Se retrouver
pour ses quarante ans, c’est toujours un prétexte… C’est
avec ces mots que Patricia Remoussenard et Richard Wittorski, au nom du
conseil d’administration de l’AECSE (association des enseignants et
chercheurs en sciences de l’éducation), ouvre la séance dans
un lieu symbolique : l’amphi Durkheim de la Sorbonne. Mais
au-delà du plaisir
de se retrouver, c’est l’occasion de poser un regard
rétrospectif (et prospectif) sur la construction des
sciences de l’Education. Avec une question multiple qui va traverser la
journée : quelle est la place des sciences de l’Education,
quelle crédibilité, et quelle
spécificité ?
On a beau n’avoir que quarante ans, on ne se rappele pas
forcément de tout. Une
première table-ronde, composée de Nassera
Hedjerassi, Françoise Laot,
Marie-Clotilde Pirot et Pascale Ponté,
présente
donc quelques traces d’histoire. Selon elles, l’émergence
des sciences de l’éducation est directement
liée avec une certaine institutionnalisation de
« l’éducation nouvelle », dans les années 1950,
avec par exemple la création du laboratoire de
Psychopédagogie de l’ENS St Cloud par
Gaston Mialaret, l’Institut pédagogique national (IPN, 1956)
ancêtre de l’INRP, ou l’Institut de formation des adultes
(Bertrand Schwartz, 1963). Dans les années 50, les
première rencontres internationales ont lieu pour
définir les méthodologies de recherche et de
recueil de données d’une « psychopédagogie
expérimentale ».
En 1968, un colloque à
Amiens se penche sur « l’école nouvelle », la formation des
maîtres et des recherches en éducation. Les
« sciences de l’Education » cherchent leur chemin, entre
psychopédagogie et sociologie. Une maîtrise en
sciences de l’Education est créée en 1967. Ses
cours s’adressent prioritairement aux formateurs d’adultes,
d’enseignants ou d’animateurs socio-éducatifs. A Nanterre,
Vincennes, Toulouse, Lyon, de nouveaux enseignements sont ouverts.
Chateau, Debesse, Wittwer et Mialaret posent les jalons de
l’Association des Enseignants Chercheurs en Sciences de l’Education
(AECSE), de 1968 à 1972, dont le premier
président est Michel Debeauvais.
Une association de chercheurs en sciences
de l’éducation, à
quoi ça sert ?
A la tribune, plusieurs anciens
responsables de l’association ont pris place.
Michel Debeauvais
prend plaisir à souligner les anecdotes de
l’histoire commune, notamment lorsqu’en 1968, l’INRP s’est
déclarée insurrectionnelle
décrétant en assemblée
générale du ministère. « C’était
de la folie pure et nous étions quelques-uns à
nous en inquiéter ». Un « Comité
d’Action pour
l’Innovation et
la Recherche en éducation » (CAIRE) avait même
été
créé, avec un discours militant,
qui devait durer un an et demi…Il raconte les
premiers congrès internationaux, organisés en
famille, sans aucun financement. Et c’est Gaston Mialaret,
« fédérateur
des différents courants
qui nous traversaient », qui lui succédera. « Appartenir
à une association de spécialistes, explique
Brigitte
Alberto, a
contribué à m’inscrire dans
un champ de recherche mieux identifié,
à pouvoir partager les questions et sortir des
égocentrismes qui nous guettent. On devient
co-responsable
d’un ensemble social qui dépasse nos propres laboratoires,
qui structure les collectifs scientifiques
si nécessaires. » Elle pointe cependant la
difficulté à faire histoire,
à articuler la recherche et la formation,
à discuter les modèles de recherche et
à savoir préparer les « passages de relais ». « Etre
fier de ce qu’on a déjà fait, et trouver la force
de le dépasser… Le défi de la quarantaine ? »
s’amuse-t-elle
« Dans
les années 80, nous nous sentions fragiles et
menacés. » poursuit Michèle
Guigue. Cette crainte lui parait
dépassée, si on regarde les effectifs
universitaires, mais réelle quand on observe les
réorganisations universitaires en marche avec les PRES.
« Notre pouvoir est
limité, mais nous pouvons
créer des carrefours entre disciplines, filières
de formation et institutions en tensions. Encore faut-il que nous
sachions mieux ce que nous avons en commun… ». Gaston Mialaret se
rappelle des questions qu’il posait au ministère sur les
débouchés des filières « Sciences de
l’Education », auxquelles il n’a jamais eu de réponse, et la
vieille question qu’il a toujours eu à traiter : les
sciences d’éducation ne sont-elles qu’un carrefour entre
différentes disciplines, ou ont-elles un coeur en commun ?
« Ne pas être
monodisciplinaire, par les temps qui courent, me
semble être un atout » reprend-on à la
tribune. « Nous avons
aujourd’hui des
nouvelles générations qui s’appuient sur des
connaissances spécifiques, explique R.
Wittorski à partir de son parcours personnel. « Peut-être ne
savons-nous pas encore le rendre très visible ? »
« Ce problème
se pose dans toutes les sciences sociales, en psychologie ou en
sociologie » reprend Michel
Debeauvais en citant la
nécessaire « percolation » entre la recherche et ses
applications, par le travail commun. « Pluri, inter et
trans-disciplinarité sont une caractéristique de
notre milieu, mais ce corps de connaissance n’est pas encore
suffisamment explicité ni visible. Depuis quarante ans, la
question du sens, des finalités et de la valeurs de nos
recherches nous traverse, avec le défi de la place
à trouver dans le contexte international. » « Nous devons
nous attacher à cartographier nos travaux, faire savoir ce
que nous sommes de manière compréhensible de
l’extérieur, insiste P. Remoussenard.
Même s’il n’est pas sur le même champ de travail, Alain Kiyindou
raconte à quel point son association, qui rassemble les
professionnels français des sciences de l’information et de
la communication (InfoCom), se pose les mêmes questions : « comme vous, nous ne savons pas
tout à fait comment on doit appeler les enseignants de notre
disciplinie, et nous nous posons la question de définir
notre spécificité disciplinaire,
au-delà de notre position de carrefour. Comme vous, notre
discipline et nos recherches évoluent au fur et à
mesure des évolutions de société. Nous
avons donc sans doute à gagner à nouer des
alliances ». Un ange passe dans la salle, de cette
proximité entre InfoCom et sciences de l’Education. Les
anciens auraient-ils apprécié ce rapprochement ?
Qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en émeuve, une
coincidence troublante : c’est justement un spécialiste de
la communication, Yves Winkin, qui vient de rédiger pour le
ministère le rapport qui prévoit la dissolution
de l’INRP dans l’ENS, et qui invite fortement les chercheurs en
éducation à « s’extravertir » et à
trouver les ressorts du « bonheur à l’école »…
Ingrid Gogolin
conclut la matinée, de son point de vue de responsable
d’institutions internationales de chercheurs en éducation.
Elle invite à
dépasser les interrogations identitaires pour être
en mesure d’affronter la complexité du monde.
L’investissement dans l’accompagnement des jeunes chercheurs en est un
aspect important, de même que l’internationalisation du champ
de recherche. « Nous
devons communiquer avec l’extérieur, répondre
mieux aux questions qu’on nous pose lorsqu’on interroge la
qualité de nos recherches, nous n’existons pas que
pour nous ! ».

Comment s’articulent les
instances et les acteurs ? Qui peut être un interlocuteur
crédible pour les pouvoirs publics ? Ce sont les questions
posées par Patricia Remoussenard au nom de l’association,
aux invités de la table-ronde de l’après-midi.
C’est en rendant hommage à
l’action essentielle de Jacky Beillerot qui Paul Durning (Paris
Ouest) insiste sur les trois rôles que doivent jouer les
chercheurs français en sciences de l’éducation :
faire connaître les travaux étrangers, diffuser
les autres approches scientifiques qui participent à
« expliquer la réalité », en sachant construire des
modèles complexes, et faire le lien avec les pratiques
professionnelles. Ce sont ces trois dimensions qui peuvent les aider
à devenir des interlocuteurs crédibles pour les
pouvoirs politiques. Ils doivent donc être à
même de travailler avec de jeunes étudiants comme
avec les professionnels de l’éducation et de la
santé, en formation initiale comme en formation continue,
sans oublier de réfléchir aux questions
éthiques dans le champ sciences de l’Education, qui
envahissent l’espace.
Pour Marguerite Altet
(université de Nantes), des concepts nouveaux apparaissent
sans arrêt (rapport au savoir, interactions entre
enseignement et apprentissage…), qui amènent les sciences
de l’Education à travailler sur des « zones
frontières », de manière pluri-disciplinaire, en
structurant des réseaux (OPEN, RESEDA…). « Quand les sciences de
l’Education ont été créées,
c’était pour former les enseignants et les formateurs. Quand
la formation est menacée, l’utilité sociale des
sciences de l’Education n’a plus beaucoup de sens… ».
Elle insiste aussi sur « la
place à prendre dans le domaine de la pédagogie
universitaire, qui est aujourd’hui une urgence », avant
d’inviter la salle à davantage publier dans les revue
anglophones, « pour y
faire valoir nos entrées spécifiques face
à l’inflation des discours sur les bonnes pratiques ».
Patrick
Rayou (université Paris 8) entend nourrir le
débat de réflexions personnelles : « nous avons des
difficultés à nous situer entre
société savante et lobying politique, parce que
malgré l’importance de nos travaux, la méfiance,
voire la tentation d’instrumentalisation est grande »,
surtout lorsque le politique persiste dans sa volonté de
légiférer dans l’urgence médiatique.
Il rappelle les méfiances du monde universitaire pour les
questions pédagogiques et pratiques. Il cite le symbole de
la dissolution de l’INRP dans l’ENS, mais refuse de cultiver une
position surplombante : pour de multiples raisons, « l’INRP n’a pas pu jouer son
rôle d’impulsion et de coordination de la recherche en
éducation, le PIREF lui-même est
mort-né, ce qui ne nous facilité pas la
tâche ». Pour lui, les vrais réseaux
utiles sont « les
réseaux artisanaux que nous fabriquons, souvent hors de
structures bureaucratiques : cultivons-les dans nos moments de
rencontres, en clarifiant avec exigence nos modèles de
recherches. »
Jean-Marie
Barbier (CNAM), en tant que responsable du CNU (70e
section) et ancien responsable de l’AECSE, invite à ne plus « réclamer la
reconnaissance, mais à occuper les positions qui le
permettent », notamment en « disant des choses d’un
intérêt suffisamment général
pour qu’elles soient reprises au-delà de notre univers, dans
les créneaux de transformation du système.
Prenons des initiatives qui soient attendues par les acteurs, et nous
seront entendus ! »
Cela doit, pense-t-il, conduire à des
stratégies de « double-reconnaissance », sur le terrain
scientifique comme sur le terrain professionnel. Il martèle
: « Conduisons
des travaux scientifiques sur des questions qui soient des enjeux
sociaux, et nous serons reconnus ». Exigence de
qualité ne veut pas dire académisation : « Beaucoup trop de nos travaux
ont un statut epistémologique ambigu. Distinguons davantage
ce qui vise à comprendre les pratiques et ce qui vise
à les modifier ! » provoque-t-il. « Il faut certes produire des
savoirs, mas aussi produire des outils
générateurs de savoirs ». Il est normal que nos
objets scientifiques soient construits culturellement, mais cela n’est
pas une raison pour que nous refusions de nous confronter aux
anglo-saxons ou aux allemands. »
L’évaluation,
justement… Joël Lebeaume (Cachan) siège
désormais à l’AERES,
chargée d’évaluer les équipes de
recherches, ce qui est une nouveauté pour le champ des
sciences de l’Education. L’AERES, explique-t-il, évalue les
établissements, les unités de recherche et les
formations universitaires,
« en renvoyant une image aussi fidèle que possible des
activités de recherche pour aider les équipes
à développer des stratégies locales »,
dans une logique de site et non dans une logique strictement
disciplinaire. Mais « cette
évaluation peut crisper », notamment avec la
notation des équipes, qui peut fermer des portes (lorsque la
notation est inférieure à A) pour participer aux
laboratoires d’excellence ouvrant droit à de nouveaux
financements. J. Lebeaume refuse cependant de considérer que
l’approche de l’AERES soit « normative », pensant au contraire qu’elle
aide les laboratoires à se « poser les bonnes questions »
sur ce qu’ils produisent, que ce soit des concepts ou des outils…
Il conclut avec une belle métaphore : « Contrairement à un
champ électrique à la polarité simple,
le champ des sciences de l’éducation est multipolaire et
fragmenté. C’est structurant si l’un n’ignore pas l’autre,
si on repère bien ce qu’on fait et ce qu’on ne fait pas ».
Les grandes mutations ouvrent des questions nouvelles, qui peuvent
modifier les positionnements des équipes de recherche.
L’AECSE peut-être le lieu d’analyse des questions nouvelles : « ainsi, Pisa nous montre que
les résultats de nos élèves en
sciences sont médiocres, malgré
l’avancée de nos recherches en didactique des sciences. Sans
doute avons-nous à traiter de nouvelles questions pour
comprendre pourquoi nous n’arrivons pas à donner une culture
scientifique de base à tous ».
Gilles
Baillat, en tant que président de la
conférence des directeurs d’IUFM, souligne une
ambiguité : « les
IUFM n’ont jamais été des facultés de
sciences d’éducation ». Cependant, aujourd’hui,
la masterisation change la donne : en devenant des composantes de
l’université, chargées exclusivement de masters, « nous avons à
résoudre une question compliquée, puisque une
minorité de nos universitaires viennent des sciences de
l’Education. Nous sommes dans un champ de pratiques, la formation des
enseignants, dont il n’a jamais été dit en France
qu’elle doive relever d’un champ scientifique ». Chaque
discipline est sensée y faire des apports, avec une tension
entre la mission de formation et les ressorts qui doivent la structurer
: la « professionnalité » des enseignants reste toujours
à définir.
C’est pourquoi la conférence des directeurs d’IUFM appelle
à reposer la question d’un grand organisme de recherche
pilotant le champ, « pour
ne pas refaire dans dix ans le bilan du discrédit sur nos
disciplines ». Pour y contribuer, la CDIUFM a
décidé de se doter d’une commission scientifique
pouvant permettre d’y travailler.
La
journée a vite passé, et les appels à
mieux organiser le champ de la recherche
en éducation ont donc été
multiples, même s’ils sont restés dans le ton
feutré et poli qui sied à tout échange
entre universitaires… Effet de tribunes ou
véritable préoccupation qui va diffuser dans les
nombreux laboratoires dont l’AECSE est en train de finir la
cartographie et les spécialités ? En tout cas,
les débats de la journée ont largement repris les
questions que posait il y a quelques mois David Bridges à la
clôture de la session genevoise de l’AREF : « «Notre discipline est
caractérisée par une prolifération de
paradigmes qui en fait un domaine dans lequel il n’existe que
peu de consensus quant à ce que sont la recherche et la
science et ce à quoi elles devraient ressembler» disait-il.
Les chercheurs en éducation ont-ils les moyens et l’envie de
s’y attaquer ? Un sacré chantier pour les quarante ans
à veniir, et la future direction de l’AECSE.
Le site de l’AECSE
http://www.aecse.net/
