Avec la révolution de l’imprimerie, la transmission, la culture, l’éducation furent à réinventer. Le 21ème siècle nous ouvrirait-il un chantier de même importance ? Le récent essai de François Bon, qui prend le risque d’aborder cette question, est moins celui d’un théoricien que d’un « praticien réflexif ». A partir de son expérience singulière d’écrivain (évocations du corps en train de lire ou d’écrire sur l’ordinateur et les tablettes, exploration de la bibliothèque personnelle, interrogations sur l’organisation interne des dossiers dans les disques durs, histoire des équipements informatiques ou des sites internet successifs…), il donne à voir et à penser une mutation collective, essentielle, historique : le passage du livre au numérique. Juste parce que dépassant les crispations nostalgiques comme les utopies technicistes, l’ouvrage trace à son humble façon de nouveaux chemins pour la littérature, et donc son enseignement.
La métamorphose
L’essai bien entendu est intéressant par les ruptures qu’il éclaire. D’amusantes anecdotes montrent la difficulté de certains à les accepter : les Celtes ont aussi disparu d’avoir refusé l’écriture, comme disparaîtront peut-être tous ceux qui s’efforcent « de ne pas assumer les technologies émergentes », Flaubert lui-même vilipenda le passage de la plume d’oie à la plume de métal… François Bon montre bien combien le fétichisme du livre comme objet (si plaisant pour certains à l’odeur et au toucher …) et comme forme (l’assignation dans un genre, l’œuvre close sur elle-même) participe d’une sacralisation de la littérature qui n’a plus guère de sens et où elle a même peut-être beaucoup à perdre.
Le procès
Beaucoup de certitudes et de préjugés sont ainsi remis en cause : la tablette d’argile paraît en réalité « ultra-moderne » ; comme la lecture n’est pas par nature linéaire, il n’y a pas d’opposition fondamentale entre la lecture papier et la lecture numérique ; la qualité littéraire d’une œuvre ne se juge évidemment pas à sa longueur (« c’est par incapacité à honorer le bref qu’on qualifie Henri Michaux, prosateur majeur, de poète ») ; la « fragmentation dans le temps de l’écriture » est caractéristique de la littérature à toute époque (cf. « la contrainte des 120 mots quotidiens que s’imposait Stevenson ») ; ce n’est pas dans la célébration du passé, mais dans les « secousses du présent » que la littérature « est au plus radical, au plus novateur » (cf. Balzac fasciné par les trains) ; certaines classifications génériques sont de pures extrapolations (« Ce que nous nommons aujourd’hui « roman » ne vaut pas pour Le Rouge et le Noir qui s’intitule aussi « mœurs », ni pour Madame Bovary, qui s’intitule « mœurs de province ») ; il y a des écrivains qui n’ont jamais écrit de livre (Mme de Sévigné) ; ce sont les contraintes techniques de diffusion et de reproduction des textes qui ont toujours déterminé les formes littéraires et non l’inverse ; on peut être un écrivain multitâches, c’est-à-dire écrire tout en écoutant de la musique, en surveillant ses mails ou son fil Twitter ; l’ordinateur ne fait pas perdre de temps et on peut même y gagner « un dédoublement permanent de (s)es usages de vie » …
Le verdict
L’essai de François Bon pose en creux par-delà l’avenir du livre des questions essentielles sur la nature même de la littérature. Et si l’œuvre littéraire n’était souvent rien d’autre qu’une supercherie ? Combien d’œuvres nous ont été présentées comme telles alors qu’elles n’en sont pas : compilation de textes divers (cf. « l’œuvre » de Kafka qui est plutôt un exercice proche du blog par le rythme quotidien, la variété des thèmes et formes, où se mêlent écriture de soi et courtes fictions), variantes et éditions multiples (« L’œuvre principale de Baudelaire n’a jamais été un livre »), écrits non publiés par leurs auteurs (comme les Mémoires de Saint-Simon), textes qui ne sont pas à l’origine conçus comme de l’écriture littéraire (les Oraisons de Bossuet ou les Lettres de Mme de Sévigné), reconstructions artificielles (Proust à propos de l’organisation de La Comédie humaine remarque qu’il s’agit d’une « unité rétrospective et donc factice ») … Une œuvre littéraire n’est alors souvent qu’une reconstitution a posteriori : un assemblage, une architecture, un objet qui vient enfermer l’écriture dans une forme finie. L’écriture en réalité doit être perçue comme un processus plutôt qu’un produit abouti : elle est hétérogène, discontinue, volontiers portée vers la brièveté, voire l’instantané, parfois l’intimité …Et si la littérature alors n’était elle-même qu’un après-coup, un espace d’autant plus sacralisé qu’il est mythique ? Et si le numérique alors était une chance retrouvée de faire vivre l’écrit ?
Le château
Ainsi le livre de François Bon montre souvent l’écrivain au travail : Rabelais, Flaubert, François Bon lui-même …. L’image donnée d’un auteur est plus modestement artisanale que dans son idéalisation romantique, longtemps véhiculée par l’école, mais aussi tellement plus réelle et plus humaine : l’après-livre est peut-être paradoxalement l’occasion de redécouvrir la matérialité de l’écriture, de refaire de la littérature un acte. C’est aussi à ce prix qu’elle pourra s’échapper des « beaux livres », où des clercs voudraient la cloisonner, pour trouver son lieu, démocratique : dans l’atelier d’écriture si cher à François Bon ? sur la toile où les adolescents d’aujourd’hui pratiquent quotidiennement des activités de lecture-écriture ? et pourquoi pas dès lors aussi à l’école, où le numérique peut devenir un nouvel espace de créativité, où l’ordinateur peut être à chaque élève, pour reprendre une expression d’Hubert Guillaud, à la fois « machine à lire » et « machine à écrire » ?
Préparatifs de noce à la campagne
Comme on le voit à travers les nombreux exemples sollicités, la démarche adoptée par l’auteur orchestre un va-et-vient entre les expériences du passé et un futur en train de s’inventer. Et l’ouvrage dès lors est moins un manifeste révolutionnaire qu’un livre d’hommages. L’essayiste paye son tribut, met à jour les continuités autant que les mutations : il montre que l’avènement du numérique ne signifie pas la mort de la littérature, qu’il peut même en préserver avec bonheur une mémoire vive, qu’il est donc bien en ce sens une chance pour qu’à l’école.
Ce que nous propose François Bon, c’est peut-être paradoxalement un beau retour à Rabelais ou à Montaigne, dans leur exercice festif de la culture et de la langue, dans leur effort pour inventer une pédagogie vivante, dans la facture même de leurs livres, qui goûtaient la discontinuité, l’emboîtement, l’intertextualité, qui invitaient déjà à une lecture faite de digression et de distraction. Comme pour proposer que la littérature soit encore et toujours, même après le livre, surtout après le livre, le chemin de l’humanisme.
Au moment où les nouveaux programmes de français au lycée enferment la littérature dans une projection patrimoniale d’elle-même, il n’est pas inutile de lire et relire François Bon pour y trouver plus que de la modernité : de l’air.
Celui du large.
Jean-Michel Le Baut
Le livre de François Bon, publié aux Editions du Seuil, est aussi disponible en version numérique sur le site publie.net.
http://www.publie.net/fr/ebook/9782814504103/apr%C3%A8s-le-livre
Les titres ici empruntés à Kafka sont un hommage à celui que François Bon évoque comme un blogueur « avant la lettre ». On notera qu’un site internet lui a ouvert un espace de lecture pour en proposer de nouvelles traductions ou retraductions, pour favoriser « la mise en réseau de l’œuvre de Kafka dans son caractère inachevé et toujours en devenir ».
http://www.oeuvresouvertes.net