Si l’on n’oublie pas que l’enfant est finalement celui pour lequel ont été créés l’école et le métier d’élève, alors il faut se demander si le métier d’élève a changé avec le numérique. Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité que l’on continue de voir que le système scolaire est encore loin de généraliser les usages des machines numériques, alors que la plupart d’entre nous avons adopté au quotidien ces technologies et que les usages quotidiens par les jeunes sont aujourd’hui généralisés. On observe cependant que l’institution scolaire, malgré de nombreux discours, n’a pas été capable, à ce jour, de définir une réelle vision de la place du numérique comme constitutif de l’éducation. Du coup qu’attend aujourd’hui l’école d’un élève à l’ère du numérique. Si l’on y regarde de près, pas vraiment grand chose… hormis dans certaines circonstances bien précises. Ou en tout cas l’exigence numérique envers les élèves est, dans le réel de la classe, largement en deçà de ce que leurs pratiques ordinaires non scolaires montrent de leur intérêt et de leurs capacités. Mais comme ces habiletés sont très variables et surtout qu’elles sont très peu scolaires, finalement elles n’y ont pas vraiment droit de cité dans la plupart des cas.
Il semble que, dans de nombreux cas, le monde scolaire ne sache agir autrement qu’en scolarisant les objets qui viennent de l’extérieur. Cela est logique, si l’on regarde les fondements mêmes de l’école, cela est même souhaitable dans une société dans laquelle la circulation des biens, des idées et des personnes est restreinte. Or ce n’est plus le cas. Aussi pour le numérique, malgré le volontarisme des initiateurs du B2i, qui justement souhaitaient éviter cet écueil de scolarisation, on retrouve le même souhait. Ce qui a changé dans notre société, en dehors de l’école essentiellement, concerne désormais des objets pour lesquels le monde scolaire était encore le seul vecteur il y a peu. Pierre Tchernia, dans une histoire des premiers temps de la télévision illustrait cet état de fait dans les années 1950 en montrant l’importance de l’instituteur (avec le médecin, le secrétaire de mairie, le curé et l’électricien) dans l’accès à la télévision et sa lente appropriation. La démocratisation technologique, dont la puissance s’exprime de plus en plus à partir des années 1990, a renversé le modèle : l’élève accède avant l’enseignant, dit de manière rapide et un peu elliptique.
Etre élève à l’ère du numérique pourrait donc relever d’un nouvel exercice intellectuel : mettre en phase des pratiques personnelles et des pratiques scolaires. Entre l’ENT proposé par l’établissement et le réseau social du quotidien, il y a concurrence. Quand la messagerie électronique prend le pas sur les échanges par l’espace de partage de l’établissement, même avec les enseignants, il y a encore concurrence. Autrement dit deux mondes cohabitent dans la tête de l’élève et il doit composer avec. Comme en plus ces deux mondes déplacent chacun les frontières assignées initialement pour aller sur le terrain de l’autre, la gestion est plus complexe. Illustrons cela :
– L’ENT, le cahier de texte numérique, la documentation (CDI), la gestion des absences et retard, les notes et autres suivi des évaluations sont désormais disponibles au delà de l’espace physique de l’établissement et de manière immédiate. L’ouverture aux parents, comme aux élèves, en tout lieu et en tout temps, modifie inévitablement la façon de penser la relation à l’espace classe/établissement. L’école augmentée comme diraient certains est en train de naître.
– Quand en classe l’élève consulte des messages sur son téléphone portable ou son smartphone, quand il tente d’accéder à sa page de réseau social depuis un ordinateur de l’établissement, quand simplement il consulte sur Internet une ressource dont il ne dispose pas dans l’établissement, on assiste aussi à une modification de l’espace temps scolaire.
L’intrusion du personnel dans le scolaire, et inversement, est un fait nouveau dans l’histoire de la scolarisation. Qu’on l’accepte ou non, il faut le considérer comme un changement du cadre d’action. Est-ce pour autant que l’ensemble de l’institution et donc le travail scolaire des élèves change ? Il semble bien, à lire les différentes enquêtes et rapports sur les intrusions massives du numérique en milieu scolaire que le changement ne soit pas aussi radical qu’on peut le croire. Le travail de l’élève reste massivement marqué par le papier, le livre, l’écrit manuscrit, l’oral, le face à face. La forte stabilité de ce cadre est rassurante, car elle assure une continuité, elle est inquiétante, car elle marque une nouvelle rupture.
Les changements les plus significatifs semblent être dans le domaine du travail personnel de l’élève. Dans cet espace dans lequel il est « maître » de son activité, c’est là que le numérique joue un rôle de plus en plus grand. La encore les rapports et enquêtes sur le sujet semblent montrer une forte activité numérique de l’élève dans son travail à la maison. Cette activité s’appuie sur deux piliers : la recherche d’information, la communication avec les pairs. Pour compléter ces deux piliers, l’ouverture procurée par l’accès aux ENT et autres applications de l’établissement de chez soi apporte un élément de contexte qui peut faciliter la tâche (certains déploreront des évolutions de comportements : absence de prise de note en classe, pas de tenue de cahier de texte personnel etc…).
Dans l’espace classe, ce que le numérique change en premier pour l’élève, c’est la qualité des documents : écrits, imprimés, photocopiés et projetés, ils sont de plus en plus lisibles. Rappelons-nous les duplicateurs à alcool des années 1970. Rappelons nous aussi les rétroprojecteurs qui transformés en vidéoprojecteur donnent une lisibilité bien meilleure des documents utilisés. Pour le reste, hormis dans les disciplines qui ont la contrainte de l’usage du numérique, le numérique change peu l’organisation de la classe. L’arrivée massive de vidéoprojecteurs voire de TBI a contribué à améliorer la qualité des supports, sans toutefois modifier radicalement les formes d’enseignement.
Les évolutions les plus sensibles à venir concernent surtout l’utilisation par les élèves eux-mêmes, d’ordinateurs portables, de tablettes ou de smartphones pour l’apprentissage. Jusqu’à présent de nombreuses expériences ont eu lieu, mais le passage à la généralisation, voire la banalisation, est encore à venir. Pour l’instant les lieux équipés qui s’engagent dans cette voie semblent apporter une satisfaction aux enseignants qui veulent se lancer dans ces pratiques. Au niveau collectif, et compte tenu des contraintes liées au contexte du monde scolaire, on est encore loin de parvenir à cette banalisation. Encore faut-il considérer la banalisation, non pas comme l’usage permanent des outils numériques dans la classe, mais plutôt un usage choisi et construit en vue d’un objectif d’apprentissage. Ces possibilités de travailler sont de plus en plus accessibles, mais elles restent encore rares. Les élèves comprennent bien que l’écart entre leurs pratiques sociales du numérique et les pratiques scolaires va encore durer un certain temps. D’ailleurs ils ne sont pas si demandeurs, dans le contexte actuel. Encore faudrait-il que l’on veuille faire évoluer ce contexte, celui d’une scolarité qui repose encore sur tant de papier (comme en témoignent les chefs d’établissements constatant qu’avec le numérique le nombre de photocopies n’a pas diminué, parfois même il a augmenté).
Bruno Devauchelle
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