Monsieur Lazhar, un film de Philippe Falardeau, d’après une pièce d’Evelyne de la Chenelière, met en scène un émouvant personnage : algérien en exil, veuf d’une enseignante militante assassinée, Bachir Lazhar doit faire la classe à des élèves de primaire éprouvés par un drame collectif. Collision des univers et des cultures, le film tisse une fable délicate sur la juste mesure des relations humaines dans l’éducation, mais qui glisse imperceptiblement, pour les besoins de l’histoire, vers un modèle scolaire paternaliste et rétrograde. Un film à voir avec distance, pour la poésie de l’histoire et la performance des acteurs principaux, Fellag et les enfants Sophie Nélisse et Emilien Néron, étonnants de justesse. Sortie en salle le 5 septembre.
Dans une école privée de Montréal, Bachir Lazhar est embauché de toute urgence pour remplacer une enseignante de primaire qui s’est donné la mort. Il n’a jamais enseigné mais il a besoin de travailler et vit dans la précarité en attendant d’obtenir le statut de réfugié. Il s’invente de toutes pièces un CV convaincant et la directrice lui accorde sa confiance – elle y perdra son poste quand le pot-aux roses sera découvert, après que Bachir aura restauré dans la classe la sérénité troublée par le drame qui a précédé son arrivée.
Comment ne pas souscrire au propos implicite de l’histoire, que le héros exprimera lui-même à la fin : la classe doit rester un havre de paix où les problèmes des adultes n’ont pas leur place ? Mais comment recevoir sans un froncement de sourcil ce personnage aguerri par le deuil et l’exil, qui n’a jamais mis les pieds dans une salle de classe mais qui va imposer d’emblée, forcément avec succès, à des élèves forcément bientôt conquis, une peu crédible pratique à l’ancienne, moyennant quelques aménagements à la marge ?
Foin de toute pédagogie ou psychologie, reléguées au rang de souci de bonnes femmes, le maître improvisé va jouer de son exemplarité. Ses sympathiques collègues enseignantes engoncées dans le politiquement correct et l’exotisme de pacotille, vont se voir rappeler les dures réalités de la vraie vie, les vertus du bon sens et de l’autorité protectrice – naturellement masculine, qui vont permettre de transformer incertitudes et maladresses en une providentielle réparation.
Le propos du film n’est pas, on s’en doute, d’analyser les pratiques pédagogiques de M. Lazhar ; on peut y lire pourtant une thèse appuyée sur la bonne attitude enseignante, la sollicitude altruiste contre l’aliénation sacrificielle, la libération contre l’étouffement. Mais paradoxalement, ce rappel à la question centrale du souci éducatif, à la bienveillance désintéressée de l’adulte, à l’innocence de la cruauté enfantine, se joue dans des situations bien ambigües.
Enseigner, pour Bachir ? C’est transmettre l’amour de la langue française. Accompagner ? Céder à la tentation du favoritisme et du lien affectif privilégié. Soutenir ? Susciter brutalement des aveux publics, libérateurs pour le groupe. Bref, s’autoriser au nom du cœur ce que l’on s’interdirait au nom de la raison, parce que la qualité éducative dépend des qualités intrinsèques de l’éducateur et que l’enseignement sain est affaire de bons affects. On voit l’écueil de la posture, qui résout magiquement la complexité de la situation éducative par un effet de retournement imaginaire des valeurs.
Mais quoi, dira-t-on, ce n’est qu’une fiction et on aurait mauvaise grâce à lui faire grief de penser par raccourcis poétiques. D’autant que dans ce film, tout respire la générosité, chaque réplique y est pudique et mesurée, nuancée d’une pointe d’humour, chargée d’humanité.
Alors, ne peut-on adhérer à cette aimable fable qui joue sur un mythe récurrent, selon lequel il suffirait d’une solide voix masculine, même (et surtout) blessée par la vie, pour restaurer l’ordre et la paix dans une institution scolaire déboussolée par les excès de l’administration et de la féminisation ? On sait pourtant les cohortes de préjugés que drainent ce mirage. S’il faut le dire encore : l’enseignement est un métier et la conduite d’une classe ne repose pas seulement sur le charisme et la bonne volonté. A trop vouloir l’oublier, on se trompe parfois dans les exigences et les attentes envers ceux qui en ont la charge.
Peut-être faut-il alors voir ce film comme une jolie histoire, oublier les invraisemblances et les erreurs d’appréciation (la reprise en chorus par les élèves des fautes volontaires du « maître » dans le texte qu’il leur soumet pour correction…) afin d’en retenir seulement la métaphore d’un monde où les adultes ne savent plus préserver les enfants du poids de leurs propres souffrances.
Jeanne-Claire Fumet