Et si, à l’ère du numérique, le débat sur l’éducation devait s’intéresser autant à l’espace (la nécessaire reconfiguration des salles de cours et des établissements) qu’au temps (la question, récurrente, des rythmes scolaires) ? Visiter, dans les bureaux d’European Schoolnet situés au centre de Bruxelles, le « Laboratoire de la Classe du Futur » est une expérience passionnante, presque grisante. Non parce qu’il s’agirait d’un voyage, extatique, dans l’avenir (nulle science-fiction ici, nulle machine d’anticipation), mais bien parce qu’il s’agit d’un voyage, instructif, dans les apprentissages (les outils et objets présentés existent déjà, il s’agit d’inventer les modes de travail qui vont avec). Non parce que le lieu met au centre la technologie (contrairement à certains salons, où les entreprises innovantes du secteur viennent exposer et vendre leurs nouveautés), mais bien parce qu’il est organisé autour de la pédagogie (la pièce, unique, est structurée en plusieurs espaces : « Rechercher », « Créer », « Echanger », « Présenter », « Interagir », « Développer »).
Ce laboratoire européen de l’éducation du XXIème siècle montre concrètement et clairement combien la révolution en cours, simultanément technologique et pédagogique, soulève des questions architecturales. Via leur quotidien numérique, les élèves inventent aujourd’hui de nouveaux rapports aux savoirs, aux autres, à eux-mêmes … Dans ces conditions, c’est se condamner à l’échec et les condamner à l’ennui que de les obliger, comme cela se fait si souvent encore, à rester passivement assis sur des chaises à écouter le professeur (fût-il charismatique) et regarder le tableau (fût-il numérique). Dans ces conditions, c’est aussi rester en-deçà des enjeux que d’entasser une quinzaine d’ordinateurs dans une salle de l’établissement (dite « informatique » ou « multimédia ») que quelques enseignants se disputeront pour de rares séances de travail hebdomadaires. Dans un récent article, André Roux rêve la classe idéale comme « un aménagement qui faciliterait l’échange, la rencontre, qui permettrait de débattre, de comparer, d’argumenter. C’est un environnement modulaire qui serait conçu pour une reconfiguration instantanée de l’espace de travail. C’est aussi un lieu où il serait possible d’utiliser les technologies sans problème, qui offrirait un accès Internet sans fil rapide et performant, et où l’on encouragerait les élèves à apporter leur propre appareil mobile. » Le numérique nous oblige à modifier l’architecture des lieux et des apprentissages pour favoriser l’horizontalité et l’ouverture. C’est ainsi toute la grammaire de l’enseignement qui grâce à lui doit et peut être repensée : faire de l’élève un vrai sujet dans sa formation, mettre au centre les verbes plus que les noms (comme le rappelait Mark Presky et comme le montre la structure du « Future Classroom Lab »), considérer qu’un complément de moyen (par exemple un ordinateur, une tablette, un enregistreur MP3 …) est aussi un complément de manière (une autre façon d’apprendre) et un complément de lieu (une situation, dans la classe et dans le monde), se souvenir qu’un complément d’attribution est aussi un complément de but (il faut donner aux apprentissages un destinataire et un sens)…
Le « Laboratoire de la Classe du Futur » invite aussi chaque enseignant à se demander quels usages dans sa matière il pourrait faire des différents outils mis à sa disposition. Le lieu interpelle en particulier le professeur de français, sans doute un peu perdu dans cette civilisation post-Gutenberg : il devient ici encore plus clair qu’il ne faut plus enfermer la littérature dans les livres, qu’elle doit cesser d’être un objet d’étude pour devenir une pratique, que le numérique permet de développer des compétences linguistiques et culturelles pour peu qu’on mette en place des pédagogies actives, créatives, collaboratives. Ce qui est en cause d’ailleurs, ce n’est pas simplement le mode d’appropriation des savoirs : les savoirs eux-mêmes sont transformés et la littérature n’y échappe pas. On citera, parce qu’elles peuvent parler aux professeurs autant qu’aux auteurs, les stimulantes réflexions de Laurent Margantin sur l’écriture-web. Le texte, souligne-t-il, est métamorphosé notamment par la possibilité d’y inclure par exemple des liens (« dans la page même de l’écriture personnelle, liens qui sont un moyen de connecter sa propre pratique à celle d’autres auteurs, et même un signe que, malgré la solitude de celui qui écrit, l’amitié joue très souvent un rôle dans l’activité littéraire. ») et des images (« dans l’écriture-web, l’usage de la photographie est quasi naturel. La photo n’est pas une illustration du texte, elle est en vérité à l’origine de celui-ci. Elle relie l’écriture au réel (qui peut prendre une dimension fantastique), elle dévoile une profondeur de champ que l’auteur rêve d’atteindre également par le langage »).
Et si, à l’ère du numérique, par delà la profondeur de temps (la connaissance du passé), l’enjeu, la chance à saisir même, était pour le pédagogue d’offrir aussi aux élèves ce que Laurent Margantin envisage comme une spécificité de l’écriture-web : « un approfondissement de l’espace » ?
Jean-Michel Le Baut
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