Peut-on être optimiste à cette rentrée ? Dans la nouvelle édition actualisée de sa « Lettre à une jeune professeur », Philippe Meirieu analyse le plaisir d’enseigner. L’ouvrage, accessible et optimiste, reconnaît les difficultés du métier mais en montre aussi la beauté intime. Cette publication est l’occasion pour le Café de l’interroger sur la rentrée et l’avenir de l’Ecole. Et aussi de revenir sur ses propos sur « la tyrannie des référentiels de compétences ». Philippe Meirieu aurait-il retourné sa veste ?
Je suis dans un paradoxe pour démarrer cet entretien. D’un côté, je lis votre « Lettre à un jeune professeur », qui est rééditée dans une édition actualisée. C’est un texte optimiste. Vous dites que « les professeurs n’ont pas d’avenir. Ils sont l’avenir ». De l’autre, il y a la réalité de la façon dont les jeunes professeurs rentrent cette année. Ils ont à faire face à beaucoup de difficultés et de contraintes. Leur enthousiasme ne risque-t-il pas de s’émousser bien vite ?
Oui, bien sûr, cette rentrée est, à de très nombreux égards, catastrophique : le système est au bout du rouleau, étouffé par une politique de restriction insupportable. Les enseignants sont victimes d’une administration tatillonne qui tente, partout, d’étouffer la grogne en caporalisant le système. L’évaluation technocratique envahit tout. La formation initiale et continue des enseignants est exsangue. Les écarts se creusent entre les territoires. Les innovateurs se découragent. On assiste, bouche bée, aux déclarations ubuesques d’un ministre qui parle de l’avènement d’une « école sur mesure » et réinvente, pour la centième fois, les « leçons de morale »… pendant que son ministère continue d’ignorer, quand ce n’est pas de persécuter, les instituteurs qui se lancent dans les « ateliers philo ». Il y a là une forme d’arrogance qui est devenue insupportable !
Mais, fort heureusement, les professeurs ne sont pas seulement les « employés » d’un ministère qui n’a plus aucune légitimité à se nommer « de l’Education nationale »… Ce sont aussi des hommes et des femmes qui sont mus par la passion de transmettre et je veux croire que les comportements de leur institution n’érodera pas trop leur enthousiasme. Je veux le croire, et je souhaite, modestement, y contribuer. Car, face aux dérives de notre société du zapping et du caprice mondialisé, face à l’excitation effrénée de la compulsion consommatrice et aux illusions de la « communication en temps réel », face à la « ruquiérisation » du débat public et au triomphe du dérisoire, les enseignants me paraissent avoir une fonction essentielle : recréer ces temps et ces espaces de décélération où l’on peut apprendre et penser, apprendre à penser… Au-delà des vicissitudes d’un ministère que j’espère sur le départ, on touche là à des exigences qui me semblent susceptibles de mobiliser les hommes et les femmes qui entrent dans le métier aujourd’hui. Face à une société très largement toxique pour ses enfants, les enseignants peuvent passer, dans leurs classes, de l’indignation à l’action. Car, nous travaillons avec des êtres humains, que chaque mot, chaque geste, au quotidien, peut aider à s’émanciper… Et ce n’est pas se soumettre que penser que « quelque chose est toujours possible », c’est, tout au contraire, un acte majeur de résistance contre toutes les formes de fatalisme et de régression éducative.
Le bilan de la rentrée « techniquement parfaite » a déjà été dressé, notamment par les syndicats. Quel vous semble être le principal fiasco de cette rentrée et qu’il faudrait immédiatement réparer ?
C’est, incontestablement, la formation… au sens large du terme. La formation initiale sacrifiée et la formation continue dévitalisée. La diminution aussi, sous le poids des contraintes administratives et des suppressions de crédits, de beaucoup des aides à la formation qu’apportaient les mouvements pédagogiques et d’éducation populaire. L’appauvrissement considérable des ressources documentaires intelligentes offertes aux enseignants… progressivement remplacées par des clips vidéo de You Tube !
En matière de formation initiale, les IUFM étaient loin d’être parfaits et je suis convaincu qu’il fallait les améliorer, en particulier en travaillant la progressivité des stages, l’articulation avec les apports académiques, didactiques ou pédagogiques, le rapport à la recherche, le travail collectif, etc. Mais les outils de travail existaient. Tout a été minutieusement démonté. Avec une volonté idéologique affirmée de « casser l’outil » et une improvisation complète pour construire des formules de remplacement. Résultat : l’alternance n’existe plus… à moins de la confondre avec une juxtaposition aléatoire entre des pratiques improvisées et des apports théoriques imposés. Résultat : on peut devenir professeur aujourd’hui sans avoir vraiment travaillé sur la transmission et ses exigences, sans avoir été accompagné vers la capacité à prendre les bonnes décisions au bon moment dans une classe, sans avoir été impliqué dans des équipes, sans s’être engagé dans des projets… et sans rien connaître, évidemment, de la pédagogie, de son histoire, de ses apports et de la manière dont elle peut nous aider à faire face aux défis de la modernité. Qui parle encore de Pestalozzi, de Jacotot, d’Itard, d’Herbart, de Marion, de Claparède, et même de Freinet, aux futurs professeurs ? Nous sommes en train de perdre le fil qui nous reliait à eux… et, précisément, sous l’injonction des thuriféraires de la culture ! Je suis littéralement abasourdi par le retour en arrière en matière de formation. Je dois dire que je ne croyais pas que les choses pouvaient se dégrader si vite. Et je suis convaincu que c’est un enjeu absolument essentiel : parmi les enseignants qui passeront le concours cette année, certains enseigneront à des enfants qui vont naître en 2050 !
PISA a mis en évidence le poids des inégalités sociales dans l’accès à l’éducation. D’autres pays ont su lutter contre l’aggravation des inégalités. Je pense à l’Allemagne par exemple. Le ministère communique sur ECLAIR. Ces mesures vous semblent-elles suffisantes pour inverser la tendance ?
Quand on lit le vadémécum du programme ECLAIR ( http://media.eduscol.education.fr/file/Innovation_experimentation/71/8/2011_vademecum_eclair_bdef_181718.pdf ), on a une impression étrange : certains passages sur la pédagogie différenciée, l’accompagnement des élèves, l’interdisciplinarité, le décloisonnement, la référence au modèle des Travaux Personnels Encadrés, le rapport de l’innovation avec la formation et la recherche… pourraient presque, à quelques virgules près, être extraits des Cahiers pédagogiques ! Comme si le ministère avait digéré une sorte de « vulgate pédagogique » et se l’était appropriée. C’est un hommage du vice à la vertu qu’il faut apprécier avec l’humour nécessaire ! Mais, ces éléments sont noyés dans un discours « managérial » insupportable qui écrase, en quelque sorte, tout le reste : la réussite des établissements devient, essentiellement, une affaire de « gestion des ressources humaines » et d’évaluation. Le « pilotage par les résultats » semble être la clé de toute réussite. Et les injonctions à prendre des initiatives sont associées à une multitude de contrôles hiérarchiques qui décourageraient les plus hardis des innovateurs ! Le tout dans une langue de bois superbe : il s’agit de travailler à des projets performants, à partir d’une analyse des besoins et des ressources, avec une planification rigoureuse, en mettant en œuvre des partenariats stimulants pour favoriser les interactions dynamiques au sein de collectifs structurés, en veillant à une régulation efficace par une évaluation précise des compétences, etc. Avec, bien sûr, au milieu de tout cela, quelques lapsus significatifs qui permettent de savoir où l’on se trouve : on y parle systématiquement de « mécanismes de l’apprentissage », avec la figure tutélaire de « l’homme-machine » qui se profile à l’horizon. L’élève « machine à apprendre » reste bien le référent théorique fondateur !
Et puis, surtout, ces textes et propositions sont à réinscrire dans une action politique globale qui envoie, en permanence, des messages à proprement parler « réactionnaires », et contredit ainsi les quelques bonnes idées qui émergent ici ou là. Comment croire au programme ECLAIR quand, en même temps, on poursuit la politique de suppression de la carte scolaire dont on sait pourtant, parfaitement, les effets dévastateurs ? Comment croire à la volonté d’aider les enseignants à innover quand, dans le même temps, partout, les innovateurs sont désavoués ? Comment entendre les appels – certes mesurés ! – à l’initiative quand on connaît l’obstination de l’administration à brandir systématiquement les obstacles et à mettre en place les règlements les plus dissuasifs ? Comment prendre au sérieux la volonté de lutter contre les inégalités quand la politique des ZEP va à la dérive et que le « pilotage par les résultats » consiste, pour l’essentiel à « arroser là où c’est mouillé » ? Comment croire qu’on veut « la réussite de tous » quand on cherche simplement à mettre à l’abri « les meilleurs des plus pauvres » dans des « internats d’excellence » (qui ne reçoivent, d’ailleurs, que 0,6% des boursiers) et qu’on continue à supprimer allègrement les Réseaux d’aide aux élèves en difficulté (RASED) qui vont « perdre », à la rentrée 2011, plus de 30 000 élèves ? Que penser des affirmations répétées sur l’importance des acquisitions linguistiques premières pour les enfants les plus fragiles quand on sait qu’il y a moins de 1% d’enfants de 2 ans en maternelle dans le 93, alors que la moyenne nationale est de 15% ?
Je fais l’hypothèse que l’Education nationale est aujourd’hui une « machine à fabriquer des compromis impossibles » : quelques cadres encore formés à la pédagogie et héritiers de la loi de 1989, tant décriée par ailleurs, ont la charge de produire un rideau de fumée idéologique permettant de faire passer, en sous main, une orientation politique radicalement libérale fondée sur la privatisation larvée, le culte de la performance individuelle, la réduction des objectifs de formation aux critères de l’employabilité, la « passification » scolaire comme gage de la pacification sociale… Mais cela, de toute évidence, ne marche pas. Ni en termes d’amélioration des résultats et de lutte contre les inégalités, ni en termes de confiance retrouvée des enseignants et des parents… Ce ministère ne fait plus illusion !
De Robien à Chatel, on a multiplié les dispositifs de remédiation, sous différents noms de l’école au lycée, le dernier avatar étant l’accompagnement personnalisé. Pourtant, sur le terrain, on a souvent l’impression que tout est réuni pour que ça ne marche pas. N’est on pas devant des impasses pédagogiques ?
Effectivement, le système passe son temps à mettre en place des structures de dérivation, vidant ainsi de leur substance tous les lieux d’apprentissage. En effet, dès lors que nous savons que les élèves en difficulté ou en échec vont devoir être orientés vers des dispositifs spécifiques, l’essentiel de l’investissement pédagogique ne porte plus sur l’invention de moyens de les faire réussir, mais sur les outils pour les évaluer et décider de leur orientation. C’est une mécanique infernale et qui est engagée dans une surenchère sans fin : partout, on va se mettre – on se met déjà ! – à tester les gens pour voir s’ils ne pourraient pas être ailleurs, alors qu’il conviendrait de faire en sorte qu’ils soient bien là où ils sont. Et, au lieu, comme on le prétend, d’ « offrir des cours particuliers gratuits à ceux qui ne peuvent pas se les payer », on entérine la démarche des cours particuliers comme étant la manière « naturelle » de traiter les difficultés scolaires. Au fond, c’est la mort de l’école comme « collectif d’apprentissage », c’est l’exaspération de la distillation fractionnée jusqu’à son « individualisation » béhavioriste la pus caricaturale…
Vous êtes assez critique dans votre ouvrage sur la « tyrannie des référentiels de compétences ». Quel regard jetez vous sur la façon dont se met en place le socle et le livret des compétences ? Et assumez-vous vraiment les attaques que vous avez portées dans Le Monde daté du samedi 3 septembre ( http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/09/02/contre-l-ideologie-de-la-competence-l-education-doit-apprendre-a-penser_1566841_3232.html ) qui ont surpris certains de vos amis pédagogues, étonnés de positions qu’ils jugent réactionnaires, vous accusant d’avoir « tourné votre veste » ?
Sur cette question, je n’ai pas bougé d’un iota depuis mon premier ouvrage paru en 1985, Apprendre en groupe ? (Chronique sociale). Je considère la notion de « compétence » comme un salutaire antidote à la psychologie des dons. Je trouve que c’est un bon moyen de se dégager de la tyrannie de la performance observable pour se centrer sur les acquisitions à long terme, un bon tremplin pour penser la transférabilité des acquis et un bon outil, heuristique, pour travailler, en amont, sur l’élaboration des curricula. Mais je ne peux accepter que l’idéologie des compétences devienne une « théorie de l’apprentissage ». On trouvera, sur mon site, de nombreux textes qui développent très concrètement ce point de vue ( http://www.meirieu.com ).
Ma position, c’est qu’on n’apprend pas « par compétences », même quand on acquiert des compétences. « Apprendre par compétences », c’est réduire l’apprentissage au couple « objectif/évaluation » indéfiniment multiplié. C’est écraser complètement l’historicité des apprentissages et oublier la manière dont les histoires singulières s’approprient les savoirs. C’est abolir la notion de « situation d’apprentissage », comme cadre structurant de contraintes et de ressources au sein duquel un sujet s’engage dans l’aventure d’apprendre. « Apprendre par compétences », c’est tourner le dos à toute la pédagogie « active », à tout ce qu’on a pu nommer – maladroitement, je l’avoue – la « pédagogie de projet ». « Apprendre par compétences », c’est la version technocratique de l’illusion qui fonde l’éloge aveugle du « cours traditionnel » : l’énoncé des savoirs suffirait à leur acquisition. En réalité, « apprendre par compétences », c’est évacuer, en même temps, la question du désir et celle de la culture. C’est faire l’impasse sur la transmission proprement dite, qui est, précisément, la « reliance » du désir et de la culture.
Pour autant, bien sûr, je ne suis pas hostile, à « l’accompagnement personnalisé », bien au contraire. Mais je pense que le « livret de compétences » en est une caricature ! Accompagner un élève, ce n’est pas valider ses acquis selon des méthodes plus ou moins « scientifiques », c’est travailler au côte à côte avec lui, afin de lui permettre de comprendre là où il butte et pourquoi, comment il pourrait progresser et qu’est-ce qu’il faut qu’il fasse « dans sa tête » pour y arriver. « Savoir rédiger un récit au passé en utilisant le passé simple et l’imparfait » peut être considéré comme une compétence (quoiqu’en réalité cela se discute et manque terriblement de précisions)… mais il faut savoir comment on aide un élève à comprendre ce qu’est un récit, à le penser dans le passé, à faire un premier brouillon, à se décentrer pour le critiquer, à l’améliorer, etc. Je sais bien que la plupart des enseignants font cela, mais je trouve que le « livret de compétences » peut les entrainer vers une frénésie béhavioriste qui est aux antipodes de la manière dont je conçois l’éducation : comme une aide, à travers des situations d’apprentissage, à l’émergence d’un sujet.
L’évolution vers une gestion par des évaluations nationales externes ou internes semble universelle, même si elle est critiquée. En France cela prend la forme des évaluations nationales qui sont devenues de vraies affaires d’Etat, même si leur technicité laisse à désirer. Pensez vous que la France puisse y échapper ? Dans le cas français, s’agit-il d’une remise au pas du corps enseignant, c’est-à-dire un relent étatiste, ou un vrai projet de new management pour l’Ecole ?
Je crois qu’il sera difficile d’échapper aux évaluations internationales. Elles risquent de nous encombrer encore longtemps… En revanche, je crois à l’impératif d’une réappropriation citoyenne de ces évaluations. Le problème n’est pas l’évaluation en elle-même. Car, quand on supprime une évaluation officielle, il reste toutes les évaluations « sauvages ». Le problème, ce sont les critères et les méthodes d’évaluation. Je crois qu’il faut que les acteurs de l’éducation aient prise sur les critères d’évaluation et que ces derniers soient élaborés collectivement puis validés… peut-être, par la représentation nationale. Si les organismes internationaux continuent à utiliser d’autres critères, et bien il faudra que nous procédions à des « contre-évaluations » sur nos propres critères. Je suis convaincu, par exemple, qu’il faut des critères concernant aussi bien l’accès à l’autonomie documentaire des élèves que l’engagement citoyen des jeunes, des critères sur les relations avec les familles et des critères sur l’utilisation critique des médias, des critères sur l’appétence culturelle et la connaissance des œuvres. D’ailleurs, c’est dans l’élaboration des critères d’évaluation qu’un système éducatif se découvre et, même, se construit : « Dis moi à quoi tu voudrais être évalué et je te dirai qui tu es. » J’avais proposé, il y a longtemps, que tout établissement dispose d’une commission d’évaluation au sein de son conseil d’administration, commission qui élabore les critères avec lesquels l’établissement veut être évalué, effectue cette évaluation et la rende publique… pour lutter contre les effets délétères de tous les palmarès.
Mais, pour le système français, le plus préoccupant, aujourd’hui, ce sont les fameuses « évaluations nationales » qui sont, elles, un outil de pilotage catastrophique : catastrophique en ce qu’il incite à ne plus enseigner que ce qu’il évalue, catastrophique en ce qu’il induit des pratiques pédagogiques béhavioristes, catastrophique en ce qu’il permet des classements qui renforcent la ghettoïsation, catastrophique en ce qu’il alimente la constitution de fichiers qui représentent un réel danger pour les droits de l’enfant. Mais il est vrai que le gouvernement, dans un souci de cohérence sans doute, a supprimé le poste de « défenseur des droits de l’enfant » !
Voilà que depuis cet été la pression budgétaire, qui est déjà très forte sur l’Ecole, est soutenue par le krach boursier. Dans plusieurs grands pays l’Ecole a été prise comme une variable pour réduire le déficit public. Là aussi pensez-vous qu’on puisse y échapper ?
Il faut absolument y échapper. L’investissement sur l’école conditionne notre futur. C’est l’abandon de cet investissement qui creuse notre véritable dette. Et puis, il faut être sérieux, les économies réalisées actuellement sur les postes semblent ne représenter, aux dires du rapporteur du budget UMP à l’Assemblée nationale, que 0,4% du budget de l’Education nationale, soit environ 250 millions d’euros. Quand on estime qu’il reste, par ailleurs, huit milliards d’euros à récupérer sur les niches fiscales ! La simple suppression – de bon sens – de l’exonération de taxes sur les carburants pour l’aviation rapporterait un milliard d’euros. C’est le minimum dont notre école a besoin pour sortir de l’asphyxie…
Je voudrais qu’enfin nous raisonnions en termes de coût social à terme et pas seulement en fonction des aléas des marchés financiers. Je suis même convaincu que seule la fermeté des Etats pour maintenir le cap sur des priorités de long terme peut, finalement, lutter contre les effets catastrophiques de la financiarisation du monde.
Les syndicats se retrouvent pour dire qu’on arrive à un basculement de l’Ecole. Pensez-vous aussi qu’on est en train de passer d’un modèle d’école, l’école républicaine, à un autre, l’école capitaliste ou libérale ?
Je crains que ce passage n’ait été préparé depuis de nombreuses années. Peut-être pas délibérément, mais par négligence… Nous n’avons pas suffisamment réfléchi, y compris à gauche, sur ce que pouvait et devait être un véritable « service public d’éducation ». L’opinion continue d’osciller, dans ce domaine, entre un modèle autocratique – dans lequel l’intervention financière et hiérarchique de l’Etat garantit la qualité du service rendu – et un modèle concurrentiel – dans lequel la qualité est censée être produite par la mise en concurrence et la rivalité permanente. Or, aucun de ces deux modèles ne fonctionne vraiment. Il me semble important d’engager une vraie réflexion sur les « obligations du service public » et les moyens pour qu’il puisse les assumer. C’est à partir de là qu’il faut poser le problème, à mon avis, et en travaillant ensuite très concrètement à l’échelon territorial. J’ai pu développer, il y a plus de dix ans, l’idée qu’une des caractéristiques d’un service public d’éducation était que « l’école doit être à elle-même sa propre recours » et, en cas de difficulté ou d’échec, ne pas renvoyer les personnes vers des services externes et payants. Je crois que, si cette idée est à actualiser, elle reste valable sur le fond.
Interroger la notion même de service public et la confronter au fonctionnement de notre école serait un énorme progrès. Je rappelle, d’ailleurs, que la France a légiféré sur les caractéristiques d’un service public et qu’elles sont déjà pratiquement définies : accès universel, continuité territoriale et temporelle, adaptabilité pour accueillir toutes les personnes, protection des droits, lutte contre les discriminations, transparence du fonctionnement, implication des citoyens, etc. J’attends un vrai travail pour décliner cela à tous les échelons de l’institution scolaire. Il y a beaucoup à faire.
Quand on pense à l’Ecole aujourd’hui, on oscille entre la nostalgie d’une école qui aurait été parfaite il y a un demi siècle et les obsessions budgétaires et sécuritaires. Le pédagogique semble avoir totalement déserté le débat sur l’Ecole ? A-t-il une chance d’y revenir ?
Je ne vois pas comment nous pourrions avancer sans mettre la pédagogie au centre de l’école. L’école est une institution faite pour que les élèves apprennent. Il conviendrait de repartir de là. De se demander quelles sont les conditions à mettre en oeuvre, aujourd’hui, pour que les élèves apprennent vraiment. Ce sont des conditions architecturales… et on les a trop négligées. Des conditions d’organisations de l’espace et du temps. Des conditions de structuration institutionnelle. Des conditions relatives à l’environnement documentaire, à la mise en place d’environnements sereins, riches et stimulants à la fois. La pédagogie a une tradition que Makarenko a bien résumé : « L’élève est malade, soignez le milieu ». Tout le contrôle du modèle de la « remédiation technique » qui triomphe aujourd’hui : détection/orientation/exclusion.
Je crois à l’urgence de revenir au pédagogique comme travail sur les conditions qui permettent l’émergence d’un sujet, qui favorisent ce métabolisme fondateur par lequel une personne s’approprie des savoirs et se construit en même temps, intègre des contraintes pour en faire des ressources, assume la contingence pour exister comme liberté. Certes, le pédagogique n’est pas de tout repos : il ne s’agit plus de faire fonctionner des systèmes de tri sélectif, mais de réfléchir à des situations porteuses de réflexion, susceptibles de mobiliser l’intelligence et de faire découvrir l’extrême importance de l’exigence. Il s’agit de préparer des rencontres – sans jamais les maîtriser complètement – entre un sujet et des œuvres de culture. Il s’agit de parier sur l’éducabilité de chacun et de tous et d’inventer les moyens de la rendre possible…
Sans un recentrage sur le pédagogique et la mise à disposition des équipes de vrais « budgets pédagogiques », l’institution scolaire va s’abîmer dans des contradictions insurmontables : assigner des êtres, à heure fixe et sur des questions qui ne les intéressent pas, à mobiliser leur liberté d’apprendre ! On n’y parviendra pas, mais on croira y parvenir en développant des systèmes de contraintes et de répression. On fera ainsi fonctionner une « machine-école » complètement déconnectée de tout projet éducatif. Et que seule une augmentation des sanctions et exclusions permettra de sauver… en apparence !
Vous vous occupez aujourd’hui de formation tout au long de la vie au Conseil régional Rhônes-Alpes. Cette expérience a-t-elle nourri votre réflexion sur l’Ecole ?
Oui, évidemment ! Elle me permet de travailler avec les jeunes qui ont décroché de l’école, de mieux comprendre pourquoi l’école échoue avec eux et ce qu’on peut faire pour les remobiliser. Elle m’incite aussi à bien réarticuler formation initiale et formation continue, à approfondir la question de l’alternance en formation, à m’interroger sur les rapports complexes entre la formation et l’emploi… Je découvre que tous ceux et toutes celles qui travaillent avec des jeunes en échec, dans le cadre des organismes de formation, des Missions locales, des réseaux de l’orientation, des associations et entreprises d’insertion, des centres de formation d’apprentis, aussi bien dans les quartiers que dans les territoires ruraux, ont infiniment à dire et à apporter aux professeurs. Il y a des synergies à construire entre l’Education nationale et la formation des adultes, des échanges d’expériences à mettre en place, des locaux à mutualiser et – pourquoi pas ? – des expériences de mixité des publics à conduire…
Je suis frappé, en effet, par la manière dont notre société devient un jeu d’orgues, avec des tuyaux juxtaposés dans lesquels on entre pour y rester « entre soi », sans entrer en contact avec ceux et celles qui sont dans les tuyaux d’à-côté… Tout cela ressemble au « monde d’avant le monde » que décrivaient les épicuriens de l’Antiquité : une pluie d’atomes qui tombent verticalement sans que nulle « déviance » ne permette de stabiliser quoi que ce soit, sans la moindre rencontre possible. Il a fallu le clinamen – qu’un atome quitte sa trajectoire et en rencontre un autre – pour que s’engrène un processus de création et que, petit à petit, la richesse et la diversité émerge de l’uniformité. Nous manquons de clinamens dans tous les domaines : entre les générations, entre les parcours sociaux et scolaires, entre les spécialistes de toutes sortes. Peut-être est-ce d’ailleurs ma seule ambition personnelle aujourd’hui – modeste et fantastique à la fois : être, à la croisée des chemins, un « faiseur de clinamens ».
Philippe Meirieu
Propos recueillis par François Jarraud
Philippe Meirieu, Lettre à un jeune professeur, 2ème édition, ESF, Paris, 2011, 110 p.