Par Delphine Regnard
Depuis deux années, et avec l’appui de partenaires locaux, des expérimentations se déploient dans plusieurs académies pour évaluer l’intérêt pédagogique des usages de tablettes en classe.
Ces expérimentations se déroulent à l’intérieur de partenariats. Ainsi, les CRDP des académies de Versailles et d’Amiens accompagnent depuis la rentrée la mise en place du projet Tablette Elève Nomade (TEN) pour six classes de 6ème, projet soutenu par les conseils généraux des Yvelines, de la Somme et du Val d’Oise et par Orange : le site qui lui est dédié affiche en bonne place les logos de ces partenaires. Les enjeux économiques sont donc très importants, pour les constructeurs de tablettes comme pour les FAI. Nous avons rencontré des professeurs de lettres des académies de Versailles, Bordeaux, Lyon et Nice qui ont l’opportunité de tester ces nouveaux outils dans des procédures différentes (soit un prêt temporaire, soit une dotation à l’établissement pour équiper une classe de quelques tablettes ou tous les élèves d’une même classe).
Cependant, ne risque-t-on pas de transformer le cours en démonstration commerciale ? S’agit-il bien d’éduquer et de développer des compétences ou de transformer le cours en jeu ? C’est tout l’enjeu de ces expérimentations qui, tout en étant attentives à ces problématiques, commencent à montrer une réelle plus-value pédagogique. Comment cet instrument à usage personnel permet-il à la fois de faire travailler les élèves et de faciliter la collaboration ? Si « on attend que (les tablettes) favorisent une mise en œuvre plus souple du numérique dans la séquence de cours » (Eduscol), leur fonction tactile est également très intéressante et amène de nouvelles pratiques de lecture et d’écriture numériques. Cet instrument semble donc interroger les pratiques que les professeurs de lettres tendent à mettre en place chez leurs élèves : lecture active, écriture fréquente et prise de notes, recherche d’informations, ouverture culturelle, procédures de vérifications…
Retours sur les premiers constats.
La tablette, ou le cartable numérique enfin réalisé ?
C’est le constat que dresse Astrid Dubost, professeure de Lettres classiques au collège Youri Gagarine de Trappes. Chaque élève dispose d’une tablette qui lui est personnelle et qui lui sert de classeur et de manuel. L’élève dispose dans sa tablette des extraits scannés du livre (papier) lu et étudié en classe, des exercices qui ont été réalisés en classe – il peut ainsi les refaire pour s’entraîner à nouveau- ainsi que des documents qui permettent d’enrichir le travail sur le livre. C’est aussi un moyen de fournir gracieusement des documents, sans le recours aux photocopies, à commencer par des extraits du livre lui-même qui est souvent prêté par l’établissement et sur lequel l’élève ne peut donc pas écrire. Les systèmes d’annotation se révèlent alors très pratiques et précieux. Pour le professeur, la gestion des ressources est facilitée et ne se fait plus via un blog mais via cette tablette. La simplification des procédures libère du temps dévolu désormais à la préparation de documents et à la création d’exercices interactifs. C’est aussi cet usage de la tablette comme centre de ressources que relève Christiane Chydériotis, professeure au collège Jean Charcot de Lyon : « les élèves se servent généralement de la tablette en classe comme d’un outil de références, à côté du classeur et de la trousse, du fait de son faible encombrement. Des documents peuvent être mis à leur disposition sur l’ENT, qu’ils peuvent ensuite importer très rapidement sur la tablette (pdf, document texte). »
La tablette, une boîte de Pandore ?
Outre le prix de l’appareil, ce qui est en jeu aussi ce sont les applications et la recherche de ressources libres et/ou gratuites. Car il s’agit bien d’apprendre aux élèves à lire et à écrire et non de donner envie aux futurs citoyens qu’ils sont, et à leurs parents, d’acheter les contenus desdites tablettes. Cette ligne est difficile à tenir mais les collègues y sont attachés. Ainsi, Christophe Tauzin, professeur de Lettres dans l’académie de Bordeaux, explique que sont privilégiées « les applications gratuites comme les logiciels de liseuses, les ressources en ligne tels que les dictionnaires et conjugueurs et, pour les activités de production, un bloc-notes collaboratif et multimedia, accessible depuis un service en ligne et une application à télécharger. » Christiane Chydériotis utilise également un certain nombre d’applications gratuites. Elle ajoute qu’ «elle a très occasionnellement utilisé avec les élèves le traitement de texte. » En effet, on constate que la tablette ne sert pas tant à écrire qu’à lire et annoter.
D’autre part, si l’on entend assez souvent des réserves sur l’aspect attractif que les tablettes peuvent revêtir, c’est une réelle qualité remarquée par les enseignants comme Jean-Yves Bouton, professeur de lettres classiques au Lycée Pape-Clément à Pessac : « ce qui est sûr, c’est la demande liée à l’attractivité du produit : les élèves ont émis le souhait de poursuivre l’activité sur tablette, ce qui est significatif ; sur le plan de l’écriture collaborative, on voit aussi une fusion nette entre les divers points de vue, une négociation nécessaire qui conduit à des échanges verbaux souvent intéressants. »
La tablette, ou la lecture-écriture (ré)inventée ?
Quand on s’interroge sur ce que le numérique change à la lecture et l’écriture, on est amené de facto à examiner la dimension tactile de la tablette qui modifie le rapport au texte, selon Pierre Estrate, professeur de Lettres classiques dans un collège de l’académie de Nice, qui expérimente cet outil en classe de latin : « A mes yeux, la tablette permet un retour aux sources de l’étude de la langue. On a le texte sous le nez, on le touche, on le chahute. Bref, on le manipule vraiment, il n’y a plus de barrière physique (papier glacé, texte présenté comme un bloc infranchissable au tableau…). Grâce aux pistes que je veux proposer, la barrière psychologique (car c’en est une !) peut être franchie par des modules tactiles de langue, de contexte culturel, de questionnement automatisé intelligent, que l’élève utilise en fonction de son tempérament, de son niveau et de ses objectifs. Il se met un peu dans la peau d’un artisan, qui va fabriquer du français avec du latin. On ne perd pas non plus en termes d’exigence intellectuelle. » Si tous les professeurs notent que la lecture est grandement facilitée par la possibilité d’agrandir ou réduire le texte, c’est donc la manipulation du texte qui intéresse particulièrement Astrid Dubost et Pierre Estrate : sur le site de l’expérimentation TEN, Astrid Dubost explique comment elle fait manipuler les mots d’une phrase aux élèves lors d’un exercice de grammaire ; cette manipulation se fait également en cours de latin et est tout aussi satisfaisante. Si, comme dit Antoine Compagnon dans son article « Ma machine à relire », publié sur le Huffington Post le 07 février 2012, « pour les vétérans, la tablette est une machine à relire : elle repousse les murs de la bibliothèque », elle semble être pour les plus jeunes un vecteur valable entre eux et les oeuvres littéraires ».
La tablette, un outil personnel ou de partage ?
Une tablette est un outil nomade de plus grande qualité qu’un ordinateur, fût-il portable : elle est très facilement mobile et son autonomie est très grande. C’est ce que retiennent les professeurs interrogés : Astrid Dubost a pu constater un changement d’attitude chez ses élèves qui n’hésitent pas à partager avec leurs camarades les travaux qu’ils effectuent sur leur tablette en la leur montrant, geste qui ne se produit pas lorsqu’ils travaillent sur leur cahier. On peut ainsi voir des élèves se regrouper autour d’une même tablette et se prêter à des échanges et des commentaires. C’est ainsi un esprit d’équipe qui est permis par cet outil : « le groupe classe traditionnel explose. La pédagogie différenciée n’est pas un luxe, mais une nécessité. Instinctivement, les élèves se rapprochent par groupes de compétences. La tablette ouvre la voie d’une scolarité vraiment modulaire où chacun va à son rythme, mais en équipe, et non seul. Le professeur a les mains libres et peut adapter en temps réel le niveau de difficulté adapté à chaque groupe. « Cela n’est pas difficile pour l’enseignant en réalité, mais demande une tournure d’esprit et un peu d’habitude. » commente Pierre Estrate. De plus «il y a un vrai respect de l’élève vis-à-vis du matériel par rapport au manuel papier. Le clivage « vie à l’école » et « vie privée » s’atténue : on utilise en cours un objet que l’on voit partout ailleurs, contrairement à un manuel. »
Comme les peintres impressionnistes qui sortirent leur chevalet à l’extérieur de l’atelier au XIXème siècle, la tablette fait éclater les murs pour que ce qui se fait en classe soit amené à l’extérieur afin de mieux en nourrir les activités. Elle semble permettre une ouverture, réelle et métaphorique, au monde via Internet ou hors les murs de la classe : « Quelques tablettes ont été utilisées en sorties scolaires dans Lyon, à la fois avec la fonction appareil photo et la fonction prise de notes. Les documents ont été ensuite récupérés et mis à disposition des élèves sur l’ENT pour une exploitation en classe. »
La tablette, entre pesanteur et légèreté
Pour l’instant, la maintenance des tablettes et l’enrichissement de leur contenu sont vraiment très lourds mais les usages en classe permis sont, eux, suffisamment pertinents pour s’y astreindre. Astrid Dubost note qu’il n’y a plus d’interruption du déroulement du cours pour se rendre en salle informatique, où c’est souvent un « marathon » (sic) pour répondre à toutes les demandes : les tablettes sont utilisées au cours des activités et viennent les soutenir. Usages suffisamment enthousiasmants pour poursuivre l’expérience…et la généraliser ?
Christiane Chydériotis, Pierre Estrate et Christophe Tauzin seront présents au colloque écriTech’3 à Nice les 5 et 6 avril :
http://www.ecriture-technologie.com/
Liens :
Article d’Eduscol sur le déploiement des tablettes :
http://eduscol.education.fr/cid58257/des-pistes-d-utilisation[…]
Projet TEN du CRDP de Versailles :
Expérimentation à Lyon (site de Lettres) :
http://www2.ac-lyon.fr/enseigne/lettres/spip.php?rubrique51&lang=fr
Serveur académique bordelais d’ebooks SELINUM :
http://disciplines.ac-bordeaux.fr/lettres/
Article d’Antoine Compagnon, « Ma machine à relire », Huffington Post
http://www.huffingtonpost.fr/antoine-compagnon/ma-machine-a-relire_b_1260175.html
Blog d’Astrid Dubost avec le lien vers son interview télévisée
http://blog.crdp-versailles.fr/adlitteram/index.php/post/08/02/[…]