Caroline Duret, professeure de français à Chambéry. a mené avec ses élèves un passionnant travail d’immersion dans un roman de Balzac : les élèves ont fait vivre la « Comédie humaine » sur Facebook en créant des comptes pour les différents personnages du « Père Goriot », en les faisant dialoguer sur le réseau, en donnant vie à l’univers romanesque par des articles et des liens divers… Voici comment, par une utilisation éducative du numérique et par une démarche créative, rendre sensible et compréhensible un classique de la littérature française à des adolescents du 21ème siècle…
L’adaptation d’un roman comme Le père Goriot est une tâche ambitieuse et complexe : comment avez-vous construit le projet ?
Bâtie sur le modèle d’une simulation globale, la séquence plonge les élèves dans l’atmosphère du roman et les invite à endosser différentes personnalités fictives. Ils sont amenés à passer constamment de la lecture à l’écriture en donnant épaisseur et vie aux personnages, aux lieux et aux événements d’une époque. L’adaptation numérique du roman, qui se construit au fil des activités, est le fruit d’un scénario pédagogique qui invite les élèves à lire, jouer, puis représenter cette Comédie humaine, de telle sorte qu’ils sont amenés à répondre eux-mêmes à la problématique littéraire suivante : « En quoi peut-on parler de théâtralisation du monde social dans le roman de Balzac ? ».
Pour réussir ce projet, il est non seulement nécessaire de définir clairement les objectifs et les modalités d’ordre pédagogique, mais il faut également sans cesse adapter le scénario à ce qui se fait en classe. C’est une séquence qui s’écrit au fur et à mesure qu’elle se construit avec les élèves. Il s’agit de les guider sans étouffer leur créativité.
Concrètement, comment avez-vous travaillé avec les élèves ?
J’ai créé moi-même les comptes des personnages sur Facebook et les élèves ont travaillé uniquement en classe. Répartis en groupes, ils avaient généralement pour consigne de réaliser un travail d’écriture sur le réseau social après une lecture analytique ou transversale du roman. Ils n’étaient pas autorisés à se connecter aux comptes des personnages en dehors de la classe. En revanche, diverses tâches à réaliser à la maison leur étaient régulièrement confiées. Le plus souvent, il s’agissait de préparer l’étude des textes et de réfléchir à diverses possibilités d’adaptation sur le réseau social. J’ai également largement utilisé toutes les heures où les élèves n’étaient qu’en demi-groupe.
Le travail s’avère très riche : pouvez-vous donner quelques exemples de réalisations qui vous semblent particulièrement réussies et expliquer pourquoi ?
Même si les productions sont inégales, les élèves ont réalisé quelques écrits de très bonne qualité. On peut citer l’ultime publication de Vautrin après son arrestation, ou encore un article écrit par Lucien de Rubempré sur ce même événement. Certes ce personnage n’apparaît pas dans Le Père Goriot, mais je lui ai ouvert un compte spécialement pour ce travail d’écriture. Un groupe était chargé d’imaginer un article de presse comme on peut en trouver dans Le Constitutionnel en 1819, consultable sur Gallica. L’épitaphe qu’Eugène publie sur le mur du Père Goriot après sa mort est aussi un beau travail d’écriture. Mais je me souviens surtout d’un moment privilégié au début de cette séquence, durant lequel les élèves, dans le cadre d’une séance en module, ont adapté la première scène du roman que nous avions étudiée en classe. Il s’agit de la fameuse « soupeaurama ». Je les vois et les entends encore jouer littéralement la scène sur le réseau social. Seuls ou par deux, ils échangent en temps réel grâce à la messagerie instantanée, comme s’ils étaient eux-mêmes les pensionnaires. Il y avait Vautrin, Eugène, Goriot, Bianchon, Poiret … et c’est à partir de ce jour, je crois, qu’ils ont commencé à parler en « rama » entre eux ! « Maître du jeu », si je puis dire, je guide les interventions et conseille. J’ai vécu un de ces moments de grâce que les enseignants connaissent bien !
Pourquoi Le Père Goriot vous semble-t-il particulièrement adapté à une adaptation sur Facebook ?
C’est en me replongeant dans les études critiques portant sur l’œuvre romanesque de Balzac, que m’est apparue l’analogie entre la Comédie humaine et le vaste théâtre que constituent les réseaux sociaux. En effet, ceux-ci n’offrent-ils pas à l’Homo numericus du XXIème siècle, un formidable terrain de jeux et, par conséquent, à l’observateur, un extraordinaire champ d’investigation ? Avec l’apparition du Web 2.0, l’humanité a peuplé un nouveau territoire, que Balzac se serait certainement plu à investir. Ce réseau d’êtres que le romancier du Père Goriot offre à notre regard sur le théâtre français du XIXème se prête particulièrement à une transposition sur le plus populaire des réseaux sociaux de notre époque.
De plus, ce réseau social, dans ses multiples fonctionnalités, est bien adapté à la mise en évidence de la démarche balzacienne. Il permet :
– de faire vivre les personnages et de leur donner une épaisseur par le biais des publications sur le mur
– de rendre compte, au moins partiellement, de la minutie des portraits en complétant les nombreuses informations dans les profils
– de donner vie et sens aux descriptions par la publication d’images ou d’extraits significatifs
– de mentionner les lieux, particulièrement symboliques chez Balzac, et de leur donner « vie » grâce aux publications variées (illustrations, photos, liens vers Internet …)
– de créer des groupes renvoyant chez Balzac aux «espèces sociales », d’exposer leur « physiologie » et de mettre en évidence l’étanchéité des cercles sociaux
– de montrer l’importance des dialogues dans le roman par le biais des échanges sur le mur, la messagerie interne ou encore la discussion privée instantanée.
– de faire apparaître la théâtralité de l’œuvre
Au final, quels sont les intérêts selon vous d’un tel projet : par rapport à l’œuvre étudiée ? pour l’éducation aux médias ? pour l’apprentissage de la langue et de la littérature en général ?
Les intérêts sont multiples. Ce type de séquence crée les conditions d’une véritable immersion dans le roman et, au-delà de la stimulation du jeu qui pousse les élèves à lire tout simplement, elle permet de rendre sensible l’esprit de l’œuvre. Par ailleurs, les nombreux travaux d’écriture, ou de réécriture, constituent un entrainement réel au sujet d’invention. Les élèves prennent l’habitude de s’appuyer sur le texte pour écrire, et réalisent l’exigence de cet exercice codifié du baccalauréat. Enfin, ils prennent goût à la littérature et c’est essentiel, à l’heure où on voit un désintérêt croissant pour notre matière.
Quant à l’éducation aux médias, ces activités offrent aussi autant d’occasions au professeur de proposer une éducation à la pratique raisonnée et raisonnable de ce réseau social. Les élèves apprennent à configurer les paramètres de confidentialité dont ils ignorent pour beaucoup le fonctionnement. Ils sont amenés à considérer les destinataires potentiels des publications et leurs enjeux. Ils s’interrogent sur la pertinence de rendre publics ou non un échange, un commentaire, un avis, une image ou une photo.
Les réseaux sociaux, Facebook en particulier, sont parfois diabolisés et souvent filtrés dans les établissements scolaires : cela vous semble-t-il justifié ?
Je défends farouchement l’idée qu’il appartient aux enseignants d’éduquer aux médias. Que les réseaux sociaux soient interdits à l’Ecole est une absurdité, une erreur, et un leurre. Un réseau social est dangereux si l’on en fait un mauvais usage, par méconnaissance ou par malveillance. Je ne connais personne aujourd’hui pour prétendre qu’éduquer se réduise simplement à interdire. Qui ou que protège-t-on alors lorsqu’on interdit l’accès aux réseaux sociaux à l’Ecole ? Certainement pas les élèves dont on sait qu’ils accèdent à Internet très facilement. Or, l’accès à Internet dans un établissement scolaire n’est-il pas essentiellement au service de la pédagogie ? Par conséquent, en interdisant l’accès aux réseaux sociaux, on en interdit uniquement l’usage pédagogique ! N’est-ce pas absurde ? Par ailleurs, il ne faut pas envisager cette éducation aux médias sous le seul aspect de la protection. Les réseaux sociaux font partie de notre « mobilier social » pour reprendre une expression balzacienne. A ce titre, il me paraît important que nous initiions les élèves à une pratique « intelligente » et créative de ces outils. Il appartient à l’Ecole de former les futurs citoyens à vivre dans un monde hautement médiatique.
Quels conseils donneriez-vous à un collègue que tenterait une utilisation similaire de Facebook ?
Il faut, à partir d’une problématique littéraire, bâtir un scénario tout en étant prêt à le faire évoluer en fonction des initiatives des élèves et de nos propres idées. Ce type de projet implique une posture assez souple de la part de l’enseignant qui joue lui-même des rôles variés : scénariste et chef d’orchestre, directeur de publication et maître du jeu.
Vous vous êtes aussi lancée dans une expérience avec « Spotted » : pouvez-vous expliquer ce dont il s’agit ?
Je vais effectivement tenter un usage pédagogique de « Spotted » avec une classe de 1ère L. Il s’agit d’une séquence qui, en fin d’année, doit permettre d’offrir aux élèves l’occasion de réaliser plusieurs réécritures de textes étudiés cette année, ce qui offre en plus un espace de révisions pour l’EAF. Nous allons nous demander quelles variantes poétiques relevant de la réécriture il est possible de proposer à partir d’un topos littéraire. Répartis en groupes, les élèves vont ainsi proposer des variations poétiques autour de deux topoï littéraires, le coup de foudre (innamoramento) et la déclaration d’amour. Nous allons nous amuser avec Baudelaire et quelques unes de ses conquêtes féminines, mais nous nous mettrons aussi dans la peau de Ruy Blas et de la Reine, ou encore dans celle de Frédéric Moreau dans l’Education sentimentale. Je ne vous en dis pas plus, car à l’heure où je réponds à vos questions, les séances n’ont pas encore eu lieu et je préfère ménager un certain suspens ! Je ne manquerai pas de partager cette expérience avec vous dès que nous aurons terminé. Enfin, je dois ajouter que, chemin faisant, l’éducation aux médias permettra de mieux cerner les notions de droits d’auteur en abordant la question de l’imitation et du plagiat, mais aussi de mieux encadrer les pratiques liées à Internet et à ce nouveau « courrier du cœur » via Facebook.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut