Par Bruno Devauchelle
Daniel Moatti publie fin 2010 « Le numérique éducatif 30 ans d’un imaginaire pédagogique officiel » (Editions Universitaires de Dijon, coll. sociétés 2010). Cet ouvrage est la réécriture de son habilitation à diriger des recherches (HDR, grade universitaire permettant d’encadrer des thèses) en sciences de l’information et la communication. Ce genre d’ouvrage, issu d’un travail universitaire, suppose une « traduction », une réécriture qui n’est jamais aisée car le public visé n’est pas le même. Ouvrage dense aussi bien dans sa mise en page que dans son contenu et il mérite d’être lu par sa richesse, son foisonnement, même si parfois il peut sembler un peu brouillon. En grande partie accessible au grand public, cet ouvrage porte un regard sur les politiques d’incitation à l’utilisation des TIC dans l’enseignement et nous invite à y lire un imaginaire non dénué de sens : l’incitation à utiliser les TIC en éducation porterait dans ses formes et dans le fond des propos une sorte de nouvelle religion technologique, que l’auteur considère comme souvent aveugle des enjeux véritables et comme ne posant jamais les questions essentielles.
Saluons donc en premier lieu la question centrale de cet ouvrage : qu’elle est donc cette « croyance » qui pousse donc les pouvoirs en place (et certains acteurs de l’éducation) à souhaiter développer les TIC dans le système scolaire ? Le terme « croyance est ici employé à dessein car il s’agit bien, pour l’auteur de tenter de montrer que le volontarisme pour les TIC en éducation s’apparente à une croyance religieuse. Ou plutôt elle s’inscrit dans la lignée de l’histoire de l’école qui après avoir été menée par les religieux à été reprise en main au nom de la laïcité (et la rationalité issue des lumières et de la révolution française) et que les TIC seraient une sorte de nouvelle religion, ou en tout cas il y a une analogie forte entre ce qui s’est passé pour la création de l’école laïque et ce qui se passe en ce moment et depuis plus de trente années dans les incitations multiples à développer les TIC en éducation. Cette critique explicite s’appuie sur l’analyse d’un ensemble de textes rassemblés au cours de ces trente années. Sans entrer dans le détail de chacun des chapitres (dont la mise en page ne facilite d’ailleurs pas le repérage), l’auteur a fait un grand effort d’exploration d’un corpus varié et largement situé dans le temps (du 18è au 21è siècle) et dans les niveaux (de la presse généraliste – Nice matin par exemple – aux travaux de recherche publiés dans des revues scientifiques en passant par les rapports, textes officiels et discours).
Le lecteur sera peut-être désarçonné par le style employé dans cet ouvrage. Passant rapidement d’une époque à l’autre d’un texte à l’autre, d’un niveau d’analyse à l’autre, la forme adoptée rend difficile les repérages aussi bien dans la méthode que dans l’argumentation. L’auteur nous invite, avec raison, à prendre de la distance avec cet imaginaire. Sans pour autant l’élever au rang d’idéologie, l’auteur démontre ou tente de démontrer que l’idée selon laquelle les TIC vont transformer l’école est une croyance existante dès l’origine des TIC et qu’elle perdure tout au long des années, sans jamais être remise en cause, en particulier par le pouvoir central. Or, selon lui, la réalité du monde de l’enseignement montre que cette idée vient « d’en haut » et qu’elle n’est pas acceptée, ni acceptable, en tout cas telle quelle. Faisant aussi bien appel à Jacques Ellul qu’à Régis Debray, Dominique Wolton et à bien d’autres encore, il conforte progressivement sa thèse en essayant de balayer un grand nombre de textes et documents. Au terme de ce travail L’auteur nous invite à examiner l’existence d’une école critique de pensée sur les TIC à laquelle il revendique d’appartenir. Cette idée est intéressante au moment où tant d’allant de soi sur les TIC continuent de circuler dans le système éducatif (TBI, ENT, tablettes et autres classes mobiles).
La méthode employée par l’auteur repose sur l’idée de mosaïque, de kaléidoscope, d’impressionnisme. Il s’agit donc d’une analyse basée sur la mise en lien (?) d’un ensemble de documents analysés en vue d’en dégager le sens. Par rapport à d’autres méthodologies scientifiques, celle-ci s’appuie sur différentes conceptions du travail scientifique allant de Descartes à Lorentz, en passant par la science administrative et Mac Luhan. L’intérêt de cette approche est la richesse documentaire, le danger c’est soit la surabondance, soit la sélection arbitraire, soit la trop grand hétérogénéité, ces risques étant d’ailleurs signalés par l’auteur. Malheureusement face à ces risques, les choix effectués tant dans le corpus que dans le traitement de ce corpus ne sont pas vraiment explicités. Cette méthode de travail amène l’auteur à passer très souvent d’un objet à un autre sans permettre toujours au lecteur de suivre la logique énoncée initialement. Certes c’est le choix du kaléidoscope qui prévaut et qui se ressent, mais cela provoque aussi de nombreuses interrogations pour le lecteur averti : des imprécisions sur certains points (mise à jour d’information) et des non-choix de textes (oublis, mise à l’écart ?).
Un point nous semble cependant faire polémique : le classement des acteurs dans tel ou tel camps (pédagogiste, républicain, pro TIC, anti TIC) aurait mérité un autre traitement dans un tel ouvrage. En effet la connaissance approfondie de ces acteurs (chercheurs, associations etc.) et certaines prises de position ponctuelles ne peuvent permettre des classements pas si fondés que cela. Il en est ainsi du Café Pédagogique dont l’histoire dans le paysage éducatif français remonte à dix ans, ainsi que celle de l’EPI qui remonte à près de 40 années, auraient méritées un traitement plus approfondi en regard du nombre d’évocations comme sources d’un journal comme Nice matin…
Un autre point peut aussi poser question : la position critique vis-à-vis des technologies de l’information et de la communication nous semble devoir être plus précisément analysée. L’absence de référence à certains auteurs clés de cette analyse (pourtant bien présents depuis 1960, comme Geneviève Jacquinot par exemple) est une impasse extrêmement risquée. Les rapprochements entre certains travaux et certains auteurs en sont d’autant plus criticables qu’ils ne sont situés ni historiquement ni même par une analyse approfondie de leurs écrits.
Le risque de cette publication est de vouloir diffuser un travail universitaire, même remanié, vers un large public sans opérer un travail de remise en perspective dans un contexte non universitaire. Si l’hypothèse de travail est intéressante, le contenu frustrera le spécialiste qui critiquera les choix de textes et embarrassera le lecteur non spécialiste qui aura du mal à retrouver un fil conducteur dans cet ensemble kaléidoscopique, plus qu’impressionniste.
Bruno Devauchelle
Sur le site du Café
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