Rue du Monde : la face cachée de la création, de pleine face…
« On se sent bien avec les gens avec qui on partage des valeurs et des enthousiasmes ». Mais foin de conférences, Alain Serres a décidé de lancer la machine à plaisir à découvertes devant la pleinière rassemblée. Il retrace les quinze années de combat de sa maison d’édition qui a réussi à se faire une place « en toute indépendance, et avec quatre pattes posées sur le sol. D’abord, partager du beau, des valeurs, de l’esprit critique,et quelques torches qui aident à trouver un chemin, jouer avec la vie ».
Mais que peut-on dire du monde à un enfant, sans tomber dans la bien-pensance qui tourne en rond, sans condescendance, sans claironner ni parler trop bas à ses oreilles… ? « On invente au quotidien ce travail avec les auteurs et les illustrateurs… »
Le combat artistique est la troisième patte de la posture du Rue du Monde : « entre la sensibilité artistique du créateur et l’intelligence sociale qui nous taraude, être à la fois soi-même et tourné vers le monde. Ne parler que du collectif ferait perdre de vue l’enfant… ne serait-ce que pour lutter contre nos propres travers. »
Mais le livre de jeunesse n’est pas à l’abri de la crise économique, malgré les forces des éditeurs français. « Ce sont toujours les livres les plus audacieux qui sont menacés, même s’ils sont les plus porteurs… ». Serres attire l’attention de la salle sur la disparition annoncée de la chaine graphique française et de l’imprimerie, menacées de disparition par la concurrence mondiale qui fait disparaitre jusqu’aux machines… « Nous ne réalisons que 30 livres par an sur les 8000 qui paraissent chaque année, mais nous sommes aussi fiers de pouvoir continuer à aider les enfants du Secours Populaire à partir chaque année une journée en vacances avec un livre dans leur valise… »
Stéphane Servant, auteur d’albums de jeunesse et de romans noirs, se rapelle des solitiudes de son enfance et des lectures de sa grand-mères, fenêtres ouvertes pour lui faire échapper les moments difficiles. « J’ai gardé le souvenir du bien que peuvent faire les livres pour savoir qu’ailleurs, on pense autrement ». Engagé dans les associations d’éducation populaire avec l’ambition de changer le monde, il ne veut cependant pas « faire de discours aux enfants, mais parler à voix basse, en laissant son espace au lecteur, au risque de textes pleins d’espaces… ». Et s’il n’est pas simple de le faire accepter à l’éditeur, aux parents ou à l’enseignant, il sait que son oeuvre pourra trouver sa place face à plusieurs lecteurs… Judith Gueyfier, illustratrice, entend ne pas boucher le texte, aider le lecteur à décoller avec ses images. « Il m’arrive d’imaginer qu’un texte irait mieux à un autre illustrateur qu’à moi même. Mais quand les idées viennent, il faut penser d’abord au story-board, Est-ce un don ou un travail ? « je me suis beaucoup immergée dans des contes, à partir de mon éducation graphique de base. J’utilise davantage les couleurs que
Souleyman Embodj est venu apporter quelques rythmes à l’exposé, même s’il n’entend pas rester dans le « cliché du Sélégalais ». « J’ai appris la musique avec les contes, et j’ai appris au conservatoire que les musiques classiques racontaient aussi des histoires »… Il sait que sa guitare a été apportée sur ses terres par les Portugais conquérants, mais il l’a adoptée pour servir ses propres combats. Il s’en sert pour charmer l’auditoire, brusquement ramené à son âme d’enfant. Un autre illustrateur célèbre de Rue du Monde, Zaü, grand prix d’illustration 2011 pour Mandéla, rejoint la tribune pour évoquer ses voyages : « La couleur et le noir et blanc ont chacun leur grammaire ». La démonstration est imminente. Il est venu pour un défi à une bouche et deux mains : pendant que son compère raconte, l’illustrateur passe au tableau avec ses pinceaux.
Le ton redevient plus universitaire avec Max Bulten, convoqué à la tribune. La situation a-t-elle avancé depuis les années 80 ? « Depuis « moi, ma grand-mère », on peut dire que la présence des livres est plus grande, dans les familles et dans les classes. Mais la formation n’a pas toujours suivi, et les avancées de 2002 ont été suivies du recul de 2008. Parce que scolariser les livres de jeunesse demande de faire tout un travail de compréhension de l’implicite à traiter, qui ne peuvent pas forcément être saisis s’emblée. Comment permettre que nul n’en soit exclu, si ce n’est en conduisant en classe les explicitations nécessaires, dans des débats de compréhension, d’interprétation qui permettent d’apprendre vraiment à lire le monde ? »
L’idole des instits, Pef, monte enfin à la tribune, et prend d’emblée la salle à témoin que son esprit est aussi tordu que ses mots : « J’atteste ici que tout le dessin était crayonné à l’avance et que tout ceci n’est que supercherie… » s’amuse-t-il juste avant de faire chavirer l’émotion du côté de la gravité… « Je pleure de chaque vie assassinée dans le monde, du souvenir des femmes tondues à la Libération, du haut de mes six ans, du ciel bleu et des premières photos d’Aschwitz dans le Midi Libre renaissant »
Il poursuit, changeant encore de registre : « Je pense que les mots, c’est comme les mômes, ils ont besoin de récréation derrière leur état-civil et leur histoire. De temps en temps, il faut que le chapeau puisse avoir une vie de chateau, et le chateau puisse avoir une vie de chateau, au moins pour saluer les filles qui passent… Et de toutes façons, c’est plus facile de dessiner les rateaux à voile, parce que personne ne peut vous dire que c’est mal dessiné… ».
Le ton se fait à nouveau plus grave avec l’appel de Jean-Pierre Simeon aux ministères, dont la subvention en baisse ne permet plus de trouver les quelques dizaines de milliers d’euros nécessaires au sauvetage du « Printemps des Poètes » : « je sais pouvoir compter sur votre soutien pour que l’utopie du poème demeure, qui libère des peurs de l’imagination créative »…
Sébastien Sihr monte à la tribune pour dire lui aussi son émotion et son plaisir de rendre hommage à Rue du Monde, pour sa capacité à traiter toutes les questions sans tabou, mais aussi aux enseignants pour tous les projets qu’ils montent au quotidien, qui montrent à la fois les richesses de l’édition et celles de l’Ecole. Il lance un appel, au nom du SNUipp et de l’Université d’Automne, à sauver le Printemps des Poètes.
On découvre enfin la fin du travail de Laurent Corvaisier, qui a mis ses pinceaux dans ceux de son collègue. La fresque est terminée, signe de la fin du happening. La salle est debout, émue aux larmes d’une communion professionnelle palpable, entre ces hommes un peu fous qui créent les objefs culturels dont les enseignants des écoles sont les passeurs, dans l’espoir de construire un monde moins violent, plus ouvert, plus humain. Comme une éruption de valeurs partagées.
« La vie », dirait Pef..