Qu’est ce qui ne va pas dans l’enseignement du français ? Depuis PISA 2009, on sait que les résultats des jeunes Français ne sont pas fameux. En lecture, 20% des élèves sont en échec scolaire c’est à dire au niveau 1 (le plus faible) dont 8% au niveau 1b et en dessous. C’est plus que la moyenne de l’OCDE qui se tient à 6% aux niveaux 1b et en dessous. La France fait partie avec Israël, la Belgique et l’Autriche, des pays où l’écart est le plus fort entre les élèves les plus forts et les plus faibles. La part des élèves faibles en lecture dépasse la moyenne OCDE.
Jean-Paul Bronckart, professeur à l’université de Genève, dresse pour le Café une sorte de bilan de l’enseignement du français. Pour lui, s’il s’est amélioré en ce qui concerne l’expression, pour la grammaire il a sombré dans un « marécage grammatical ». Il invite à construire une autre grammaire pédagogique pour en finir avec l’instrument bâtard utilisé actuellement. Et il identifie les freins qui depuis deux générations bloquent tout changement pour cet enseignement comme pour l’orthographe : les résistances sociales sont trop fortes. » Le français a atteint un statut d’idéalité qui fait qu’on ne change rien »…
Votre analyse de l’enseignement du français sépare nettement l’enseignement de la grammaire de celui de l’expression. Pour la grammaire, vous parlez de « marécage grammatical ». Qu’est ce qui justifie une formule aussi forte ?
Je suis engagé dans la rénovation de l’enseignement grammatical depuis les années 1980. Et je dresse un constat d’échec. Il y a une confusion complète qui s’est installée quand à son objet, ses références et ses méthodes. Les enseignants ne peuvent plus savoir aujourd’hui sur quelles bases repose cet enseignement, qui n’est ni traditionnel ni moderne. D’où le mot « marécage ».
Pour vous cela résulte de résistances sociales ?
Il y avait un système notionnel hérité de concepts des années 1930 avec par exemple le complément d’objet direct. Il y a eu une tentative de modifier cet enseignement en s’appuyant sur la linguistique structurale. Il y a eu des résistances au moment du changement. Celles-ci reposaient par exemple sur l’idée qu’en changeant de grammaire on allait changer la langue même. Et sur celle que le système notionnel existait depuis toujours alors qu’il est daté des années 1920. Il n’était d’ailleurs pas fait pour le français mais pour le latin. Ce système était en fait du latin adapté au français ! On apprenait des choses en dépit de ce qu’on pouvait observer en analysant la langue.
Suite à ces résistances il y a eu des replis opportunistes, des retours en arrière, du mixte, bref c’est n’importe quoi. On aurait du changer. Mais au final je préfère une tradition cohérente et assumée qu’une situation où tout est mélangé comme aujourd’hui.
Par contre vous estimez que dans l’enseignement de l’expression il y a des avancées ?
La rénovation de cet enseignement s’est fait 15 ans environ après celle de la grammaire. Elle a un objectif : diversifier les sortes de textes à instaurer en objets d’enseignement. Jusque là on ne travaillait que pour apprendre à accéder à des textes littéraires ou philosophiques. On ne préparait pas les élèves aux différents genres textuels, à la maitrise des textes qu’ils auraient à utiliser dans la vie, comme des articles de presse par exemple. Là, depuis les années 1990, il y a eu des avancées avec des activités efficaces. Et il n’y a pas de confusions comme pour la grammaire.
Cependant il y a des progrès à faire ?
Parmi les points à améliorer dans la didactique de l’expression, il y a l’apprentissage de l’adéquation des genres aux situations de communication. On doit mieux apprendre aux élèves dans quelle situation il faut adapter tel ou tel genre (par exemple le roman, le reportage, le sermon etc.).
Il faut aussi distinguer ce travail et celui concernant les structures infraordonnées aux genres, c’est a dire les extraits textuels à l’intérieur des genres (un dialogue dans un roman par exemple). Dans ces extraits il y a tout un travail technique, sur la maitrise de l’emploi des temps par exemple, qui est sans rapport avec le genre.
Ce travail n’est pas fait ?
On peut l’améliorer en distinguant mieux le travail sur les genres et sur ces éléments. Actuellement certaines notions utilisées sont sources de confusion. Par exemple on parle de genre narratif : la narration est un élément pas un genre. Il y a donc des choses à revoir dans le classement des genres.
Il y a un autre problème sur l’efficacité de la grammaire de phrase. Certains ont cru qu’il fallait la changer et analyser la phrase en fonction de l’expression. Je suis en désaccord sur ce point. Il faut faire de la grammaire de phrase et s’intéresser au texte. Mais il faut bien séparer les deux. On ne traite pas la grammaire comme du texte et du texte comme de la grammaire. On fait les deux. C’est la condition pour une bonne interaction entre les deux. Sinon il y a confusion.
Mais en enseignant la grammaire pour la grammaire, ne risque-t-on pas de dégouter les élèves et de les perdre ?
Il y a des moyens de rendre cet enseignement attractif. Et puis quelle autre solution a-t-on ? Faire de la grammaire par le texte ? Personne n’y arrive. Si on fait de la grammaire c’est pour asseoir un nouveau type de savoir.
Qu’est ce qui empêche d’avancer en votre sens ?
Je connais bien la situation en Suisse romande. Face aux résistances sociales, les politiques ont décidé de faire des compromis qui ont abouti aux manuels actuels qui sont des manuels de compromis comme l’a montré Claude Vargas. Ils proposent des systèmes notionnels mixtes qui associent des notions anciennes et modernes. C’est le marécage que j’évoquais. D’autres auteurs, comme Suzanne Chartrand, ont proposé une autre grammaire. Je souhaite arriver à définir avec elle et d’autres, un corpus qui fasse accord. Mais il faudrait que les autorités décident en ce sens.
Comment expliquer tous ces blocages dans l’enseignement du français ? Par exemple l’impossibilité d’une réforme de l’orthographe ?
En Suisse la position de la coordination entre les cantons romands est de soutenir la réforme avec tolérance. Au Québec c’est pareil. Mais on voit les résistances. Par exemple la position prise par Le Monde en faveur de l’orthographe traditionnelle a été déterminante. Il y a chez les francophones un rapport particulier à la langue avec un vrai discours chauvin. Relisez Rivarol ‘De l’universalité de la langue française ». Le français a atteint un statut d’idéalité qui fait qu’on ne change rien. C’est tout à fait unique. Dans les autres pays les réformes de l’orthographe ont eu lieu sans problème. Elles ont été souvent considérables comme en Roumanie ou en Italie par exemple. Ces résistances sont très partagées même si l’orthographe traditionnelle a aussi une fonction de tri social. On est sur le coté identitaire de la langue. Et c’est bien plus puissant que la linguistique.
Propos recueillis par François Jarraud
Cet article doit beaucoup à l’article plus savant de JP Bronckart publié par « Recherches en didactiques. Les Cahiers Théodile » n°15 mars 2013, Septentrion Presses universitaires.