Par François Jarraud
« Avec l’évaluation, le pire est toujours à craindre. Mais il n’est jamais sur et le sera d’autant moins que se manifestera le souci constant de mettre en oeuvre les règles méthodologiques et le processus de questionnement éthique dont cet ouvrage avait pour ambition de monter à la fois la pertinence et la nécessité ». Agrégé de philosophie, professeur en sciences de l’éducation, Charles Hadji est un spécialiste des questions d’évaluation. Dans « Faut-il avoir peur de l’évaluation » il analyse l’évaluation sous l’angle d’une pratique sociale devenue dangereuse dont il faut sans cesse interroger le sens.
Présente partout, promise à un bel avenir dans le domaine scolaire si on regarde le pilotage par l’évaluation qui est déjà en place dans les pays anglo-saxons, ou la « culture de l’évaluation » que l’on vante en France, l’évaluation est devenue une pratique sociale qui influe nettement sur les rapports sociaux. Après une étude de 6 cas concrets, pas forcément dans le champ scolaire, Charles Hadji s’interroge sur ce que serait une évaluation « à bon escient ». Et c’est chez Kant qu’il trouve la clé. Il définit alors des principes qui doivent être respectés pour entrer en évaluation.
Pour une profession, comme l’enseignement, qui passe beaucoup de temps à évaluer, avec des conséquences sérieuses sur le destin des individus, le livre de Charles Hadji est une sorte de garde-fou. Il n’écarte pas l’utilité de l’évaluation. Il juge que cette pratique est utile. Mais il nous ramène à des exigences éthiques c’est à dire à la finalité que doit avoir notre enseignement : celui de la construction d’une société démocratique qui ne se nourrit pas de l’écrasement de ses citoyens. Un livre qui tombe à pic au moment où l’Ecole est à la croisée des chemins.
Charles Hadji, Faut-il avoir peur de l’évaluation ?, de Boeck, Bruxelles 2012.
Sommaire et commande
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Charles Hadji : « Depuis 2007, l’évaluation est en danger de devenir une calamité sociale »
Dans cet entretien, Charles Hadji avoue son faible pour les « désobéisseurs » : oui ceux qui refusent les évaluations nationales ont raison à ses yeux. Il explique pourquoi ces évaluation, condamnées également par le HCE, ne sont pas acceptables.
Dans votre livre, vous dites que l’on connaît actuellement une « frénésie évaluative », un « délire évaluatif ». Comment les expliquez-vous ?
Il y a deux grandes raisons. Une bonne : il est nécessaire d’y voir plus clair dans la conduite des actions sociales. Et une mauvaise, celle qui tient au climat de libéralisme exacerbé actuel et qui privilégie la performance et l’évaluation des individus. Celle-ci est très contestable mais malheureusement l’emporte.
L’évaluation n’est elle pas nécessaire ? Est-il illégitime d’évaluer les enseignants ou de donner des informations fiables aux parents ?
Il me semble que le souci d’évaluer a une légitimité incontestable. Mais à condition qu’on respecte ce qui fait qu’on respecte la méthodologie de l’évaluation et que l’on ne fasse pas ce légitime travail à des fins contestables. Le souci d’évaluer est légitime du point de vue de la conduite des actions sociales. Il est indispensable qu’on essaie de voir où on en est. Si évaluer c’est essayer de savoir où on en est par rapport à des objectifs, le problème c’est de connaître la pertinence de ces objectifs. La régulation est une nécessité pour conduire des actions. Il est donc normal d’évaluer des élèves, des enseignants, des journalistes… Mais ce travail de prise d’information a une dimension qui peut être explosive car le fait de se lancer dans ce travail fait admettre de facto la pertinence des buts. Or cette pertinence est discutable : pour quelles fins conduit-on cette opération ? Aujourd’hui une fin est prépondérante : la soumission aux prétendues lois du marché. Alors la frénésie évaluative devient d’autant plus contestable que ses fins le sont. Le souci d’évaluer correspond à une nécessité. Mais l’exercice du devoir d’évaluation peut se faire dans des conditions qui entachent la légitimité de ces évaluations. Ca peut être destructeur pour les individus.
S’il faut se soucier de l’éthique de l’évaluation, qui doit fixer cette éthique ?
C’est toute la question. Quand on entre dans l’éthique on entre dans le royaume des ombres. L’éthique c’est la recherche de principes d’action indiscutables mais tout peut y être discuté ! La difficulté c’est de trouver des règles qui soient universelles. En y réfléchissant bien et en m’appuyant sur Kant, je pense qu’on peut arriver a la conclusion qu’il y a une seule bonne raison : être au service de l’être humain et ne pas lui nuire. Ne jamais nuire a autrui et essayer de lui être utile. C’est le seul principe qu’on puisse trouver et qui permette de juger de l’éthique de ces pratiques
Sur le plan concret et scolaire, si l’évaluation scolaire est utile aux élèves et aux enseignants pour leur permettre de mieux ajuster leurs pratiques, dans ce cas elle est légitime. Si elle ne va pas dans ce sens et induit des humiliations, des brimades, elle place celui qui évalue en situation d’abus de pourvoir et elle est éthiquement condamnable. Il est possible de s’élever jusqu’a un point duquel on peut juger de ce qui est légitime. Ce point c’est celui du respect de la dignité de la personne. C’est clair. Si l’évaluation a pour effet de classer les individus, de trier et de placer ceux qui ne sont pas reçus en position d’échec, d’humiliation et de souffrance elle ne répond pas a cet impératif éthique. Mais si l’évaluation est une arme au service des faibles pour les aider à se développer et à donner le meilleur d’eux mêmes, ce qui devrait être le but de l’école, alors elle est éthiquement légitime. Il m’a semblé qu’aujourd’hui la prégnance de l’idéologie néolibérale induit des pratiques évaluatives qui ont un fort risque d’être serviles. Car les dogmes libéraux ne se soucient pas de la dignité de l’individu et le voient comme une marchandise. Il y a un fort danger pour l’évaluation aujourd’hui de devenir servile. Mais l’évaluation en soi ne l’est pas forcément.
Pouvez-vous donner des exemples d’évaluations qui pour vous ont dépassé la limite de l’acceptable ?
On en trouve tous les jours dans la presse. Les plus frappants sont dans le champ social. Par exemple quand l’évaluation est un alibi pour des licenciements par exemple. Je me rappelle d’une entreprise informatique où être évalué « 4 » signifiait un licenciement. Un grand avionneur vient d’être condamné pour des pratiques d’évaluation à partir de critères contestables. Tout ce qu’on a connu comme suicides dans des grandes sociétés montre que dans ces cas les évaluateurs ont été pris dans un système qui les a amenés à utiliser l’évaluation pour éliminer les plus faibles. Dans ces cas l’évaluation est mise au service d’actions éthiquement condamnables.
Sur le plan scolaire, on n’atteint heureusement pas de tels sommets. Mais il y a des cas où les évaluateurs ont abusé de leur pouvoir. Par exemple on abuse de son pouvoir quand on refuse de dire aux étudiants au nom de quoi on juge un travail insuffisant. Il faut communiquer les critères. Le pire ce n’est pas de vouloir apprécier un travail mais de ne jamais dire en quoi consiste l’excellence que l’on recherche. L’évaluation peut devenir très vite humiliante et conduire à des souffrances. Récemment un parent d’élève a fait manger son bulletin de notes à son fils. L’évaluation conduit à de telles pratiques ahurissantes car c’est la valeur de l’individu qui est en jeu. Le père a pensé que la valeur de son fils a été mise en jeu. L’évaluation peut rendre fou des enseignants, des responsables de ressources humaines ou des hommes politiques. Mais ce n’est pas constitutif de sa nature.
Dans le monde scolaire il y a des gens qui prennent une position de résistance. Vous sentez-vous proche d’eux ? Par exemple de ceux qui refusent les évaluations nationales ?
Oui j’en suis proche. J’ai participé à certaines de leurs journées en particulier avec les gens qui ont résisté aux évaluations de CM2. Je comprends leur combat. Je dirais que je le partage. Je m’arrête de le partager quand il aboutit a une remise en cause de l’évaluation en tant que telle. Je ne conteste pas l’évaluation scolaire. C’est un temps de la régulation légitime. On ne peut pas ajuster si on n’évalue pas. L’idéal serait d’aider les élèves à s’autoréguler. Mais certaines évaluations actuelles sont faites dans de telles conditions qu’on oublie cette nécessité de se mettre au service de l’élève. Je comprends le combat de ceux qui s’opposent aux pratiques d’évaluations en Cm2 – Ce1. Leurs reproches sont fondés.
Que reprochez-vous à ces évaluations ?
Elles ont succédé à des évaluations qui ne souffraient pas de contestation. Par exemple les évaluations diagnostic de la Depp de 1989 à 2003, sous l’autorité de Claude Thélot, étaient incontestables sur le plan scientifique et éthique. Elles avaient lieu en début de Ce2 et en début de 6eme pour évaluer les acquis d’un cycle. C’était sensé. Darcos les a avancées d’un an. Cela fait que l’on ne sait plus ce qu’on va évaluer. Elles arrivent trop tard dans l’année pour adapter l’enseignement et ne sont pas susceptibles de saisir les résultats d’un cycle. Alors à quoi servent-elles ? Elle sont inutiles. On peut se demander si elles ne sont pas effectuées à des fins cachées comme la sélection d’enfants. Elles peuvent préparer un examen d’entrée en 6ème ou un classement des écoles. Darcos s’en est défendu mais je reste persuadé que c’était dans la tête de ceux qui les ont imaginées.
Or un tel classement serait la pire des choses. Car on se placerait dans la recherche de l’excellence formelle qui ne se préoccupe pas de ce qu’on fait dans les écoles en fonction du public qui y est et de la façon dont on peut aider les enseignants de ces écoles à faire mieux leur travail. Au lieu de cela, on les condamne à l’échec en les comparant à d’autres qui ne sont pas du tout dans la même situation. Un autre reproche c’est que ces évaluations ont été faites en circuit fermé par la Dgesco sans distance critique. Ce sont ceux qui conçoivent la réforme qui créent les outils pour la juger ! Nathalie Mons, dans un article du Monde, avait mis en évidence cette critique. Il y a au ministère une division qui s’occupe de l’évaluation et elle est tenue à l’écart de l’élaboration des tests. Cette évaluation manque aussi de légitimité professionnelle : les enseignants ne sont associés ni a la démarche ni à la construction des épreuves. Elle manque de légitimité politique par absence de consensus sur ses fins pour lesquels on nourrit des soupçons justifiés. De l’extérieur cette évaluation de cm2 ressemblait a la précédente. Mais si on observe mieux elle est nettement contestable car inutile, avec des fins cachées, et une mauvaise conception. Dernier reproche : le coût de l’opération est très élevé alors que si la fin était de connaitre le niveau des enfants de cm2 on pouvait prendre seulement des échantillons ce qui coûtait moins cher. En réalité je pense que le ministère souhaite un classement des écoles et il faut résister à cela.
On est là dans le cas de figure de l’évaluation qui est servile, soumise au dogme néolibéral. Il est légitime d’évaluer les écoles mais chaque école produit des résultats dans des conditions non équitables. Il faudrait pouvoir pondérer les résultats de chaque école par le poids des facteurs qui pèsent sur ces écoles. L’évaluation des lycées est devenue moins contestable quand on est arrivé à la notion de « valeur ajoutée ». Evaluer les écoles pour les comparer c’est condamner celles qui ont les moins bons résultats à l’infamie simplement parce qu’elles travaillent dans des conditions qui imposent ces résultats. Une mise en concurrence dans ces conditions est le fruit d’une volonté perverse.
Vous tenez un discours de résistance. Mais les enseignants sont ils formés à avoir cette capacité de résistance ?
Il y a beaucoup à dire sur la formation des enseignants qui a été sacrifiée par le pouvoir actuel. Les enseignants sont-ils simplement formés ? Non ! On a sacrifié pour des raisons budgétaires et idéologiques la formation des enseignants. C’est une injure aux générations nouvelles. C’est indigne pour un pouvoir républicain. La dimension professionnelle et pédagogique est actuellement sacrifiée. Les enseignants ont besoin d’être informés sur les fins des pratiques évaluatives. Chaque formateur doit donner sa lumière à ce sujet. Mais on pourrait poser la même question aux citoyens.
Votre discours est très fort. Pourquoi le tenir maintenant ?
Ce n’est pas mon premier livre sur l’évaluation. Cela fait longtemps que je m’y intéresse. L’évaluation est une des activités humaines les plus courantes et les plus explosives. Car on se prononce sur la valeur. C’est disposer d’un pouvoir infernal ! Ca m’a toujours préoccupé. Il m’est apparu que, depuis 2007, l’évaluation est en danger de devenir une calamité sociale du fait du triomphe du dogme néolibéral en France. La question de la légitimité est devenue prépondérante car l’évaluation est mise au service de fins détestables comme la sélection généralisée ou comme la course a l’excellence en université. C’est la raison pour laquelle je pousse ce cri.
Propos recueillis par François Jarraud
Pourquoi les étudiants trichent-ils ?
Pascal Guibert et Christophe Michaut font le point sur les formes et les motivations de la triche du primaire à l’université. « À l’école primaire, la peur de la sanction scolaire et familiale est très présente, tout comme la crainte d’être rejeté par les pairs…Au collège, les élèves vont davantage évoquer des comportements stratégiques et ne tricher que dans certaines matières qu’ils considèrent comme secondaires, notamment le latin. C’est également le moment où l’entraide et le contournement des règles scolaires deviennent plus fréquents…. Avec l’entrée au lycée, la pression scolaire s’accentue, les difficultés d’apprentissage s’accroissent et certains disent tricher de temps à autre parce qu’il y a « trop de choses à retenir », que « certaines matières deviennent difficiles » ou encore qu’ils « manquent de temps » pour concilier les activités studieuses et les divertissements. On retrouve sensiblement les mêmes justifications pour les études universitaires ».
Etude du CREN
http://www.cren-nantes.net/IMG/pdf/Notes_du_CREN_no8-2.pdf
Sur le site du Café
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