Par Alexandra Floirat
Outil émancipateur pour les uns, démoniaque pour les autres, le Baiser de la Lune a suscité bien des polémiques. Mardi 30 novembre, la mairie de Paris organisait une projection du court métrage de Sébastien Watel (1). C’était l’occasion de bâtir ma propre opinion. Et si ce film était simplement poétique et émouvant ?
Cette œuvre destinée aux élèves de primaire vise à les sensibiliser au thème de l’homosexualité, afin de lutter contre l’homophobie. Christophe Girard, adjoint au Maire de Paris chargé de la culture, a introduit cette séance par un bref témoignage personnel, racontant quelles blessures sa différence lui avait values lors de son adolescence en province. Ce rappel inscrivait le film dans une perspective militante aussi bien que pédagogique.
Car il s’agit bien de militantisme, si l’on se souvient des polémiques nées autour de ce film avant même qu’il n’existe. Quand un site Internet lançant un appel à souscription est créé il y a un an, Sébastien Watel reçoit d’abord des mails homophobes. Puis une pétition est lancée, adressée aux partenaires du film, pour en arrêter le projet. Il s’agissait en effet dès le départ de créer une œuvre pour la diffuser dans les écoles. Luc Chatel, ministre de l’éducation, cède à la pression et se prononce contre le projet, avant de nuancer sa position face à d’autres pressions et demandes d’éclaircissement émanant notamment de la Ligue de l’enseignement (2). On saluera au passage les partenaires du film qui n’ont jamais failli dans leur engagement – financier et donc « moral », au vu de la tourmente insensée dans laquelle des associations ont voulu les placer.
Avant même qu’on ait vu le film d’animation de Sébastien Watel, on frémit de penser qu’une telle polémique ait pu voir le jour. Après l’avoir visionné, on se dit, trop optimiste, que le court métrage en lui-même suffira à faire taire les plus réticents, tant il aborde son sujet avec délicatesse et justesse.
Après le départ de ses maîtres – un prince et une princesse de conte vivant dans une île-château – la vieille chatte Agathe rêve de rencontrer l’amour, sous le regard amusé et attendri de la lune. Prisonnière dans son repère, elle occupe ses journées en veillant et surveillant son petit-fils de cœur, Félix le poisson chat. Elle voit bien que le jeune est timide, et que « s’il continue comme ça, il ne se mariera jamais » : c’est pourquoi elle organise un bal. Mais Félix sait bien qu’il préfèrerait faire danser un gars, et le bal ne donne guère d’espoir à la grand-mère. C’est alors que Félix rencontre Léon, poisson lune, et qu’une histoire d’amour… sans histoires commence. Jusqu’à ce que la vieille Agathe organise cette fois le mariage de Félix, qui se retrouve face à une jeune femme aussi perplexe que lui.
L’œuvre est avant tout artistique, soulignons-le. A l’écran, l’animation évolue au sein d’un ovale, évoquant forcément un œil, celui de la grand-mère dont le point de vue domine le récit. Il est bien sûr question du regard des autres, que l’on craint, et que l’on fuit parfois, comme Félix et Léon décideront de le faire. Ce regard évolue, il s’ouvre et l’image à la fin occupe bien tout l’écran, alors qu’Agathe trouve enfin le courage de sortir de son château et d’oublier ses réticences face aux amours de Léon. Sébastien Watel l’a souligné lui-même, il a conçu un film sur le regard plus que sur l’amour.
L’homosexualité n’est d’ailleurs qu’une relation parmi d’autres : il y a d’abord le prince et la princesse du début, couple archétypal qui disparaît bien vite de l’écran pour laisser place à des histoires bien plus réalistes et contemporaines, dans lesquelles le jeune public identifiera sans doute des schémas plus familiers. Vient ensuite Agathe, qui vieillit seule, en rêvant inlassablement à une rencontre improbable dans ce château ceint d’eau, où personne ne vient jamais. Enfin, la lune passe, courant après le soleil, mais les amants ne se croisent jamais. Pour tous l’espoir est permis, et le film s’achève sur un bel espoir pour chacun, sans mièvrerie.
Quant à Félix et Léon, ils sont victimes de préjugés, mais leur amour existe, simplement ; et finalement ils sont les plus heureux. Léon pétille, jaune au milieu de couleurs plus nuancées, il refuse d’ailleurs de se cacher quand Félix craint de décevoir sa grand-mère.
Contrairement à ce que ses détracteurs ont prétendu, le film n’incite à rien : il fonctionne sur les ressorts habituels de l’identification et de la compassion. On s’attache à Félix, qu’on a envie de voir heureux. Pour autant, la vieille Agathe ne se montre jamais méchante, et son incompréhension prend la forme de doutes, de perplexité, mais elle n’est jamais dans une posture de condamnation violente. Il n’y a donc pas de gentils face à des méchants, ni de victimes face à un éventuel bourreau ; juste des individus qui s’aiment, entre amants, entre générations, avec tout ce que cela comporte de difficultés à se comprendre et à s’accepter les uns les autres.
La projection fut suivie d’une discussion, durant laquelle furent d’abord évoquées les polémiques suscitées par l’œuvre de Sébastien Watel. Tout le monde s’est ému des revirements du ministère et des craintes incompréhensibles que des associations ont cherché à faire naître, avant d’aborder la question délicate de l’accompagnement pédagogique, et du soutien que recevraient les professeurs des écoles choisissant de diffuser le film à leurs élèves.
Quels élèves d’ailleurs ? Initialement prévu pour des CM1/CM2, le psychologue Eric Verdier présent ce soir-là et de nombreux enseignants s’accordent à dire que les maternelles constitueraient en fait le bon public. A l’approche du collège, les primaires privilégient déjà d’autres types de fictions.
Reste que quel que soit le niveau, il semble difficile de proposer cette œuvre sans un accompagnement pédagogique : celui-ci est conçu par la ligue de l’enseignement, il sera disponible avec le DVD début 2011. Plusieurs enseignants pensent même qu’il serait judicieux de proposer des projections associant les parents d’élèves. Des réactions hostiles sont à craindre, mais le ministère a assuré qu’il n’y aurait pas de sanction contre ceux qui diffuseront Le Baiser de la lune.
L’un des spectateurs ce soir-là a souligné les ambiguïtés du travail de Sébastien Watel. A l’évidence, il a réalisé une œuvre artistique, en même temps il s’agit bien d’un outil pédagogique, dont le but est d’être diffusé à un public scolaire. Cet utilisation du court-métrage comme outil, a fortiori dans un cadre scolaire, le rend d’emblée susceptible de devenir objet de débats et de tensions. D’abord parce qu’on risque de dénaturer le propos artistique, en le faisant disparaître derrière une démarche utilitariste. Ensuite, et la discussion n’a presque pas porté sur ce point, parce qu’on place inévitablement certains enfants entre deux univers qui pensent différemment, l’école et la famille.
Eric Verdier a rappelé quelques chiffres et données qui achèvent de convaincre de la nécessité d’intervenir très tôt sur les questions de discriminations, quelle qu’elles soient d’ailleurs. Ainsi, les phénomènes de harcèlement liés à des différences de genres s’observent dès la primaire, et c’est vers huit / neuf ans que naît la prise de conscience de l’homosexualité chez les individus concernés. Il paraît donc important d’ouvrir les yeux des enfants comme ceux d’Agathe dès leur plus jeune âge ; ce qui n’empêche pas de revenir sur la question au collège ou au lycée, avec un discours moins imagé et poétique…
On était très loin des polémiques déplorables de l’an passé, dont Stéphane Guillon s’était fait l’écho sur le ton provocant auquel il nous a habitué (3). Un grand consensus régnait dans la salle autour de la nécessité d’une œuvre militante, qui s’habille ici de pastel et se glisse dans des pattes de velours.
On terminera en reprenant la remarque d’une enseignante, qui soulignait que « Le Baiser de la lune » aborde l’homosexualité au travers notamment des stéréotypes sexistes, contre lesquels on n’a pas fini de lutter. A ce titre, comme l’a dit Claire Pessin-Garic présente ce soir-là pour la Ligue de l’enseignement, Sébastien Watel contribue au projet éducatif de lutte contre les discriminations. A l’heure où la Halde subit des attaques réitérées, on trouve là une raison supplémentaire de défendre ce joli film, poétique et convaincant.
(1) http://www.le-baiser-de-la-lune.fr/
(2) http://www.laligue.org/le-baiser-de-la-lune-doit-pouvoir-se-donner/#
(3) L’extrait est visible sur http://bascoblog.hautetfort.com/societe/