Par Justine Margherin
Le titre est bien réducteur par rapport au contenu. Il s’agit ici de la diffusion des interventions du colloque qui s’est tenu à l’université de technologie de Compiègne les 4 et 5 avril 2012. En ligne, accessibles sur le site Skhole, le colloque est une initiative du projet PRECIP (Pratiques d’écriture interactive en Picardie). On y a posé beaucoup de questions. Des analyses aux projets de recherche en passant par l’état des recherches des équipes invitées, la question a été abordée par différentes facettes toutes plus intéressantes les unes que les autres. Ce « facettage » est d’ailleurs une entrée intéressante puisqu’il permet de considérer la question de l’enseignement de l’écriture numérique à travers des questions de littérature, de pédagogie, de culture technique, de SIC (sciences de l’information et de la communication), de programmation, de … comme on le fait en poste de professeur documentaliste.
Chacun ira picorer parmi les intervenants, les rediffusions qui nourriront ses problématiques professionnelles ou qui au contraire ouvriront de nouveaux regards. Point de départ : les pratiques d’écriture sont transformées par les médias numériques.
En effet, « loin de détrôner l’écrit […], les nouvelles technologies en rendent l’usage encore plus nécessaire, en multiplient et en complexifient les usages»[1]. La pratique de l’écriture numérique est ainsi généralisée, quotidienne, ordinaire. Elle nécessite néanmoins des compétences scripturales de plus en plus complexes. Dans le prolongement de Dabène, selon qui la maîtrise de l’écrit suppose précisément une connaissance et une compréhension des spécificités de l’écrit qualifiées de « compétences méta-scripturales »[2], nous formulons l’hypothèse que l’écriture numérique requiert, au-delà d’une maîtrise des fonctionnalités techniques – c’est-à-dire de l’emploi de l’outil –, une connaissance et une compréhension des spécificités du numérique. C’est le point de départ, tel que le présente l’équipe PRECIP.
De la littérature comme une composante de l’écriture… numérique
Le projet s’intéresse moins aux pratiques numériques dans le cadre de l’enseignement, qu’à l’enseignement de l’écriture numérique. L’enseignant, le praticien, est un lettré mais pas forcément un lettré du numérique. Le collégien ne comprend pas forcément le statut de la lettre numérique, de la trace numérique lorsqu’il produit un texte sur un blog, sur l’ENT, sur un CMS (S. Bouchardon, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Technologie de Compiègne, où il dirige le projet PRECIP). La maîtrise technique n’est pas celle de la sémantique ou rhétorique de l’objet numérique. Si l’écriture numérique est spécifique, il faut pouvoir enseigner ces spécificités, ce qui pose des questions de contenus et de modalités d’enseignement. On retourne donc vers les questions de littératie, de culture de l’information, d’éducation aux médias et à l’information. Peut-on en 2012 définir une littératie numérique en France ? On ne peut pas limiter l’enseignement de l’écriture numérique à de simples recommandations de pratiques (formes, formats, …), il ne s’agit seulement de bons usages à enseigner. Car l’écriture numérique est modelée d’une façon particulière par le média et ses usages. Elle est accompagnée par un « didactisme diffus » (impliqué par les dynamiques d’appropriation). Le contexte social et idéologique qui s’attache aux formes et au contexte médiatique sont des données importantes. L’idée est de comprendre comment les textes sont écrits à l’intérieur de ces contextes médiatiques. Quelles sont les logiques dont il résulte. Cela vise à interroger toutes les formes de médiations à l’intérieur de ces réseaux, comment sont-elles induites dans ces réseaux. (Étienne Candel, Maître de conférences au Celsa et chercheur au GRIPIC).
Question de littérature : peut-on enseigner les lettres sans aborder le support numérique ?
L’intervention de deux professeures de lettres (Sylvie Barrier et Christelle Sospedra-Tessier enseignantes de français au collège La Fontaine de Crépy-en-Valois – Somme) en collège fait ressortir plusieurs points issus de leurs observations sur la mise en place en cours de Français d’une application permettant l’écriture collaborative. On regrettera de ne pas avoir eu des copies d’écran mais visiblement l’expérience est très intéressante et l’écriture numérique a impacté le groupe classe, la relation du groupe des élèves à l’enseignant. Leur rapport à l’écriture change aussi. L’écriture numérique a été une révélation pour les élèves qui écrivent peu, qui sont en difficulté notamment orthographique (autorisation de l’utilisation d’un correcteur orthographique lors du projet). Le rapport écrire / intimité dans cette expérience collaborative a suscité quelques difficultés, notamment chez les élèves bons lecteurs. De même que le respect de l’écrit de l’autre a parfois été une délicatesse à gérer. La responsabilité collective de l’écrit final a profondément modifié l’acte d’écrire pour chacun d’entre eux. Une observation générale et positive : efficacité quant à une remédiation via ce dispositif, notamment pour les élèves en difficulté car ils font un retour critique de leur texte, ce qui n’était pas envisageable sans l’usage du numérique, et ce qui n’était pas observé sans l’usage de la plateforme.
C’est aussi ce que démontre Marie-Laure Tres Guillaume (professeure de lettres classiques au collège du Stade à Cournon d’Auvergne, formatrice lettres et TICE à l’IUFM d’Auvergne, Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand II. Co-auteur de la Nouvelle Grammaire Numérique (Magnard, 2007), des fiches TICE de la collection Passeurs de textes Le Robert-Weblettres (2011-2012) et rédactrice régulière pour la revue Nouvelle Revue Pédagogique (collège) chez Nathan. Membre actif du site Weblettres, le Portail de l’Enseignement des lettres). L’enseignant doit mettre en œuvre du travail collaboratif ; c’est une condition pour un retour sur les pratiques numériques. Le numérique permet de belles productions numériques… certes. Cependant, le rôle de l’enseignant est bien d’accompagner l’élève à utiliser les ressources numériques pour qu’il produise, pour qu’il écrive. Elle le démontre par de nombreux exemples d’applications pédagogiques en poésie, littérature, exercice biographique (un exemple qui incitera les professeurs documentalistes à une démarche vraiment intéressante), que la présence, la compétence, la pédagogie sont indispensables pour permettre aux élèves, au-delà de la manipulation des outils, de construire un usage critique et circonstancié des outils et plateformes numériques.
Une culture technique indispensable
La culture technique est clairement au-delà des usages. La technique fait partie de la culture comme le pense Bernard Stiegler. Cependant, la majorité des enseignants n’est pas armée intellectuellement pour défendre cette culture technique puisqu’ils ont une formation tournée vers les usages. Il faut aller au-delà des usages pour appréhender une culture. Cela implique donc de devoir identifier les compétences pour définir la culture qui en découlera, expose Olivier Le Deuff (docteur en sciences de l’information et de la communication). Plutôt que de développer une culture numérique (dont le « savoir coder ») vraiment complexe à mettre en place, une des perspectives ne serait-elle pas de pouvoir mettre en place un travail collaboratif entre plusieurs spécialistes de façon à profiter des compétences fines et développées par chaque spécialiste ? (c’est une des questions qui lui est posée). Certes, mais il faut au moins une forme de connaissance minimale pour pouvoir discuter avec un informaticien, gage d’une réelle capacité à mettre en place un travail collaboratif. Savoir s’écouter et se comprendre serait alors une des compétences numériques à développer.
Existe-t-il alors une culture de l’information ?
Que sont les Sciences de l’information et de la communication (SIC) ? Ne serait-ce pas plutôt une culture qu’une science ? Les premiers cours de culture de l’information à l’université de Paris 8, nous dit Claude Baltz (spécialiste de la cyberculture et professeur en Sciences de l’Information et Communication à Paris 8, auteur de nombreux travaux, dont un livre sur Claude Shannon) étaient destinés aux professions de la documentation. Notre société, celle qu’on qualifie de société de l’information, ne peut pas être uniquement vue du point de vue technique, mais bien au regard d’une nouvelle culture qui s’est développée (Cf Juanals, La culture de l’information). Les cours ont peu à peu évolué à travers toutes les littératies… Il y avait des tas d’adjectifs à mettre à côté de littératie : littératie numérique, médiatique, etc. Et il y avait de fait des tas d’habiletés à aborder (médias, numérique, social, …). Nous sommes dans un monde informationnel, structuré par les technologies qui sont en mutation perpétuelle. Mais cela ne démontrerait-il pas que cette culture de l’information serait un mixte de cultures avec un petit bout de théorie… ? Se pose alors la question de comment développer une cyberculture (Pierre Lévy, dans « Cyberculture », développe l’appropriation techno citoyenne des technologies de l’information). Les gens de la documentation insistaient plutôt sur le traitement de l’information, sa mise en forme à cette époque ce qui n’apparaît pas dans l’ouvrage de Pierre Lévy. Notre société vit dans l’immédiateté. Une immédiateté est la base de notre cyberculture. La cyberculture est un ensemble de points de vue pour mieux comprendre ce qu’on fait quand on traite l’information. L’un des enjeux à travailler en tant que « gens de sic » c’est de bâtir une vision d’ensemble de cette culture et de ces connaissances, quitte à ce qu’elles soient reprises en détail en fonction des cultures propres de chacun. Ce qui reste commun à tous c’est le fait qu’on traite de l’information.
Enseigner l’écriture numérique ce n’est pas apprendre un « mode d’emploi », mais faire réfléchir au « mode d’existence des objets numériques », pour non seulement libérer et enrichir la pratique d’écriture numérique (hypertextuelle, multimédia, collaborative, etc.), mais pour développer un esprit critique et une réflexion sur sa propre écriture, ainsi que pour adopter une lecture critique des industries de lecture. Voilà le projet développé par l’équipe PRECIP, que l’on pourra écouter à travers ces nombreuses interventions sur le site Skhole.
[1]Barré-de Miniac, C. « Savoir lire et écrire dans une société donnée », Revue française de linguistique appliquée, 1, vol. VIII, 2003.
[2]Dabène, M. « Un modèle didactique de la compétence scripturale », Repères. Recherches en didactique du français langue maternelle, 4, 9–22, 1991.
Colloque Enseigner l’écriture numérique ?, Compiègne, 4 et 5 avril 2012. En ligne, sur le site Skhole
http://skhole.fr/dossier-seminaire-precip-enseigner-l-%C3%A9criture-num%C3%A9rique