Ce n’est pas une boutade saisonnière que de parler d’hiver en mai. Les tribunes sur l’école se multiplient à l’approche de la campagne présidentielle et avec, eux, le bilan de la mastérisation des concours d’enseignement. Tout converge vers un constat : on ne sait plus transmettre. Et Jean Clair n’y va pas par quatre chemins. A la question, qui peut transmettre ? « Certainement pas par l’Education nationale » [1]. On pourrait hausser les épaules, il faut pourtant prendre au sérieux ces avertissements.
Transmettre quoi, en géographie ? Une manière de voir le monde qui n’est plus pertinente ? Regardons la succession d’événements qui pointent comme des saillies dans l’actualité, du tsunami japonais à la mort de Ben Laden jusqu’à l’arrestation d’un très haut fonctionnaire de niveau mondial à New York, trois événements qui ont balayé le reste de l’actualité sur leur passage, tout cela pourrait bien signaler un changement dans notre rapport au temps et à l’espace.
C’est une évidence, le temps se raccourcit, se condense autour d’événements locaux qui intéressent de plus en plus de monde sur la planète. Sports, guerres, festivals, élections, crise économique, tout cela fait une opinion publique mondiale. Mais aujourd’hui, avec les médias modernes, c’est le « fait divers » qui fait irruption sur la scène planétaire. Il bouscule notre manière de lire l’espace qui, chaque jour, surgit de nulle part, plus précis, plus « local » que jamais : Fukushima, Abbottabad, Deraa au lieu du Japon, du Pakistan, de la Syrie. Sitôt pris dans les flammes de l’actualité, ces lieux retombent dans l’anonymat et on a la désagréable impression qu’ils n’ont été qu’un divertissement.
Les citoyens de ce monde éphémère sont-ils équipés pour décrypter ce qui se passe comme le furent les cohortes de Français et leurs départements égrenés sur la route des vacances ou encore les étudiants qui apprenaient une géographie « régionale » censée être éternelle, juste actualisée par un listing de chiffres mis à jour ? Pas si sûr. Jean Clair a sans doute raison, l’école prépare mal à lire le monde. Parce qu’ils sont encore trop nombreux à ne pas savoir écrire ou lire correctement. Parce qu’au lycée, ils sont trop nombreux ceux qui dissertent sur un monde « contemporain » devenu obsolète par une actualité qui s’emballe. Parce qu’à l’université, on trouve en master d’enseignement de géographie une majorité d’étudiants qui ne savent pas situer sur un fonds de carte le tiers des pays africains.
Notre école moderne est née de la Révolution. Une école ouverte aux arts et aux sciences. Les premiers ont été bien pourvus, dotés d’établissements prestigieux. Les secondes sont délaissées en dépit des efforts qu’on leur consent. L’école s’est ouverte au temps, puis à l’espace, ce fut l’œuvre des Victor Duruy et Jules Ferry. Aujourd’hui, les technologies rebattent les cartes, reformulent de nouveaux rapports au monde, un monde opaque et peu lisible. On ne découvre le monde que par l’altérité. Or, comment s’ouvrir à l’autre lorsqu’il ne s’impose à vous que par le divertissement, que l’attente et le désir de l’autre sont tués par l’intrusion d’outils de plus en plus puissants ?
La géographie ne souffre pas moins de cela. Les technologies construisent un archipel d’espaces vécus où des moyens rapides de déplacement « transportent » les humains sans qu’ils puissent expérimenter la continuité rugueuse de l’espace. Les deux échelles les plus usitées ? Le local où le moi est au contact du monde. Le global, nouvelle échelle-monde, dont la formulation a été enrichie par les médias électroniques : depuis mon siège du métro à Toulouse, je peux suivre en direct un procès aux Etats-Unis. Contrairement à ce qu’on a pu lire, ce n’est pas de voyeurisme qu’il s’agit : c’est une leçon de droit comparé entre deux systèmes judiciaires qui ne montrent pas les mêmes images. A Abbottabad joignable par Google Earth, c’est une énigme diplomatique : que savait le Pakistan sur la cache d’un homme traqué par des alliés ? A Fukushima, c’est la panique environnementale causée aux populations et l’effroi aux Japonais qui restera sans réponse.
Ainsi, le monde devient de plus en plus opaque. Et comme la culture, l’éducation n’échappe pas à la massification, la transformation du savoir en divertissement. Encore Jean Clair : « La volonté de culture a cessé d’être un mouvement transcendant – que ce soit la foi envers les dieux, l’appétit du savoir des Lumières, la spiritualité ou bien encore un idéal révolutionnaire. En un mot, l’aspiration à un monde supérieur – sublimé disait Freud –, qu’il soit d’ordre divin ou d’ordre social, a disparu. Reste le culturel, comme divertissement profane, éphémère, trompeur, décevant ». Remplaçons la volonté de culture par la volonté d’apprendre. On a là une des racines de notre crise de la transmission. La géographie n’échappe pas à la crise : elle est bien entrée dans l’hiver.
Gilles Fumey est professeur de géographie à l’université Paris-Sorbonne (master Alimentation et IUFM). ll a animé les Cafés géographiques et leur réseau jusqu’en 2010. Il est rédacteur en chef de
« La Géographie ».
[1] Le Monde, 7 mai 2011.