Par Marcel Brun
« On risque la confusion entre les objectifs scolaires et les objectifs sociaux : améliorer les résultats ou lutter contre la délinquance ? » Du 29 novembre au 1er décembre, Lyon accueillait un colloque organisé par l’INRP sur le devenir des politiques et dispositifs consacrés à la lutte contre les inégalités et les exclusions éducatives en Europe et au-delà. De nombreux spécialistes des politiques éducatives « compensatoires » menées dans différents pays du monde ont présenté leurs travaux et échangé sur l’éducation prioritaire. Le Café rend compte d’une intervention éclairante de Jean-Yves Rochex sur l’évolution de ces politiques. Comment petit à petit elles ont abandonné l’objectif social pour le salut individuel.
Jean-Yves Rochex y a défendu l’idée qu’« il n’est pas sûr que les politiques d’éducation prioritaire d’aujourd’hui aient à voir avec les politiques d’éducation prioritaire menées il y a 30 ans » à partir des résultats de l’enquête Europep menées par une équipe internationale. « Ces changements de paradigmes ne disent pas souvent leur nom, et ne sont pas toujours suffisamment débattus. Or, ils ne sont pas indépendants des changements dans les politiques éducatives des pays qui les mettent en œuvre. »
À l’origine, le modèle de la « compensation » a dominé dans les pays qui ont mis les premiers des politiques volontaristes après avoir constaté que la « massification » ne suffisait pas à compenser les inégalités sociales. « Donner plus à ceux qui ont le moins », c’était d’abord cibler vers certaines populations (selon les pays, milieux sociaux ou minorités linguistiques, territoires, établissements comme source d’inventivité collective…). Le risque était de donner une vision « misérabiliste » des milieux populaires, vus comme « déficitaires », mais aussi de dédouaner l’institution scolaire de ses responsabilités dans les modes de transmission de la culture scolaire.
Ce « premier âge » des ZEP est progressivement bousculé par des transformations dans la manière de concevoir les politiques éducatives : on passe du modèle « bureaucratico-professionnel » prescrit et encadré par l’État, et appuyé sur les compétences des professionnels, à un modèle de « quasi-marché » face aux exigences de compétitivité économique, appelant à l’innovation, à l’autonomie, à la liberté de choix des familles considérées comme « consommatrices d’école », à la concurrence entre établissements comme source de qualité et de performance. L’Etat se transforme en évaluateur et prescripteur de résultat « a postériori », comme en témoignent les multiples incitations à « piloter par les résultats ».
Pour Jean-Yves Rochex, « la rhétorique de la lutte contre les inégalités change également : l’équité se traduit par le « socle commun », dans un « contenu minimum de connaissances et de compétences qu’aucun élève devrait ne pas avoir acquis à la sortie de la scolarité ». La thématique de lutte contre l’inégalité s’efface au nom de la lutte contre l’exclusion, en garantissant dans tous les domaines sociaux (santé, travail…) un minimum pour les « vaincus » (expression de F. Dubet), au risque de mettre en retrait les objectifs de transformation des règles de la compétition scolaire et sociale. Les liens entre politiques scolaires et politiques urbaines grandissent, comme en témoigne le développement des « politiques de la ville », ciblées sur la lutte contre la violence, la délinquance… « On risque la confusion entre les objectifs scolaires et les objectifs sociaux : améliorer les résultats ou lutter contre la délinquance ? »
Dernière étape du processus : la conception des espaces se reconfigure. Les territoires sont davantage définis comme « à problème » plutôt que par leurs ressources potentielles. On définit le concept d’élèves « à risques », et le troisième âge de l’éducation prioritaire cible désormais plus les individus que les territoires. La réduction des inégalités reflue, il s’agit désormais de « maximiser les chances de réussite de chaque individu ». On multiplie et on fragmente les cibles et les dispositifs, on réoriente les politiques ciblées vers les « besoins spécifiques » de chaque élève à qui on adresse, compte tenu de ses présumées caractéristiques particulières et spécificités. « On essentialise, on naturalise, et on court ainsi le risque de faire des catégories « constitutives » de ces élèves. On minore donc la nécessité d’interroger, voir de transformer les processus sociaux qui contribuent à donner forme aux difficultés de ces élèves ». Le « développement maximal des talents », la convocation de « l’excellence » devient la norme des discours : il faut « repérer » les élèves de milieux défavorisés « à potentiel » pour leur permettre de révéler et d’exprimer leurs talents en étant scolarisés dans d’autres établissements que ceux auxquels ils sont destinés… Mais en s’intéressant à un élève de ZEP sur mille, ne fait-on pas disparaître tous les autres ? Ce troisième âge des ZEP est à mille lieues du « laboratoire du changement social » auquel se référaient les pionniers du CRESAS… Entre causalité interne et causalité externe des difficultés scolaires, Jean-Yves Rochex appelle à « reprendre le débat » en revisitant les positions strictement idéologiques… : « Comment ne pas enseigner à tous ce qu’on attend d’eux ? Comment ne pas présupposer qu’ils sont déjà élèves en arrivant à l’école, et faire tout ce qu’on peut pour qu’ils le deviennent ? »
Le site du colloque