Pour Viviane Youx, présidente de l’AFEF, » si l’observation et la réflexivité nécessitent des temps d’arrêt pour fixer des notions, comment croire que la « leçon de grammaire », totalement détachée d’un contexte de production qui aide à l’appropriation de la langue, soit suffisante pour que les élèves puissent faire le lien entre les notions apprises et les textes qu’ils doivent produire ? » La grammaire et son enseignement sont le bouclier de l’enseignement traditionnel.
Dans l’entretien qu’il a accordé au Café Pédagogique, Jean-Paul Bronckart semble d’abord prendre une position de recul en séparant nettement grammaire et expression : un enseignement de la grammaire qui se perdrait dans un mélange hétéroclite de différents systèmes notionnels, et pour lequel il faudrait revenir à une « tradition cohérente et assumée » ; et un enseignement de l’expression qui pâtirait d’une confusion entre des concepts différents sous des termes identiques, notamment entre grammaire de phrase et grammaire de texte.
Certes ces deux expressions renvoient à des niveaux différents, pour la grammaire de phrase, celui de la syntaxe, de la cohésion des éléments de la phrase considérée comme unité de base ; pour la grammaire de texte, celui de l’énonciation, du discours, de la cohérence du texte considéré comme un ensemble. Dire que ces deux niveaux sont complémentaires, indissociables, ne signifie pas que leur enseignement ne puisse pas, ne doive pas être séparé. À condition que l’on n’oublie pas leur complémentarité et que l’on ne hiérarchise pas leur enseignement.
Or dans les programmes français, les résultats de la régression opérée entre 2002 et 2008 nous font craindre de suivre trop loin Jean-Paul Bronckart dans la séparation qu’il prône entre grammaire et expression. Les mouvements de balancier qu’a subi l’enseignement de la grammaire montrent la difficulté qu’a l’école à modifier une terminologie et des conceptions fortement ancrées socialement. Alors que les programmes de 2002 pour l’école élémentaire considéraient la maitrise de la langue comme une construction par l’observation et la réflexion, dans « l’observation réfléchie de la langue », ceux de 2008 ont opéré un retour en arrière violent avec « la leçon de grammaire ». Si l’observation et la réflexivité nécessitent des temps d’arrêt pour fixer des notions, si les séances de découverte de la langue par différentes activités ont besoin de s’articuler avec des séances de mémorisation, comment croire que la « leçon de grammaire », totalement détachée d’un contexte de production qui aide à l’appropriation de la langue, soit suffisante pour que les élèves puissent faire le lien entre les notions apprises et les textes qu’ils doivent produire ? À moins de s’imaginer que, automatiquement, une connaissance savante de la langue suffise aux élèves pour construire des compétences d’écriture ; certains y arrivent, d’autres nettement moins bien, qui ne participent pas de la même connivence sociale.
Mais nous ne ferons pas l’affront à Jean-Paul Bronckart de croire qu’il voudrait revenir à la « leçon de grammaire » de nos programmes de 2008 ! Si séparer la grammaire de l’expression, c’est marquer un arrêt dans une séquence pour installer une notion et en permettre la mémorisation, alors nous allons dans le même sens. Mais alors, il s’agit moins de séparer la grammaire de l’expression que de considérer que les activités langagières passent aussi par des savoirs qu’il s’agit d’assoir. Les résistances sociales au changement sont si fortes, et pas seulement dans le domaine de l’orthographe, que le sens commun a vite fait de s’inquiéter, pour l’école, de possibles évolutions de la langue que la société pourtant acte sans rien dire. Et le mot « grammaire », porteur de connotations sécurisantes, joue pour la langue française un rôle de gardien du temple que bien d’autres langues ignorent. Pour leur grammaire et leur orthographe, les Français sont toujours prêts à brandir le bouclier. Si les autres pays francophones pouvaient leur apporter un peu de mesure !
Viviane Youx
Présidente de l’AFEF (Association française des enseignants de français)