Les usages scolaires du langage : l’exigence d’une familiarité avec l’univers de l’écrit, dès la maternelle.
Quels éléments sont de nature à perdre certains élèves ? A partir des évaluations PISA, Elisabeth Bautier trouve de quoi faire, pour aider les enfants à comprendre qu’il existe différentes façons de penser le monde. « Certains, jusqu’à l’Université, n’ont parfois pas encore compris quelles sont les exigences des nouvelles exigences curriculaires » : les évidences de certains sont pour les autres les territoires inconnus. « Le piège est que certains de ces apprentissages ne sont pas dans les programmes : les pratiques supposent des évidences qu’elles n’enseignent pas ». Aujourd’hui, nombre d’enseignants pensent faire ce qui est bien, mais peuvent à leur corps défendant accroitre les difficultés sans les résoudre.
Or, l’écrit est une façon très spécifique de mettre le monde en ordre : on commence par « mettre ensemble ce qui va ensemble« , au nom de la préférence singulière de l’expérience, mais très rapidement l’Ecole requiert des tris et des classements par ordre alphabétique ou par classe sémantique, ce qui s’éloigne vite de l’expérience usuelle et familière. Comprendre que le couteau va avec le marteau et le tournevis, et pas avec l’orange, demande de penser en terme de catégorie générique, et donc de connaitre les mots spécifiques de l’écrit, comme outil, fruit, véhicule… « Passer d’une catégorisation à une autre, de plus en plus éloignée de l’expérience, est sans doute une des tâches les plus nécessaires à l’Ecole, et sans doute qu’on n’y pense pas toujours tout à fait assez ».
Depuis quelques années, l’Ecole et la société sont envahies de nouveaux savoirs, au-delà des habituels « savoirs disciplinaires », comme « savoir traiter des documents », « mettre en relation », qui sont flous et très difficiles à évaluer. Dans PISA, les documents soumis aux élèves sont issus de la vie quotidienne, charge aux élèves de les « traiter ». « Mais lorsque les élèves travaillent avec ces objets issus de la vie quotidienne, l’Ecole les aide-t-elle assez à comprendre qu’à l’Ecole, justement, ce qu’on va faire de ces objets n’a rien à voir avec ce qu’on en fait dans le quotidien ? » A l’Ecole, on prend ces objets comme « objets d’apprentissage » qui vont permettre de mettre en catégorie. Il faut donc « prendre au sérieux » tout ce qui peut contribuer à mettre à distance les élèves sans qu’on y prenne garde : les espaces blancs entre les mots, la mise en page, l’ordre de lecture, l’organisation spatiale, les codes des plans et des cartes.
Ce « changement de regard » peut aussi être possible lorsqu’on utilise les « objets du monde », mais à condition de le travailler réellement : on ne passe pas naturellement de la fabrication des crêpes aux listes de l’écrit. L’Ecole n’est pas très au clair sur le passage de l’oral à l’écrit : certains types d’oral peuvent être des initiations nécessaires au passage à l’écrit, non pas parce qu’ils seraient « soignés », mais parce qu’ils contribuent à construire des savoirs, des rapports au monde, des retours réfexifs, des planifications, qui n’ont rien à voir avec la communication spontanée.
Or, les manuels sur lesquels on travail aujourd’hui sont souvent complexes, et demandent de grandes compétences pour passer d’un espace à l’autre. Pour « faire rupture avec le monde quotidien, il faut parler avec les mots de l’écrit » : entre dire « tu vas de là à là » et dire « tu traces la diagonale », l’équivalence n’existe pas, et c’est le travail de l’Ecole que d’aider les élèves à cette « secondarisation » du monde.
En fait, continuer à se dire, en tant qu’enseignant : « ce que je demande aux élèves, à l’Ecole, au nom de la société, c’est vraiment difficile »… Parce que, conclut Bernardin après les propos d’Elisabeth Bautier, l’écrit sert d’abord à penser avant de raconter. Reprenant le mot de Vygotski, « en se transformant en langage, la pensée se réorganise et se mondifie. Elle n’exprime pas, mais se réalise dans le mot ».
Gérard Chauveau : « travailler toutes les dimensions de l’écrit »
« C’est le fonctionnement mental de l’enfant qui m’intéresse au départ, même si je me suis ensuite intéressé à l’univers pédagogique ». L’enfant de six ans présente des spécificités : l’entrée de la maîtrise du code et la découverte des règles de l’écrit.
Mais ne faut-il pas séparer les textes qui sont destinés à « lire » et ceux destinés à « apprendre à lire » ? L’enfant apprenti-lecteur est confronté à un objet particulièrement complexes, composé de plusieurs objets d’étude et d’enseignement, qui fonctionnent en interaction :
– comprendre les textes écrits présentés oralement par l’enseignant, par un travail régulier et quotidien
– apprendre la langue spécifique des livres et de la culture scolaire : « mammifère » ou « baluchon » en font partie. Vocabulaire et syntaxe en sont les deux aspects essentiels
– entrer dans le code, et comprendre que le code ne se réduit pas aux lettres, mais comprendre que « oiseau » est constitué de trois « lettres son »
– mettre ses savoirs-faire dans le déchiffrage du code au service du sens : « lavabo » ne prend sens que quand il rencontre l’image de l’objet
– construire les connaissances idéographiques (les « lettres-sens » comme le D de grand, le NT de sautent ou le E de mariée)
– savoir-lire un petit texte simple en coordonnant plusieurs actions de base pour arriver à répondre à des questions simples,
– mettre en texte, en mots ce qu’il veut écrire, contrôler, réviser, relire, corriger
– rencontrer des « pratiquants » de la culture écrite
Pour G. Chaveau, la pédagogie doit essayer de travailler à égalité ces différents objets.