Apprendre par analogie
Apprendre par analogie, c’est s’appuyer sur ce qu’on connait pour conceptualiser progressivement ce qu’on ne connait pas. Une « clé », c’est d’abord un morceau de métal avant de devenir une carte magnétique, ou même un logiciel informatique. La catégorie s’étend au fur et à mesure des usages et des inventions technologiques. L’ombre d’un arbre sous les rayons du soleil peut renvoyer à l’ombre nivale du même arbre sous la chute de la neige. Même la trace d’une guerre dans une pyramide des âges peut se rapporter à l’empêchement des naissances durant cette période, un enfant peut être empêché de grandir « dans l’ombre de ses parents », et une personne peut n’être « que l’ombre d’elle-même ».
Dans l’enseignement, explique Emmanuel Sander, professeur en psychologie du développement à l’Université Paris 8, ce type d’analogie peut se retrouver très concrétement. Il présente trois problèmes (ci-dessous) qui peuvent être résolus par la même opération, mais pourtant les élèves acceptent mal qu’on puisse mesurer un gain par une soustraction… :
– Paul perd 4 billes pendant la récréation, combien lui en reste-t-l ?
– Paul a 4 bielles de moins que Mathieu, Mathieu a 31 billes. Cobien de billes a-t-il ?
– Paul a 4 billes. Il en gagne pendant la récréation et maintenant il en a 31, combien en-a-t-il gagné ?
Pour que les élèves réussissent, il va falloir faire un travail scolaire pour conceptualisser la catégorie « soustraire », en partant d’une situation noyau, pour en comprendre les situations plus éloignées.
Les catégories se développent en effet très progressivement : d’abord, « Maman » ne réfère qu’à une seule personne, puis aux autres « mamans », avant de s’appliquer à la « mère patrie »… Pas facile d’imaginer qu’un adulte ait une maman : du processus typique, on passe très lentement aux généralités. Même les grands scientifiques, au cours de l’histoire, ont eu du mal à passer du particulier au général : Galilée comprit qu’il pouvait passer de la Lune au concept de lune, comme définissant un corps tournant autour d’une planète.
Il faut pour cela dépasser une version naïve de la catégorisation, selon laquelle chaque objet du monde aurait une « catégorie naturelle » qi regrouperait toutes les entités du même type, dans une « boite mentale » qu’il suffirait de remplir. Une « chaise » ne va pas d’emblée dans une catégorie de toutes les chaises, dont les propriétés seraient homogènes, répondant à une liste fermée de propriété indépendantes des contextes… En fait, on ne peut pratiquement jamais trouver de définition satisfaisante d’une catégorie. Définir, par exemple dans le dictionnaire, ce qu’est un « jeu » ou mêle la définition de la « lettre A » est très compliqué. Plus on expert dans un domaine, plus on se rend compte que ce qu’on sait d’un concept échappe à sa prétendue définition. Les catégories ont une structure graduée, plus ou moins typiques : pour répondre à la question « cet animal est-il un oiseau ? », on met moins longtemps à répondre pour le moineau que pour le pingouin…
Emmanuel Sander s’amuse avec la salle en lui demandant de répondre à quelques questions : les olives sont-elles des fruits ? Big Ben est-il une horloge ? Une lampe est-elle un meuble ? Une perruque est-elle un vêtement ? Un lustre est-il un meuble ? La salle hésite, vaguement gênée. Selon les personnes, les réponses ne sont pas identiques (les deux photos montrent la réponse oui ou non à la même question…), et peu de personnes répondent spontanément qu’il n’y a pas de réponse fixe, parce que le contexte peut faire la différence…
La tomate est bien à la fois un fruit et un légume… Multicatégoriser, c’est ce qui va permettre de comprendre quel critère de catégorisation est efficace selon le contexte : une catégorie, c’est une structure mentale évolutive, parfois lentement, et « catégoriser, » c’est associer provisoirement une entité à une catégorie existant préalablement dans l’esprit d’une personne.
Et à l’école ?
Les connaissances spontanées, naïves des élèves sur ce qui est enseigné se fondent sur leur expérience concrète : elles ne correspondent généralement pas avec les connaissances scientifiques : la sauterelle est une personne ; « pain » active « beurre », « comprendre » se rapporte à « voir ». « Et les cigales ne mangent ni les mouches ni les vermisseaux » s’amuse-t-il… »La Fontaine aurait pu écrire « pas une seule goutte de sève, à aspirer même en rêve »…
Ces conceptions initiales doivent donc être prises en compte dans l’enseignement, pour que l’enseignant comprenne qu’un mot peut être compris différemment dans la têt de l’élève et dans la tête de l’enseignant. Mais les connaissances naïves s’appliquent autant aux concepts qu’aux situations : avec quinze pommes et trois paniers, on pensera « multiplication », mais avec quinze pommes et trois oranges, on pensera « addition ». Ainsi, il est difficile pour des élèves de comprendre les situations scolaires qui vont « contre » les conceptions naïves (accepter qu’on puisse écrire 4+5=3+6, alors que les élèves attendent que ce qui est écrit à droit du signe égal soit le résultat de l’opération, et pas une nouvelle opération…). Les connaissances naïves ne disparaissent jamais : chacun peut faire coexister, dans la vie, les concepts naïfs et les concepts culturels et scolaires. « Ce ne sont pas des ennemis, mais des alliés à partir desquels vous pouvez développer votre enseignement », conclut-il sous de vifs applaudissements…