La rencontre de l’enfant avec l’artiste contribue-t-elle à son devenir personnel? Quelles conceptions et représentations de l’enfant sont véhiculées et promues par les politiques de l’enfance ? Quelles figures de l’enfance émergent et sur quels savoirs prennent-elles appui ? Organisé par Alain Kerlan (Lyon 2), du 5 au 7 juin, le colloque « Poleart » clôt une recherche sur l’éducation artistique comme politique de l’enfance. Le colloque est accompagné par une exposition de travaux produits par les enfants auprès d’artistes en résidence, visible jusqu’au 29 juin au Musée des moulages. La manifestation donne la parole aux artistes, aux enseignants-chercheurs français et étrangers (essentiellement québécois et brésiliens), aux personnalités engagées sur les questions d’art, d’enfance et d’éducation.
Pour André Robert, Lyon 2, le colloque entend reprendre et prolonger l’hypothèse de la recherche ANR « POLEART » selon laquelle les dispositifs mis en place dans les nouvelles politiques de l’enfance – et singulièrement les dispositifs d’éducation artistique qui en constituent la part la plus neuve – peuvent être regardés comme des lieux expérimentaux au sein desquels se reconstruisent sur des bases nouvelles la relation à l’enfance et la connaissance de l’enfance. Si donc ces dispositifs sont au centre du colloque et de l’exposition, d’autres domaines ou espaces méritent d’être interrogés, tels ceux de la justice, de la philosophie, de l’expérience démocratique .
Repenser l’enfance
Jean-Claude Quentel, université Rennes 2, dont les travaux sur l’histoire du sujet et la théorie de la personne, sont au point de départ des recherches d’André Robert et d’Alain Kerlan, nous livre son « approche anthropologique de l’enfant ». S’il établit d’emblée une distinction entre statut social et anthropologique, Jean-Claude Quentel voit la nécessité de rompre avec une vision dichotomique de l’enfance et de la dépasser afin de ne pas en occulter la spécificité. Il place l’enfant au centre des questions concernant son rapport à la socialisation, à la technique, à l’artiste, à la spécificité de l’art et à sa rencontre avec l’art. Il termine son intervention par ces phrases pleines d’empathie : » L’enfant quand il dessine, élabore des rapports foncièrement abstraits. Il n’a pas de style. L’enfant ne peut pas être considéré comme un artiste au sens social. En revanche, il est créatif au même sens que l’adulte. Il en est de la question de l’art comme de sa parole. Il ne faut pas voler à l’enfant son enfance. Laissons-le la vivre pleinement afin qu’il puisse se la réapproprier ».
Contrepoint : Les nouvelles sociologies de l’enfance.
Suite à un historique des représentations sociologiques de l’enfant, André Robert le place actuellement au sein des changements rapides qui affectent notre société. On ne peut alors plus parler de l’Enfance en général, mais des enfants. Les nouveaux sociologues ne déplorent pas que l’enfant ait à construire lui-même sens et cohérence au sein des nouvelles familles , plus toujours des « familles-standards ». On ne peut parler de l’enfant que « contextualisé ».
Pour Alain Kerlan, ces travaux interrogent la différence enfant/adulte. » Nous sommes sortis de l’époque où l’image de l’enfant-artiste était valorisée. L’enfant et l’artiste jouent de leurs identités et de leurs différences « . D’emblée, il questionne le modèle de l’enfant tel que décrit par Quentel : » Que faire de la découverte de l’artiste par l’enfant ? Est-ce un vrai progrès de la démocratie ? » Ce que vivent les artistes dans leur rencontre avec les enfants conforte la réflexion de Quentel : « L’enfant est une personne à travers ceux qui le portent. L’artiste le porte d’une façon particulière ».
Enfance et philosophie
Pour Françoise Carraud, université Lyon2, les enfants doivent-ils être tenus à l’écart de la philosophie ? Certaines réticences perdurent : compétences langagières ou capacités de raisonnement insuffisantes, aptitudes à l’abstraction ou à la théorisation impossibles, soupçons de manipulation ou d’endoctrinement… A travers cela apparaît une figure de l’enfant. Quelles pratiques philosophiques mettre en œuvre ? Une philosophie avec les enfants ou pour les enfants ? Par des pédagogues ou des enseignants? Ces pratiques enracinées autour des compétences peuvent les amener à se demander ce qu’est l’Art, qui sont les artistes. Elles interrogent l’enfant-sujet, l’enfant-philosophe et l’enfant-citoyen. Pour Jacques Lévine, la raison enfantine est autonome : « L’enfant est un être génétiquement philosophe ». Il sera capable de développer les liens autour de la notion d’expérience, des rapports entre art et philosophie.
Flavio Brayner, université de Recife, s’interroge : les enfants peuvent-ils philosopher ? Au Brésil, deux ouvrages, « L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime » de Philippe Ariès et « L’amour en plus » d’Elisabeth Badinter, ont connu un grand engouement et incité une philosophie pour les enfants. Différents courants et objectifs, parmi lesquels la nécessité pour l’adulte de conduire les enfants dans la pratique d’une « bonne pensée » et la « nécessité de construire un sens commun », ont émergé.
François Galichet, université de Strasbourg, reprend cette interrogation. Trois figures permettent d’accéder aux relations entre art et philosophie. Le rapport à l’art de Platon – architecture, musique et danse pouvaient aider l’accès à la pensée, mais pas l’art, considéré par lui comme une illusion- est comparé par F. Galichet à celui de Kant qui voit en lui une approximation des vérités rationnelles pouvant être une propédeutique vers la philosophie. Dans la conception romantique de Goethe ou d’Hölderlin, l’art accède à la raison que des vérités ne peuvent approcher. Pour Kant, l’enfance est un stade sur le chemin d’une progression. Aider l’enfant, par l’art, à réfléchir sur son vécu, ses expériences, pour en dégager un noyau de conceptions , car l’art nous oblige à nous tourner vers les autres pour leur dire que nous trouvons une chose belle, le place dans une véritable exigence.
Les politiques de l’enfance et la place de l’enfant dans la démocratie
Pour Laurence Loeffel, IGEN et André Robert, Université Lyon, penser l’enfance, à partir des enfants eux-mêmes, recouvre une idée plus large que la seule politique éducative, elle est aussi une politique de la ville. Elle inclut savoirs multiples et conceptions philosophiques. En 2010-2011, une enquête menée conjointement par la France et le Québec montre une évolution des conceptions de l’enfance et de ses approches théoriques : une dynamique d’égalisation des statuts de l’adulte et de l’enfant propres aux sociétés démocratiques. L’enfant est compris comme un sujet et un égal. Priorité est donnée à l’éducatif sur le répressif : en 2007, la loi s’infléchit, en France et au Québec, vers une réelle prise en compte des droits de l’enfant. A Montréal, on ne se focalise pas seulement sur l’enfant, mais sur le tissu générationnel, sous l’influence de la Convention Internationale des Droits de l’enfant et des mouvements d’Education Populaire. L’enfant est une catégorie sociale capable d’apporter sa part à la vie sociale. En 1994, avec la création du Parlement des enfants, l’enfant-acteur quitte sa place d’enfant et cette représentation génère des contradictions à travers la conception de l’enfant-citoyen et celle de l’enfant en devenir qu’il faut éduquer à la citoyenneté. Le domaine artistique devient un espace de déploiement privilégié. L’enfant-acteur devient l’enfant-artiste.
Un point de vue québécois
Myriam Lemonchois décrit la situation de « L’école montréalaise pour tous », créée en 96, qui diffuse des politiques éducatives particulières pour l’accueil des enfants de migrants, l’importante réforme de 2001 qui officialise une approche par compétences et une approche culturelle, affectant au niveau provincial un répertoire de ressources culturelles : artistes, écrivains, frais d’intervention des artistes. Sous l’influence de Lovenfeld, très forte avant 2001, la théorie du développement de l’enfant a occupé une large place dans le programme d’enseignement des arts. L’intervention des artistes est modulée selon les représentations de l’art et de l’enfant et selon les dispositifs : ateliers de une ou deux heures pour un travail de pédagogie, intervention avant un spectacle, artistes en résidence.
La résidence d’artiste comme « laboratoire démocratique »
Pour Alain Kerlan, « depuis trente ans, les artistes sont entrés dans le champ éducatif en tant qu’artistes. Ce mouvement résiste à toutes les réductions budgétaires, il nous dépasse et tous s’y intéressent ». Alain Kerlan appuie d’emblée sa réflexion sur la phrase de Gérard Garouste : « Ce que l’artiste apporte d’abord : une nécessaire déstabilisation ». L’avènement de l’enfant à travers ceux qui le portent passe pour lui par une relation esthétique, au sein d’une normativité propre à sa conduite en un lieu normé, parcouru de règles spécifiques où se fabriquent normes et règles, conduisant à une dimension sociale. La norme, non pas extérieure et imposée, mais immanente, produite et productive. Au cœur des politiques de l’enfance, les artistes se soucient du devenir personnel de l’enfant et, peut-être, aident les démocraties à avancer. Dans le champ éducatif, l’artiste occupe une place emblématique, il pose la question du sujet, la question des normes. Ce que l’art contemporain nous dit d’aujourd’hui, c’est que le monde est une perpétuelle création et que nous en sommes les acteurs.
La démocratie : apprentissage ou expérimentation ?
Dominique Ottavi, Université Paris Ouest- Nanterre- La Défense, souligne l’opposition rigide entre liberté et éducation et dresse un panorama historique des différentes voix éducatives de Saint-Augustin à Durkeim, en passant par le « self government » né dans l’idée des Ligue Patriots américains, toutes ces tentatives nécessitant toujours aménagements et évolutions.
La journée se termine sur la visite de l’exposition commentée par Pierre Laurent, plasticien. L’arrivée de Didier Lockwood, dont l’engagement et la passion pour l’éducation artistique s’est concrétisé dans sa fonction de Vice-Président du Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle, fera l’éloge du désir et de la fragilité nécessaires à toute mise en œuvre de l’art, avant d‘offrir un magnifique concert, apprécié de tous.
Les artistes
La troisième journée fait la part belle aux artistes et à ce que l’art nous dit de l’enfance. L’œuvre de l’écrivain Graciliano Ramos, est brillamment exposée par Oussama Naouar, université de Recife. Françoise Carraud compare deux visions opposées de l’enfant dans « Çà commence aujourd’hui » de Tavernier et « La maternelle » de J.B. Lévy.
L’artiste au cœur de l’enfance : regards et expériences croisés.
Comment la rencontre de l’enfant avec l’artiste est-elle singulière et spécifique ? Ce qui est fait avec les artistes résonne-t-il, correspond-il avec l’œuvre des artistes ? Pierre Laurent, plasticien qui vit et travaille à Lyon, s’interroge sur les rouages qui permettent l’émergence d’un fonctionnement. Il est motivé par la question de la naissance du sens en rien distincte de sa démarche personnelle et en voit la dimension expérimentale de son travail renforcée. Plutôt que des consignes, il crée un scénario des séances possibles pour que des situations nouvelles se dessinent.Yveline Loiseur, photographe, met l’accent sur la fabrication des images, leur analyse, leur interprétation, leur lecture, au cours de balades photographiques, de conversations et de création d’installations destinées à être photographiées. Camille Llobet, plasticienne, en résidence depuis 4 ans, prend des éléments issus de sa recherche et les retravaille avec les enfants. Les enfants n’ayant pas à « désapprendre », ils entrent tout de suite dans l’expérience.
Des artistes dans l’école : deux dispositifs singuliers à Lyon
Terrain d’observation de la recherche POLEART, le centre Enfance, Art et Langages a été inspiré par l’école de Reggio Emilia, décrite par Emile Dubois, et mis en œuvre il y a dix ans . Il permet d’accueillir des artistes en résidence sur le quart du temps scolaire. Les chercheurs sont invités à venir observer, réfléchir au contact des différents acteurs. Dès 2006, 30 écoles ont accueilli un artiste, dans des quartiers de la géographie prioritaire. L’enjeu est dès lors de passer du stade de l’expérience à un développement plus important.
Christian Lallier, spécialiste d’anthropologie urbaine, présente « L’opéra aux Minguettes ». A Vénissieux, le collège Elsa Triolet et l’école Anatole France accueillent depuis 2011 un projet musical pluridisciplinaire où « les élèves vont à l’Opéra et l’Opéra vient aux élèves », accompagnés dans leur pratique de 2 heures hebdomadaires par un musicien, un plasticien et une comédienne. Il s’agit pour les élèves de s’engager à titre individuel tout en appartenant à un collectif. L’évaluation d’une série de compétences choisies par tous est en cours.
Dominique Gourat