Cécile Portier : Écrire avec un écrivain
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Et si un auteur nous donnait à écrire autant qu’à lire ?
Et si un manuel scolaire proposait aux élèves des ateliers d’écriture en e-learning ?
Et si l’écriture d’invention dans le secondaire devenait un vrai dispositif d’apprentissage et pas seulement une modalité d’évaluation, souvent artificielle et vaine comme le montre une fois de plus le sujet proposé à l’EAF S-ES 2012 ?
Et si la littérature à l’école devenait une pratique, comme les maths, et pas seulement un objet d’étude, abstrait, lointain, désincarné ?
Et si, dans ce que certains appellent « le siècle des amateurs », la démocratisation de l’école favorisait celle de l’écriture, et permettait de diffuser par là-même le plaisir de la littérature ?
Et si le numérique offrait à tout collégien ou lycéen la chance de pouvoir plus facilement et régulièrement lire-écrire-publier pour développer dans chacun de ces domaines des compétences essentielles ?
Et si la littérature redevenait pour chaque élève la possibilité concrètement offerte d’interroger son rapport à lui-même et au monde ?
Ces « hypothèses d’école » ne sont peut-être pas que des vœux pieux, comme le montrent les expériences menées par Cécile Portier.
Cécile Portier est écrivain du 21ème siècle. Elle a publié en 2008 Contact, au Seuil, dans la collection Déplacements, dirigée par François Bon ; elle a fait paraître en 2009 Saphir Antalgos aux éditions Publie.net ; on peut désormais y télécharger aussi Contact, « road-movie avec villes et rendez-vous secret ». Elle a également participé à l’aventure de la revue alphabétique « R de réel ». Elle tient encore un blog, « petite racine », véritable atelier d’auteur pour explorer « comment s’articulent aujourd’hui le social et l’intime » : à travers des objets du quotidien, elle y tente de saisir « nos manières d’être au monde, d’agir dessus » ou encore elle y photographie des mains d’inconnus, dans le métro, « pour les faire parler d’eux-mêmes ».
Cécile Portier est un écrivain qui tente de faire de la création littéraire une pratique vivante jusque chez les adolescents d’aujourd’hui. Une résidence d’auteur au lycée Henri Wallon lui a permis de mener le passionnant projet d’écriture collective « Traque Traces », présenté en novembre 2011 au Séminaire PNF Lire-écrire-publier à l’heure du numérique : « au début, dit-elle de ses lycéens -apprentis écrivains, ils ne savaient pas où je voulais en venir. Puis ils ont compris que moi non plus, je ne le savais pas. Bref, heureusement qu’ils avaient été là pour raconter des histoires, sans quoi j’aurais calé. » De façon tout aussi originale, elle intervient dans le manuel « Passeur de textes » 3ème, récemment paru, pour y proposer 31 activités d’écriture qui invitent les élèves à partager leurs créations en ligne et à les faire entrer en résonance avec celles de l’auteur…
Vous avez mené dans un lycée professionnel un projet original, « Traque Traces » : pouvez-vous nous expliquer en quoi a consisté cette expérience ?
Dans le cadre d’une résidence d’auteur de la Région Ile de France, je suis intervenue pendant toute l’année scolaire 2010-2011 au Lycée Henri Wallon, à Aubervilliers. Mon projet était de faire écrire les élèves sur ce qui les écrit, nous écrit tous, en permanence, sans que nous en ayons conscience. Chaque jour nous produisons, en nous déplaçant, en communicant entre nous, un nombre incalculable de traces qui sont stockées, analysées, réutilisées. L’agrégation et le sens final de toutes ces traces que nous laissons, de toutes les statistiques et profilages qui en sont déduits, nous échappe. Notre vie s’écrit ainsi toute seule, comme de l’extérieur. C’est un constat. Il serait angoissant, désespérant, si nous n’avions pas toujours nous aussi la possibilité d’écrire notre vie. De reprendre la main sur les catégories. D’en jouer.
Chaque élève s’est donc vu échoir une petite «marionnette» statistique, un personnage, défini au départ seulement par sa localisation, son état civil, son sexe, son âge. Chacun a ensuite manipulé son personnage en l’engageant dans des histoires, qu’on ne pouvait appréhender que par les traces laissées dans telle ou telle base de données. Progressivement les personnages ont été mis en relation, au début de façon « oblique » (chaque personnage a surpris les « traces » d’un autre), puis progressivement dans un engagement plus important, impliquant de la part des élèves une négociation deux à deux pour l’évolution des histoires. Se sont jouées ici des questions essentielles : comment faire du collectif avec l’éminemment personnel qu’est l’acte d’écriture ? Comment parler depuis soi dans une histoire fictive ?
Se sont ainsi construites pas à pas, sans plan initial d’ensemble, des narrations complexes, entrecroisant plusieurs parcours de vie. Elles peuvent maintenant se lire dans un livre qui est un site web : http//petiteracine.net/traquetraces.
Quels en ont été selon vous les bénéfices pour les élèves ? Quels enseignements en avez-vous vous-même tirés ?
Pour les besoins de cette fiction au long cours, je les ai engagés dans des procédures qu’ils ont dû juger parfois un peu sèches et complexes. J’ai également eu l’impression que les enjeux politiques et sociétaux qui m’animaient dans ce projet ne les concernaient pas. Et puis, au cours de l’année, j’ai vu comment chacun prenait conscience de sa liberté d’écriture (l’infinie capacité qu’on a de faire advenir ceci ou cela, quand on écrit). Je les ai vu constater ensuite que ce qu’ils disaient ainsi, dans la fiction la plus délibérée, les révélaient à eux-mêmes. Leur personnage, si sec, si « catégoriellement » éloigné d’eux parfois, au point de leur faire honte, devenait soudain un miroir, et certains m’ont dit leur surprise de se retrouver ainsi exprimé(e). Plus simplement, plus profondément, je crois qu’ils ont pris confiance dans l’acte d’écrire : sa simplicité, sa puissance. Ce pouvoir là, l’écriture, est toujours possible à prendre. Ils l’ont compris. Et moi j’ai compris que c’est cela qui est vraiment politique, plus encore que la question de la surveillance et de la protection de la vie privée dans tel ou tel contexte technologique.
Ecrivain contemporain, vous participez à un manuel de français de 3ème, « Passeurs de textes » : en quoi consiste votre participation à cet ouvrage ?
Avec la très grande liberté d’intervention que m’ont laissée les éditeurs de ce manuel, j’ai « accroché » des propositions d’écriture, avec une dimension collective pour certaines d’entre elles, à certains des textes proposés dans l’anthologie du manuel. A certains et pas à tous. C’est à dire que je n’ai jamais été mise dans la situation de devoir absolument proposer quelque chose quand le désir n’y était pas. Et puisque le désir y était, j’ai écrit moi-même des textes à partir de ces consignes d’écriture imaginées : trente et un textes qui ont vocation à faire partie d’un ensemble plus vaste, un collectif qui ne se connaitra jamais entièrement, mais qui aura quand même un espace de respiration commune, puisqu’un site sera activé où seront présents mes textes et des retours d’expériences sur les ateliers menés dans les classes à partir des pistes proposées dans ce manuel.
Tout en poursuivant votre œuvre littéraire, vous menez comme on le voit des expériences pédagogiques et numériques. A partir de cette position privilégiée, quel regard portez-vous sur les mutations en cours : le numérique peut-il selon vous conduire à de nouvelles pratiques d’écriture et inviter à rénover les modes d’apprentissage de la littérature ?
J’ai sans doute une position privilégiée mais ce n’est pas un promontoire : je suis tout à fait incapable d’avoir une vue claire du paysage qui se dessine, je sais seulement que sur le plan économique il a des allures de champs de bataille, et que la chance de la création contemporaine un peu vivante est de pouvoir (pour l’instant) avancer plus vite que les gros bataillons de la consommation culturelle, de s’engager dans les trouées. Alors ce qui est sûr, oui, c’est que des écritures s’inventent, c’est-à-dire réactivent des ferments d’écritures très anciens que la pâte d’écriture romanesque commercialement autorisée dans le monde de l’édition classique avait un peu étouffée. Il y a plusieurs manières de faire connaissance avec ces écritures[1]. Il est possible par exemple d’aller jeter un œil au catalogue de www.publie.net, fondé par François Bon, de découvrir la richesse des textes proposés. A partir de là, on peut rayonner, explorer aussi les sites web des auteurs, regarder comment là se déploient des projets qui sont comme autant d’opérations à cœur ouvert. Avec de si nombreuses, si différentes voix.
Alors oui, nous avons une position privilégiée. Exactement celle qu’on a le nez dans le guidon. On se grise parfois de la rapidité du petit vélo, oubliant qu’elle est toute relative. Mais ce qu’on ne nous retirera pas c’est de vivre la vitesse.
Ca teste, ça essaie, ça tâtonne, parfois ça fulgure, ce qui est sûr c’est que nous sommes plusieurs. Ce plusieurs là veut dire qu’il y a beaucoup d’échanges, parfois même de porosité entre les projets. Et cela est une chance aussi, cette idée d’inventer ensemble, cette idée qu’on a le désir d’écrire en lisant les autres, et que plus on lit plus on écrit, plus on écrit plus on lit, plus on vit. C’est en cela que le numérique peut rénover, oui, les modes d’apprentissages de la littérature, en brisant les notions sacrées d’auteur seul et génial, d’œuvre comme boite noire intouchable sur socle en marbre, pour proposer quelque chose plus proche, plus vrai, plus directement activable dans sa propre vie.
Avez-vous de nouveaux projets en ce sens ?
Le projet qui m’anime en ce moment est collectif, mais cette fois-ci j’invite à travailler avec moi non pas des élèves mais d’autres écrivains et artistes, dans une oeuvre numérique conçue comme une méditation poétique sur cette écriture extérieure de nos vies par les données. L’histoire en est très simple : Etant donnée une femme. On la retrouve nue et inconsciente dans un terrain vague. Puis elle se réveille, ne se souvient de rien, même pas d’elle-même. S’en suit la tentation de la requalifier à son insu : l’identifier puis reconstituer sa vie à partir de toutes les données collectées sur elle. « L’enquête » se déploie dans une description exhaustive et invasive, possiblement sans fin, mais sans que jamais l’accumulation de données permette de résoudre l’énigme de la personne.
Ce projet prend forme pas à pas, j’ai écrit déjà de nombreux textes, je les fais maintenant dialoguer avec des propositions visuelles ou d’autres textes, certaines de ces créations conjointes émaillent le web de façon aujourd’hui dispersées, elles auront ensuite vocation à être réunies dans une œuvre numérique dont la forme s’invente au jour le jour. Et puis il y a toujours l’adresse de mon atelier : www.petiteracine.net
Le projet d’écriture collective « Traque Traces » :
http://petiteracine.net/traquetraces/node/137
Le blog « petite racine » de Cécile Portier :
http://petiteracine.net/wordpress/
Cécile Portier sur remue.net :
http://remue.net/spip.php?rubrique367
Cécile Portier sur publie.net :
http://www.publie.net/fr/list/auteur-18297-c%C3%A9cile-portier/page/1/date
[1] Je participe cette année à la conception du Programme national de formation des lettres qui proposera le 19, 20 et 21 novembre prochain un séminaire sur cette question de l’œuvre à l’heure du numérique. A cette occasion de nombreux auteurs « numériques » seront invités en performance de lecture. Une occasion de découverte, donc, dans un événément ouvert à tous.