Par François Jarraud
Tous les établissements secondaires ne se valent pas. Chacun a une image qui, dans la situation actuelle où la carte scolaire est « allégée », pèse lourd sur son recrutement et sa destinée. C’est une des raisons qui amènent les établissements à se construire une identité. Pour Hugues Draelants, sociologue, chargé de recherches à l’université de Louvain, qui publie, avec Xavier Dumay, « L’identité des établissements scolaires » aux PUF, cette construction identitaire a à voir aussi avec le nouveau management de l’Ecole. Et elle amène de nouveaux paradoxes. Sensée individualiser les établissements, cette politique aboutit surtout à augmenter les inégalités. « Les établissements qui étaient censés se différencier pédagogiquement les uns des autres ont surtout tendance à se différencier socialement et ethniquement », estime, non sans raison, H Draelants. Autre effet : « les politiques d’évaluation qui cherchent donc à agir sur les cultures des établissements réussissent surtout à renforcer l’importance stratégique des images d’établissement ». Au final ce « management des apparences généralisé » instaure de nouvelles injustices et fabrique de nouvelles victimes. L’ouvrage de H Draelants éclaire donc puissamment les transformations en cours dans notre système éducatif et son devenir.
Votre livre sur l’identité des établissements fait le lien entre cette question et le new management des systèmes éducatifs? Vous dites que pendant longtemps les établissements ont existé mais n’avaient pas d’identité. Que voulez vous dire ?
Nous ne disons pas que dans le passé les établissements n’avaient pas d’identité ni d’ailleurs qu’aujourd’hui tous les établissements auraient forcément une identité très affirmée. Ce que nous disons c’est que cette question fait désormais l’objet d’une régulation et d’une injonction politiques implicites : les nouvelles politiques scolaires, post-bureaucratiques et managériales, contribuent en effet à faire des établissements des acteurs centraux du système scolaire et, ce faisant, elles transforment la définition de ce qu’est un établissement. On attend des établissements qu’ils développent une identité propre (c-à-d. qu’ils cessent de fonctionner comme des bureaucraties professionnelles) : un bon établissement doit affirmer ses spécificités en matière de projet pédagogique et éducatif afin de se différencier des autres établissements (qui tendent donc à devenir des concurrents).
Partant de ce constat, nous nous interrogeons sur ce que recouvre cette notion d’ « identité des établissements ». Quelles sont les conditions nécessaires à la construction d’identités d’établissements ? Qu’est-ce que cela implique comme évolutions pour les acteurs scolaires et sur le fonctionnement des établissements ? Pour répondre à ces questions et comprendre les conséquences de ces nouvelles politiques scolaires, nous faisons le point dans l’ouvrage sur ce que nous apprennent les recherches (principalement en sociologie des organisations et en sociologie des établissements scolaires).
La sociologie des organisations a montré depuis longtemps que les établissements sont des organisations faiblement intégrées et qu’il n’y a donc pas lieu de postuler l’existence d’un lien fort entre ce qui relève des représentations qui circulent à propos d’un établissement (image perçue, réputation) et son fonctionnement réel (normes, pratiques et interactions scolaires ou la culture de travail interne). Au plan organisationnel, la construction identitaire résulte donc d’un processus de transaction entre des images et des cultures organisationnelles. Opérationnaliser la notion d’identité d’établissement suppose d’analyser ces deux facettes.
Du côté de la sociologie des établissements scolaires, les chercheurs constatent depuis trente ans les difficultés rencontrées par les établissements scolaires pour se construire comme des collectifs mobilisés autour de projets, particulièrement en France (en raison d’une autonomie de gestion des ressources et de recrutement qui demeure limitée). Autrement dit, ils questionnent leur capacité à développer des cultures d’établissement. En revanche, ils soulignent l’importance qu’acquièrent les images d’établissement dans les stratégies de choix et d’évitement des établissements par les familles, en particulier parmi les classes moyennes. La conséquence en est que les responsables d’établissements sont devenus particulièrement attentifs à l’image que l’établissement renvoie auprès de son environnement. La maîtrise et l’amélioration de l’image d’un établissement est donc souvent le principal moteur de sa réflexion identitaire.
La recherche d’une nouvelle identité est-elle la résultante d’une pression vers l’autonomie manageriale des établissements ou reflète-elle un mouvement plus vaste encore de fractionnement, voire de recherche identitaire, de la société ?
On peut en effet penser que cela participe d’un changement sociétal plus large lié à la massification scolaire et à l’accroissement des inégalités sociales et territoriales. Comme je le disais, la recherche identitaire est généralement d’abord motivée par un souci de réputation, cela signifie que les politiques scolaires ne sont pas seules en cause, les ségrégations urbaines, la recherche d’entre soi et le repli identitaire des classes sociales les plus favorisées sont également parties prenantes de ce changement. Le consumérisme scolaire n’a pas attendu la suppression de la carte scolaire, il la précède et la motive, en retour celle-ci a tendance à le renforcer. Ces différents aspects sont donc en réalité intimement liés. Ce qui semble clair à la lecture d’un nombre de plus en plus grand de recherches c’est que les établissements qui étaient censés se différencier pédagogiquement les uns des autres ont surtout tendance à se différencier socialement et ethniquement.
Les questions de la suppression de la carte scolaire et d’évaluation des établissements sont-elles centrales dans ce processus de création identitaire ?
Elles posent en tout cas des questions qui nous paraissent absolument centrales. Prenons l’exemple des politiques d’accountability (NDLR c’est à dire politiques de pilotage par l’évaluation). Le grand problème de ces politiques au regard du processus de création identitaire est qu’elles reposent sur le postulat qu’en informant les établissements à propos de leurs résultats, on va générer la recherche d’une plus grande cohérence entre, ce que nous appelons dans le livre, les images et les cultures d’établissement. En fait le couplage entre image et culture est une condition de réussite de ces politiques. Or comme je l’ai évoqué précédemment les recherches indiquent que rien n’est moins évident : les situations de décalage entre la culture et l’image d’un établissement représentent plutôt la norme que l’exception.
Les politiques d’évaluation qui cherchent donc à agir sur les cultures des établissements réussissent surtout à renforcer l’importance stratégique des images d’établissement, avec à la clé plusieurs dérives possibles : une première dérive qu’on peut qualifier de narrative est celle qui consiste par un management des apparences à produire une image en trompe l’œil, embellissant la réalité ou à se complaire dans le récit de sa réussite. L’engouement pour l’évaluation des établissements porte en elle une seconde dérive potentielle qui est celle de l’étalonnage ou de la standardisation. En érigeant les « bonnes pratiques » en norme à atteindre par tous les établissements alors que celles-ci relèvent en fait de l’exception, ces politiques stigmatisent et culpabilisent ceux qui, pour des raisons liées notamment à la composition de leur public, ne parviennent à atteindre les mêmes résultats. On notera au passage le caractère paradoxal du processus de construction d’identités d’établissement puisqu’il produit une standardisation accrue. S’afficher publiquement comme un établissement simplement « ordinaire » est par exemple désormais inenvisageable dans le contexte anglais.
L’hyperadaptation est un troisième risque qui se rencontre lorsqu’un établissement décide de se focaliser sur le classement et de faire progressivement correspondre celui-ci avec son identité. Par un effet de prophétie autoréalisatrice, l’évaluation finit alors par produire ce qu’elle ne cherchait qu’à mesurer. Ce faisant la troisième dérive s’inscrit aussi dans une forme de management des apparences et produit de la standardisation redoublant ainsi les deux autres dérives.
Les recherches menées dans les systèmes où les politiques d’évaluation occupent une place plus centrale qu’en France tendent ainsi à mettre en évidence un management des apparences généralisé générateur d’un grand flou. Par un de ces effets non intentionnel dont les politiques scolaires ont le secret il semble donc que cela devienne encore plus difficile qu’avant d’évaluer la qualité de l’enseignement, alors que l’objectif visé par les nouvelles politiques était de renforcer le couplage entre la réputation d’un établissement et son fonctionnement interne.
Comment réagissent les enseignants à ces pressions ? Peut-on négocier son identité ?
Les enseignants n’y sont évidemment pas insensibles. Lorsqu’elle existe la culture de l’établissement peut être une source de résistance face aux pressions venant de l’environnement institutionnel. Les résultats d’évaluation, par exemple, sont systématiquement filtrés et interprétés par les membres de l’établissement en particulier lorsque l’évaluation renvoie aux acteurs scolaires une image de leur établissement qui ne coïncide pas avec celle qu’ils s’en font. Il y a toujours plusieurs lectures possibles d’une même évaluation. Leur liberté d’interprétation est cependant contrainte par les positions objectives des établissements de même qu’elle dépend de la manière dont les directions envisagent les politiques de reddition des comptes. S’ils sont capables de relativiser les résultats pour protéger leurs identités personnelles et collectives, ils peuvent aussi avoir intérêt s’en saisir à leur avantage pour se repositionner vis-à-vis des établissements environnants. Loin d’être passifs, ils participent de manière collective à la définition des identités d’établissement. On manque cependant encore de recul pour apprécier clairement l’effet de ces pressions sur leurs conceptions et représentations du métier.
Au final n’assiste-on pas à l’éclatement du corps professoral au profit d’identités locales ?
Ce qu’on sait c’est que l’identification organisationnelle des enseignants est en moyenne plus développée aux deux extrêmes de la hiérarchie scolaire, c’est-à-dire soit dans des établissements difficiles soit dans des établissements d’excellence, qui ont objectivement davantage de raisons de se penser sur le mode de la singularité.
Dans l’espoir d’accroître leurs performances, les modes de régulation post-bureaucratiques ou managériaux cherchent à développer chez les enseignants une identification forte à leur établissement. Ils tendent par ailleurs à accentuer le processus de différenciation des établissements. On peut alors se demander si l’exacerbation des identifications organisationnelles ne risque pas de concurrencer et d’affaiblir l’identification professionnelle des enseignants. C’est une hypothèse que nous formulons dans l’ouvrage mais à ce stade rien ne permet de l’affirmer. Il serait intéressant de mener des recherches sur cette question. Notre réflexion dans l’ouvrage a d’ailleurs un caractère programmatique.
Quelles peuvent- être le victimes de ces bricolages identitaires ?
Dans un contexte qui valorise et publicise la performance, il est évident que faire partie d’un établissement affublé d’une image négative et stigmatisante est une expérience généralement douloureusement ressentie. Cela peut d’ailleurs constituer une véritable forme d’injustice dans la mesure où les performances d’un établissement sont étroitement liées à divers facteurs (recrutement social, expérience des professeurs, localisation géographique…) qui échappent largement au contrôle des responsables d’établissement.
On peut aussi penser que les utilisateurs les moins favorisés socialement, moins bien informés, moins aptes à faire la part des choses entre les identités de façade et la qualité réelle des établissements sont davantage susceptibles de pâtir de ces bricolages identitaires produisant un management des apparences généralisé.
Cette évolution reflète-elle une uniformisation des systèmes éducatifs, un alignement sur l’école communautaire anglo-saxonne ? Ou voit-on se créer une nouveau modèle français ?
Il y a bien des tendances communes qui sont repérables, conformément à la globalisation des politiques éducatives, mais leur déclinaison dépend in fine des situations et des contextes nationaux. La compréhension de ces différences et des processus d’hybridations politiques suppose de poursuivre l’effort en matière de recherches comparées.
Le cas français est évoqué dans l’ouvrage parmi d’autres. Nombre d’analyses citées portent sur le système scolaire anglais dans lequel le développement des modes de régulation post-bureaucratiques est plus avancé qu’en France ou mis en œuvre d’une manière plus radicale. Il est possible que cela préfigure ce qui pourrait advenir en France mais pas forcément car deux politiques identiques peuvent prendre des sens complètement différents en fonction des arrangements institutionnels nationaux. Il m’est donc difficile de répondre à cette question dans la mesure où notre livre n’est pas consacré à l’analyse d’un système éducatif en particulier mais construit autour de la notion d’identité d’établissement.
Hugues Draelants
Hugues Draelants, Xavier Dumay, L’identité des établissements scolaires, PUF, 2011, 162 p.
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