Par Jeanne-Claire Fumet
En éditant un coffret de films documentaires réalisés par Eric Rohmer pour la télévision scolaire dans les années 60 (voir l’article de l’Expresso du 20 février), le Scéren-CNDP met à disposition des enseignants quelques pépites d’érudition dont l’exploitation en classe, si elle n’est pas évidente au premier abord, peut s’avérer très éclairante. Pour la philosophie, un Entretien sur Pascal de 20mn entre le R.P. Ducarle et le philosophe Brice Parain jette une lumière troublante sur l’opposition entre les démarches de la foi et de la réflexion critique : le philosophe se débat dans l’inquiétude, saisi par l’effroi d’une quête abyssale : où va la raison quand elle abandonne la certitude mathématique pour des vérités qui lui échappent ? L’homme de foi, passé au-delà des affres de l’incertitude, trouve Pascal admirable mais un peu excessif : tant de rhétorique pour si peu saisir de ce que l’humble croyance sait avec une certitude inquiète mais confiante ? Les contradictoires ne se rejoindront pas : l’incertitude héroïque de l’un et celle, confiante, de l’autre, n’ont pas le même objet.
Inquiétude et scandale.
L’entretien sur Pascal met aux prises, dans un dialogue sobrement filmé en noir et blanc, le philosophe Brice Parain et le Révérend Père Ducarle, dominicain. Les deux hommes on rencontré Pascal aux premiers temps de leur adolescence et en ont ressenti tous deux une vive émotion spirituelle qui ne les a plus quittés : d’inquiétude pour le premier, de scandale pour le second. Les rôles semblent donnés et les parts distribuées : l’homme de foi va paradoxalement se méfier du mysticisme passionnel, et le rationaliste s’émouvoir de la puissance infinie du calcul des probabilités. Mais la dramaturgie de l’échange est plus subtile : c’est la question de l’amour qui va en définitive séparer les deux hommes, que l’on attendait sur le registre de l’opposition entre foi et raison.
« Où va la raison au-delà des mathématiques ? »
L’inquiétude philosophique est née pour Brice Parain d’un questionnement mathématique à la lecture des Pensées. Où va la raison si elle s’envole vers l’incertitude des probabilités mathématiques – la règle des parties ? Si elle s’engage follement dans la recherche d’un certain quelque chose de plus réel, de plus vrai, de plus fondamental que les mathématiques – au point de jeter aux chiens les trésors de son génie mathématique et de se convertir ? A ces tourments, l’homme de foi répond par un autre sentiment : le mécontentement d’un jugement faux dans un texte admirable. C’est trop dramatiser, estime-t-il, on sent la rhétorique ; et il manque aux Pensées une dimension des Écritures que Pascal n’a pas vue. Parce que vous croyez à la Rédemption, rétorque Brice Parain : en entrant dans la vie religieuse, vous échappez à l’inquiétude de Pascal en lui obéissant. Il veut convaincre que l’homme sans Dieu est malheureux, vous quittez l’inquiétude en faisant le choix de Dieu.
« On n’a pas le droit d’aimer ».
Le dominicain retourne alors l’avantage : le tourment de Dieu lui est venu après son entrée dans les ordres – les abîmes, les déserts, l’incertitude, sa jeunesse les ignorait. Mais ce que Pascal, lui, ignore, c’est la force de l’amour – peut-être parce qu’il n’a pas vécu assez pour en connaître le repos. « On n’a pas le droit d’aimer », dit pascal, mais que faire d’autre ? Comment aimer Dieu sans commencer avec l’amour des hommes – et puis ce qu’on appelle Dieu arrangera tout cela. La vie dont Pascal nous concède le droit n’est pas souhaitable, estime le R.P. Ducarle. Ce Pascal des Pensées n’est plus le savant de 1650 qui trouve l’équilibre de la science moderne et entre d’un pied ferme dans le monde infini. Il est pris dans une lutte admirable entre le nombre du langage et l’au-delà de tout nombre, la grâce, qui surgit lorsque « la période cède » devant la vérité. Mais Pascal ne veut pas accepter la misère du langage et l’impuissance du cœur – alors la rhétorique l’emporte.
« L’obligation d’aimer plus que le droit d’aimer »
Orgueilleux, méprisant à l’égard de l’humaine réalité, le Pascal des Pensées ? Il abjure le droit d’aimer, use de finesses rhétoriques pour emporter l’adhésion des hommes sur des questions peu sûres, comment le défendre ? Il entend pourtant composer même avec la pire mauvaise foi, la pire malignité en l’homme réel – faire homme avec le pire des hommes, proteste Brice Parain. Contre le droit d’aimer, il pose – plus haute et noble – l’obligation d’aimer, comme un défi jeté à la mort, à l’incommunicabilité, à la misère de l’homme. C’est d’une violence admirable. Le dominicain en convient ; mais peut-on transpercer même l’homme le plus coupable, d’une plume admirable ? Il faut croire en l’amour ; quand l’amour est heureux, il dépasse son droit et arrive au repos. C’est un amour immense et qui s’accepte incomplet – complété par le seul Jésus-Christ, conclut le R.P. Ducarle. « Je n’en suis pas encore au repos sur ce point ! » s’insurge l’écrivain. Pourquoi ne pas entreprendre de travailler pour l’incertain ? questionne alors l’homme de foi – et dans l’acquiescement presque timide de l’écrivain, se révèle toute leur opposition : il y a du néant dans l’incertitude philosophique, que le croyant comble de tout le divin. L’un risque sa raison dans le questionnement, l’autre dispose des réponses et feint d’interroger.
BHL sur l’évolution de la philosophie scolaire : « une mauvaise impression ».
Venu rejoindre Arielle Dombasle lors de la présentation du coffret du Scéren-CNDP sur les films documentaires d’Eric Rohmer, le jeudi 16 février au Centre Pompidou, le philosophe Bernard Henri Lévy a regretté de ne pas pouvoir se prononcer sur l’intérêt philosophique de ces courts métrages, qu’il n’avait pas encore visionnés. Mais interrogé sur la manière dont il perçoit l’évolution de l’enseignement scolaire de la philosophie en France, le célèbre écrivain s’est déclaré sans ambages : « Cela me donne une très mauvaise impression, a-t-il décrété. L’impression que l’on est en train de sacrifier la philosophie sur l’autel des disciplines cognitives et des sciences de l’évaluation, et autres fariboles de ce genre. » Peut-être les documentaires de Rohmer peuvent-ils aider à nourrir la réflexion sur une philosophie scolaire rigoureuse et exigeante, qui ne soit ni dogmatique, ni mécanique.
Jeanne-Claire Fumet
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