Une fois par mois, des 3èmes et des 6èmes du Collège Joliot-Curie à Saint-Hilaire-des Loges ont travaillé en commun sur une plage de deux heures consécutives. Leurs professeures de français, Sophie Lerin et Céline Mitri-Pelleteur, ont ainsi cassé les murs de l’organisation scolaire, transgressé la logique du « chacun à sa place », pour susciter une fructueuse pédagogie collaborative. Le projet développe des compétences disciplinaires, par exemple la maîtrise de la conjugaison, mais aussi sociales et citoyennes, par exemple l’estime de soi et de l’autre dans leur capacité à transmettre et aider. Les élèves en redemandent, témoignent les enseignantes, qui trouvent aussi dans le dispositif le bonheur de reconfigurer leur propre rôle : plutôt que « dispensatrices », devenir « organisatrices des savoirs et des relations entre les élèves ». Ainsi se déconstruit, un peu, le système pour que se reconstruisent, beaucoup, les individus.
Votre projet met en place des collaborations entre élèves de 6ème et de 3ème : comment une telle idée vous est-elle venue ?
Comme toutes les bonnes idées : par hasard ! Lors de la répartition de service, il n’a pas été possible à chacune d’enseigner en 6ème ET en 3ème, alors nous avons eu l’idée d’un projet collaboratif. Nous avions depuis longtemps l’envie d’agir concrètement pour instaurer plus de confiance dans les rapports entre les « petits » et les « grands » du collège.
Comment avez-vous pu la réaliser concrètement ?
En demandant à notre Principal un alignement de 2 heures en matinée pour chacune des 2 classes, dans des salles communicantes.
Est-ce difficile de brouiller ainsi l’organisation scolaire ?
Non, notre Principal a immédiatement adhéré à ce projet. Il a même pensé à nous ménager un créneau de concertation. En revanche, nous aurions aimé un espace plus vaste.
Un de vos objectifs est de « permettre aux élèves d’augmenter leur niveau de maîtrise de la langue » et de « conscientiser les processus cognitifs » : pouvez-vous donner des exemples précis de situations de travail mises en place pour y parvenir ?
Lorsque des élèves ont à préparer des activités de langue pour d’autres, ils sont amenés à trier, dans leurs connaissances et capacités, ce qu’ils maîtrisent, ce qui reste flou, et même délimiter le périmètre de leur « ignorance ». Mais ils partent de ce qu’ils savent. C’est un peu comme raccommoder : nul ne part de rien, chacun a déjà un « tissu de base », mais ce tissu a des trous. Nous avons tous des trous, de taille et de formes différentes. Rester fixé sur son trou ne mène à rien. Mais le regarder d’en haut, le comparer avec celui du camarade, voir quelles nouvelles informations pourraient permettre à quelles mailles de se rejoindre a plus de chances de mener au succès.
Ainsi, lorsque les 6èmes ont dû élaborer des activités afin de permettre aux 3èmes de consolider leur maîtrise du passé simple, nous avons d’abord réfléchi en classe entière à ce que eux, les 6èmes, se sentaient capables de faire. Puis nous avons décliné ces exercices en différentes modalités (jeu de cartes, utilisation du Bescherelle, QCM sur ordinateur…). Les élèves se servaient simplement du cours, et se validaient entre eux. Peu à peu, les 6èmes ont voulu complexifier un peu leurs activités, ajouter des contraintes (limiter le temps de réponse, agir sur le type de phrase en même temps que sur la morphologie verbale…), des « questions-pièges », rechercher des exceptions… Ils sont allés d’eux-mêmes bien au-delà de ce que nous aurions osé leur proposer dans une situation de cours classique ! Puis sont venues les phases de test des ateliers entre 6èmes, avec leur lot de réajustements, nouvelle occasion de découvrir la diversité des manières d’apprendre et de résoudre un problème donné.
Quant aux 3èmes, lorsqu’ils ont eu à faire découvrir les valeurs de l’imparfait de l’indicatif aux 6èmes, ils ont dû d’abord revoir leur maîtrise de la notion et réfléchir à des stratégies efficaces de partage en privilégiant une démarche inductive : ils ont écrit un texte simple, en lien avec le programme de 6ème, qui mette en scène ces différentes valeurs. En prolongement, certains 3èmes ont pris l’initiative d’élaborer une fiche récapitulative assortie d’exercices de manipulation (conçus par leurs soins !).
Un autre objectif paraît être de développer des compétences sociales des élèves : quelles valeurs et quels comportements votre projet favorise-t-il sur ce plan ? pouvez-vous expliquer ce que vous voulez dire par « lier les règles et les lois à une morale de l’empathie » ?
Comme la large majorité des enseignants, nous accordons toutes deux une importance extrême aux valeurs d’entraide, d’ouverture, de respect de la diversité. Nos élèves y ont été sensibilisés par notre projet grâce aux situations qui exigeaient d’eux qu’ils se décentrent, pour se rendre disponibles aux besoins des autres. Très vite, ils se sont sentis valorisés par ce type de relation.
Les règles et lois qui sont simplement imprimées et lues une fois à la rentrée ont peu de valeur aux yeux des élèves parce qu’elles leur semblent déconnectées de leur réalité, vides de sens. Pour que les règles et les lois soient intégrées par les élèves, nous avons supposé qu’il fallait qu’ils y investissent leur raison, leur imagination (afin de considérer autrui comme un autre soi-même, ce qui est un principe moral commun à de nombreuses sociétés) et leur corps, d’où le recours au théâtre-forum.
Une partie importante de cette collaboration 6ème-3ème tourne autour du théâtre : pouvez-vous expliquer le travail mené ?
Dans le cadre du jumelage avec la scène nationale du « Grand R », les 3èmes sont allés voir un spectacle tiré d’un fait divers : « Moi, Michèle Mercier, 52 ans, morte ». Ils devaient ensuite présenter devant un comédien et d’autres adultes du « Grand R » un travail autour du thème du fait divers. Nous leur avons proposé d’aller plus loin, et de préparer un théâtre-forum (l’une d’entre nous a participé à un stage de formation cet été avec l’association « Etincelle », à côté de Montpellier, qui intervient souvent en milieu scolaire) à destination des 6èmes. Ils ont accepté. Le théâtre-forum s’adaptait bien au fait divers puisqu’il a été créé par Augusto Boal pour ouvrir des chemins d’émancipation à partir d’une réalité jugée insatisfaisante. Or, dans les faits divers, la société toute entière se trouve interpelée, il est difficile de rester indifférent.
Les 3èmes ont choisi de s’intéresser à Guy Georges, « le tueur de l’Est-Parisien ». Nous avons mis en scène et scénarisé 2 moments : une des agressions, à laquelle la victime a survécu, et le procès de Guy Georges. Disposant de peu de temps, nous nous sommes finalement concentrés sur la scène de l’agression, en ayant bien soin d’anticiper sur les différentes propositions possibles des « 6èmes spectacteurs ». En effet, en théâtre-forum, le public est appelé par l’animateur à effectuer des « remplacements » après un court débat. Dans notre scène, une élève de 6ème a fini par remplacer la 3ème qui jouait un témoin de l’agression. En changeant la partition de ce personnage, elle a fait changer celle des autres, et a permis aux secours d’arriver à temps. C’est une expérience très intense, qui engage aussi bien le cerveau gauche que le droit, le corps tout entier, les valeurs que l’on porte et que l’on n’ose pas toujours exprimer dans la « vraie vie »… Tout entre en jeu.
Quel bilan tirez-vous de cette collaboration originale : pour les élèves ? pour les professeurs engagés ?
Un bilan très positif et motivant ! Le regard des un(e)s sur les autres a changé pour de nombreux élèves ; les 6èmes ont moins peur, les 3èmes se moquent moins. De plus, les élèves exécutent plus souvent l’opération mentale de se projeter (« et quand nous on sera en 3ème, on fera ça aussi avec les 6èmes ? »), de se mettre à la place de l’autre. Leur rapport au savoir s’est également modifié : les élèves se rendent compte que ceux qui préparent les activités sont sans doute ceux qui progressent le plus ; des élèves habituellement passifs sont devenus actifs.
Nous, enseignantes, avons gagné en qualité relationnelle avec nos élèves, et avons pu nous positionner plus souvent qu’à l’ordinaire en « organisatrices » des savoirs et des relations entre les élèves qu’en « dispensatrices ». Nous avons pu échanger nos regards sur nos propres élèves, et ainsi avoir d’eux une meilleure compréhension. Nous avons pu échanger sur nos connaissances disciplinaires et nos pratiques pédagogiques. Nous avons eu de belles surprises.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut