèmes », œuvre de poésie combinatoire ; les ayant droit ont attaqué en justice et gagné ; les juges ont ainsi fait basculer internet dans l’ère du droit d’auteur, et ce de façon étonnante puisqu’ils l’ont fait à partir d’une œuvre de Queneau qui se voulait célébration du lecteur comme co-créateur de l’œuvre. Lionel Maurel rappelle aussi l’histoire de Noam Galai : le photographe eut la surprise de retrouver une de ses photos, à l’origine publiée en ligne avec « copyright tous droits réservés », sur de nombreux supports un peu partout dans le monde (tee-shirts, posters, tatouages …) ; il décida de faire de cette diffusion virale le sujet même d’un site (« Scream everywhere ») conçu comme une métaoeuvre wharolienne. L’histoire démontre la « puissance de la dissémination » et « la misère du droit », mais pas forcément « la mort de la création » puisqu’en l’occurrence l’œuvre a produit un vrai foisonnement créatif. Le progrès technologique démultiplie d’ailleurs les tensions possibles : qu’en sera-t-il avec les imprimantes 3d ou encore les « Google glasses » qui rendront tout ce que l’on voit copiable et rediffusable en temps réel ?
La copie dans le Droit
Le droit d’auteur appliqué au numérique, insiste Lionel Maurel, peut apparaitre comme une grave restriction des libertés des utilisateurs. On peut donner un livre-papier ou même le revendre, mais on ne peut user ainsi d’un livre numérique. Dans certains pays, on pratique les « Little Free Library », de petites boîtes placées devant chez soi où l’on dépose des livres que chacun peut prendre à sa guise : voilà qui est illégal dans l’environnement numérique et que tente de contourner le mouvement des « Dead Drops » (des supports USB mis à disposition sur des murs de la ville). Depuis 1996 et le traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, le système cherche à retrouver un équilibre autour de la notion de DRM, mais cela entraîne problèmes techniques et dommages collatéraux, comme l’illustre l’histoire d’Amazon supprimant de comptes utilisateurs de Kindle, pour des raisons de droits, des exemplaires numériques d’un roman d’Orwell légalement achetés. Des aberrations sont manifestes : dans certains musées, on interdit aux visiteurs de photographier des tableaux qui sont dans le domaine public ; sur les sites de ces mêmes musées, le tableau reproduit en ligne (le cliché du photographe « officiel ») est affublé d’un copyright. Il semble d’ailleurs que les industriels cherchent à supprimer la possibilité même de copier : le streaming, le cloud-computing, l’environnement fermé de certaines tablettes … sont autant de voies vers ce qu’Olivier Ertzscheid nomme « l’a-copie ».
La question posée est bien alors celle de l’adaptation du droit à une nouvelle culture. Il y a une différence majeure entre le vol, une soustraction faite à autrui, et la copie, un ajout pour soi ou pour les autres. Lionel Maurel rappelle cette remarque de Serge Soudoplatoff : « Quand on partage un bien matériel, il se divise. Quand on partage un bien immatériel, il se multiplie. » D’ailleurs, le partage semble avoir une incidence positive sur les industries culturelles : une étude britannique a démontré que le piratage encourageait la consommation de biens culturels. Copier, insiste Lionel Maurel, ce peut être aussi aimer, partager, et même créer, comme l’illustrent remix, mashups, fanfictions … qui foisonnent mais posent des questions en termes de droits d’auteur : une mission de réflexion est d’ailleurs en cours sur ces passionnants usages transformatifs. La question de l’échange des biens culturels reste aussi à résoudre : faut-il élargir les licences de type Creative Commons qui donnent un droit de copie ? doit-on étendre le « domaine public » ? peut-on aller jusqu’à légaliser le partage ? par exemple acquitter un surcoût à l’abonnement internet qui serait attribué aux auteurs et donnerait le droit de partager les œuvres ?
La copie dans l’Éducation
Prolongeons ces réflexions : la question posée est aussi celle de l’adaptation de l’Ecole à cette culture de la copie que le conférencier a si bien éclairée.
Globalement, c’est l’hypocrisie qui y règne. La plupart des enseignants ne connaissent pas et/ou ne respectent pas leurs obligations, très restrictives, en termes de droit d’auteur : autrement dit, ils donnent chaque jour aux enfants l’exemple de la transgression de la loi. Beaucoup d’élèves font leurs devoirs (à la maison, et parfois même en classe grâce aux outils mobiles) en copiant plus ou moins habilement des pages internet : leurs professeurs réagissent souvent par l’aveuglement (confortable), parfois par la vocifération (vaine).
Dans ce lieu destiné au partage des connaissances, il y a nécessité absolue d’une adaptation du droit. De façon urgente s’impose une vraie mise en œuvre de cette notion apparue en France en 2006 (seulement !) : « l’exception pédagogique ». C’est ce que préconisent (timidement) le récent rapport Lescure ou la loi de Refondation. C’est ce que favorisent par exemple de récentes lois canadiennes. Pourra-t-on longtemps encore se contenter d’un simple droit de citation et interdire de présenter des œuvres dans leur intégralité (par exemple, théoriquement, une photo ou un tableau !) ? Pourra-ton longtemps encore se satisfaire d’un cadre juridique tellement contraignant qu’il rend désormais quasi-impossible le e-learning ?
Dans ce lieu destiné à la construction collective des connaissances, il est sans doute aussi nécessaire d’adapter la pédagogie pour apprendre à bien copier, c’est-à-dire à le faire de façon intelligente et (re)créative. Plutôt que de vilipender des élèves « tricheurs », peut-être les enseignants pourraient-ils prendre l’habitude de montrer la fabrique d’un cours, autrement dit expliquer qu’ils s’inspirent eux aussi de documents divers : manuels, livres du professeur, ouvrages scientifiques, encyclopédies, sites internet, cours en ligne…. Peut-être pourraient-ils initier les élèves à des démarches similaires : rechercher, trier, relier, traiter, partager les informations. Certains CDI ont d’ores et déjà lancé des « copy parties », pour éduquer les élèves tout à la fois aux joies des connaissances partagées et aux exigences de la propriété intellectuelle. Des activités numériques de réécriture et de publication en ligne sont aussi menées çà et là pour favoriser un beau travail d’innutrition.
La rupture est historique et radicale : si la civilisation du livre avait fait de l’originalité une valeur essentielle, la culture de l’écran lui préfère le partage et la recréation. Et cela aussi s’apprend. Même et surtout à l’Ecole.
Jean-Michel Le Baut
S.I.Lex : le site de Lionel Maurel
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Copy party : mode d’emploi pour les bibliothécaires et les documentalistes
Une conférence en vidéo de Cédric Manara : « Le e-learn