Par Jeanne-Claire Fumet
Pourquoi faudrait-il s’intéresser à ce qu’on enseigne, en quoi serait-ce un gage d’efficacité ? Professeur de Philosophie et de Sciences de l’éducation à Bruxelles, Jonathan Philippe soulève avec un brin d’impertinence l’embarrassante question de l’implication du maître dans sa « matière ». S’appuyant sur des exemples empruntés à l’enseignement supérieur, histoire des arts, interprétation, droit ou dynamique de groupe, il propose une analyse didactique de la dramatisation du cours, susceptible d’emporter l’intérêt des élèves en favorisant l’appropriation des contenus. Mais comment dramatiser un enseignement obligatoire, dont les enjeux sont en général indifférents aux élèves ?
En bon philosophe, Jonathan Philippe aime questionner les évidences : « un enseignant qui s’intéresse véritablement à sa matière est susceptible de l’enseigner mieux qu’un autre », sans doute parce qu’il saura insuffler sa passion, par un talent qui relève de la vocation plus que du métier ?
Quel intérêt pour quels contenus ?
Il ne suffit pas d’être passionné pour bien faire, et un enseignant sans charisme peut se révéler très efficace. Le sens du terme intérêt n’est pas simple : entre l’attention intellectuelle et le bénéfice mesurable, s’ouvre un abîme de malentendus. Si l’intérêt de l’enseignant relève de son implication, en particulier dans des pratiques indépendantes de l’activité d’enseignement (« pratiques-sources » du savoir), l’intérêt de l’élève se concentre sur la rentabilité de l’effort consenti – le réinvestissement dans les « pratiques-cibles » (l’horizon professionnel). La situation n’est pas la même pour l’enseignement du métier de maréchal-ferrant, où les deux formes coïncident, celle de l’interprétariat, où elles s’articulent à un niveau élevé et celle de la grammaire scolaire, où elles s’écartent nettement. Plus radicalement, les « pratiques-cibles » n’ont guère de pertinence dans l’enseignement obligatoire, et les professeurs ne peuvent pas s’investir au même degré dans les « pratiques-sources » que ceux du supérieur, souvent impliqués dans des activités de recherche.
Dramatiser le savoir
Capter l’intérêt des élèves suppose une mise en œuvre des contenus qui parvienne à les animer de l’intérieur, au sens où elle leur donne vie : la dramatisation. Or, précise J. Philippe, il ne s’agit pas de théâtraliser les cours (animation factuelle fort incertaine) mais d’organiser « le propos en lui-même selon une certaine logique qui fait aussi partie de ce qui est transmis aux étudiants ». Au-delà du clivage entre pratique-source et pratique-cible, la cohérence de l’objet enseigné repose sur la capacité d’un discours à exprimer les exigences internes de la matière, de sorte qu’elles deviennent la préoccupation de l’élève lui-même. A l’appui de cette proposition, l’exemple d’un cours d’histoire des arts dispensé à de jeunes graphistes publicitaires, sur le rapport entre objet et représentation « au-delà de la question de la ressemblance », qui obtient l’attention ; à l’inverse, un cours de dynamique de groupe, purement énonciatif, bien que strictement annexé sur l’activité professionnelle, se révèle vide d’intérêt. Un cours d’interprétariat en anglais, très technique, soulève des enjeux linguistiques subtils dont l’incidence professionnelle est directe, et un cours de droit sur la distinction entre droit public et droit privé passe par une évocation lapidaire de l’histoire du droit extrêmement éclairante. L’enjeu n’émane ici ni de l’utilité, ni de l’érudition, mais des exigences de la pensée de l’objet se manifestant dans le discours qui l’élabore.
Passage et initiation
Le processus de dévolution, c’est-à-dire de transmission et d’appropriation des contenus enseignés et des problèmes spécifiques qui les trament, ne peut pas se faire sans l’implication active des élèves. Capter l’intérêt ne relève pas du dressage ou du spectacle, mais de la réussite d’un exercice de pratique réelle de la « matière » enseignée : faire vivre en situation de cours l’analogue d’un problème de recherche ou de terrain, mais un analogue seulement – l’objet importé sans être fabriqué pour l’occasion serait dépourvu de sens car purement externe à ce qui se joue en classe. L’acte d’enseignement demeure en cela profondément aléatoire : la préparation minutieuse n’exempte pas de l’épreuve du feu, il faut qu’il se passe quelque chose en cours – et c’est imprévisible. Raison pour laquelle on ne saurait construire de modèle a priori de la dramatisation réussie : tout juste peut-on tirer des leçons a posteriori de ce que l’on observe, suggère l’auteur. La multiplicité des facteurs, la contingence des contraintes et des conditions oblige à une telle modestie.
Savoir hésiter
S’il faut pratiquer soi-même les enjeux, tensions, difficultés et obstacles internes de ce que l’on enseigne pour fabriquer un savoir enseigné porteur d’intérêt, est-ce possible dans l’enseignement obligatoire, sous la double contrainte des programmes et de la présence forcée des élèves ? A chacun de déterminer ce qui importe dans le savoir qu’il enseigne, répond l’auteur ; c’est cette prise de position, avec ses hésitations et ses incertitudes, qui permet d’investir la pratique d’une force réellement (trans)-formatrice pour les élèves qui ne l’ont pas choisi.
Comment mieux rappeler l’importance, pour les enseignants du cycle obligatoire, de disposer de formations qui les rapprochent des enjeux de la recherche et du terrain, mais aussi d’un temps d’étude personnelle qui leur permette de s’approprier les ressources culturelles non « didactisées » dont leur propre intérêt a besoin de se nourrir ?
Fabriquer le savoir enseigné, Jonathan Philippe – Editions De Boeck, Collection Savoir – octobre 2010 126p.
http://secondaire.deboeck.com/titres/1203_1/fabriq[…]
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