Enseignement de la Shoah : il est urgent de passer au devoir d’histoire
De plus en plus, l’enseignement de la Seconde Guerre mondiale et l’enseignement de la Shoah sont pris en otage par l’agenda politique et les enjeux mémoriels pour ne pas dire compassionnels. Alors que beaucoup de professeurs s’avouent mal à l’aise et ne savent ni comment se situer eux-mêmes ni comment faire face de façon constructive à cette situation, il paraît urgent passer du devoir de mémoire au devoir d’histoire.
Début septembre, un article du journal Marianne attirait l’attention sur le sort d’une enseignante d’histoire-géographie suspendue par son rectorat à la suite d’un voyage d’élèves à Auschwitz Birkenau. En la circonstance, elle aurait été par trop partiale et aurait manqué aux principes de la laïcité. [1]
Pour Guy Konopnicki qui rédige alors cette tribune, la «vérité de cette histoire [serait] politique» [2] et l’enseignante serait avant tout victime d’une forme de cabale de certains de ses collègues qui ne supporteraient pas qu’elle parle plus de la Shoah que de Gaza :
« C’est très bien ton voyage à Auschwitz… Mais quand parleras-tu du génocide de Gaza ? »
Par la suite, deux sections syndicales du lycée, SNES et CFDT, auraient lancé le procès en sorcellerie de Catherine Pederzoli Ventura. Néanmoins, en ce début septembre, la rédaction de Marianne précise alors que, cet article étant rédigé par un ami de longue date de l’enseignante,
« En l’absence pour le moment d’une enquête journalistique que mérite sans doute cette affaire, [l’auteur] n’engage évidemment que lui-même. »
Le 14 octobre, le journal Marianne revient sur la question et apporte un point de vue quelque peu différent. Le premier article s’intéresse à l’auteur du rapport d’inspection générale qui a débouché sur la mise à pied de l’enseignante. [3]
Concernant l’« infraction au principe de laïcité » et l’usage répété du mot « Shoah » au lieu du terme « plus neutre et juridiquement fondé de ‘génocide’ » indiqué dans le rapport, la journaliste Elodie Emery précise que cet aspect ne concerne que deux des quarante-trois pages du rapport et elle souligne que
« Si l’accusation était sans doute déplacée dans le contexte d’un rapport d’inspection, [l’inspecteur général de l’Education nationale] n’a fait que mettre sur la table un débat qui occupe des spécialistes tels que Sophie Ernst sur l’usage des mots «Shoah», «holocauste» ou encore «judéocide». Quand il dit que le terme ‘génocide’ est « plus neutre et juridiquement fondé », il réaffirme sa volonté de refuser le chantage émotionnel qui consiste à mobiliser les souffrances d’un peuple pour justifier manquements et approximations historiques. »
Dans le deuxième article, Sophie Ernst, chercheur et auteur d’un livre sur la mémoire de la Shoah et l’enseignement, apporte son éclairage. Dans le contexte actuel, ces propos m’intéressent plus particulièrement concernant la manière dont on transmet l’histoire du génocide juif à l’école. [4] C’est ainsi que concernant la question pédagogique des voyages à Auschwitz Birkenau, Sophie Ernst s’en garde d’en faire un idéal pédagogique
« Je ne suis pas convaincue de l’importance décisive de ces voyages à Auschwitz pour les lycéens, mais si on tient à les faire, que ce soit dans des conditions de fort soutien des jeunes, avec du temps pour penser, discuter, exprimer des émotions et des pensées. Avec des groupes réduits de 20 à 30 personnes et un accompagnement solide et dense d’adultes bien préparés. L’important, dans un tel voyage, c’est de rencontrer une écoute et une parole humaines, qui puissent structurer des émotions tumultueuses et les canaliser dans un sens qui ne soit pas désespérant. Mais je m’inscris en faux contre cette conviction, qui a rendu le voyage à Auschwitz incontournable, au point d’en faire un rite d’initiation pour les grands adolescents. Il existe toutes sortes d’autres possibilités, qui permettent des parcours cognitifs et sensibles plus consistants. Un cycle de films peut être plus dense qu’un voyage, une visite dans un Musée de la résistance et de la déportation permet de bénéficier de services pédagogiques. »
D’une certaine manière, elle rejoint les propos formulés en 1998 déjà par Georges Bensoussan, dans son indispensable ouvrage Auschwitz en héritage?, pour lequel
« Selon certains, on parle trop de la shoah. A moins que l’on en parle mal, à coup de commémorations larmoyantes inévitablement conclues par le rituel : « Plus jamais ça… » Comme si la seule invocation d’un nom pouvait éduquer les jeunes générations contre cette barbarie qu’on sent (re)venir. Ce n’est pas d’un « devoir de mémoire » que nous avons besoin, mais d’un devoir d’histoire. » [5]
En 1998 comme 2010, le risque encouru est celui d’une « dérive vers une religion mémorielle et civile de la Shoah » qui, loin d’éloigner le risque d’un retour de la barbarie et l’antisémitisme, agirait à fin contraire.[6]
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur, Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
Notes
[1] La rumeur de Nancy ? (http://www.marianne2.fr/La-rumeur-de-Nancy_a196989.html)
[2] Dans le contexte français actuel tout ne peut être que politique, noir ou blanc. Les nuances de gris n’existent guère en cet automne 2010.
[3] Affaire Pederzoli : le curieux destin d’Olivier Pétré-Grenouilleau (http://www.marianne2.fr/Affaire-Pederzoli[…])
[4] Il est remarquable de constater que le journal tient à préciser concernant Sophie Ernst qu’elle est « petite-fille de déporté » et que Sophie Ernst met en premier lieu en évidence concernant son intérêt pour cette affaire qu’elle est « issue d’une famille juive polonaise ». Génocide juif et école: visiter Auschwitz n’est pas forcément l’idéal (http://www.marianne2.fr/Genocide-juif-et-eco[…])
Il faut dire que, dans le Figaro, l’avocat de l’enseignante mise à pied s’interrogeait :
« La faute que l’enseignante a commise n’est-elle pas d’être juive ? » et que ce journal titrait le 1er septembre «La suspension d’une prof juive d’histoire fait polémique ». ( http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2010/[…]).
Et Sophie Ernst de s’interroger
« comment, par des insinuations mal étayées, a-t-on pu faire croire, contre toute évidence, à une subite conversion de la hiérarchie de l’éducation nationale à l’antisémitisme, au point qu’il faille en appeler, contre l’institution, à l’arbitrage du président lui-même… Que l’avocate joue ce jeu, c’est peut-être sa conception de l’intérêt de sa cliente, mais pourquoi certains responsables communautaires – pas tous ! – ont-ils accordé crédit à ce soupçon ?
[…] L’accusation d’antisémitisme est grave, infamante, elle terrorise. C’est un des effets de la transmission. Il ne faut pas manier une arme aussi intimidante sans circonspection. Sinon, cela fait, à terme, le jeu des antisémites authentiques… »
«Enseigner l’histoire de la Shoah exige subtilité et rigueur » (Le Monde, 5 octobre 2010) :
http://www.lemonde.fr/societe/article/2010/10[…]
[5] Georges Bensoussan (1998). Auschwitz en héritage? D’un bon usage de la mémoire. Paris : Mille et une nuits.
[6] Alors que Nicolas Sarkozy annonçait en février 2008 son projet de faire parrainer par chaque élève un enfant déporté, Georges Bensoussan mettait en garde, dans Le Monde (15.02.2008), contre une « dérive vers une religion mémorielle et civile de la Shoah ». « Cela introduit une concurrence mémorielle très dangereuse. […] Où demain chacun voudra sa part de tragédie. » « Le risque c’est de transformer une histoire affreuse, abominable en histoire officielle. […] Le premier réflexe quand on est en présence d’un catéchisme, c’est de se révolter et de casser des idoles. » Pour Georges Bensoussan, la démarche choisie par l’enseignement offficiel de la Shoah ne pouvait qu’aboutir à ancrer chez les contemporains que cette tragédie concerne d’abord les Juifs. Or, le travail de Georges Bensoussan consiste justement à ancrer que cette tragédie concerne l’humanité toute entière pour comprendre les mécanismes des entreprises génocidaires du XXe siècle. Ecouter ses propos du Monde :
http://www.lemonde.fr/politique/son/2008/02/1[…]
Ressources en ligne
Sur les entreprises génocidaires du XXe siècle, on lira avec intérêt l’ouvrage dirigé par Annette Becker et Georges Bensoussan (2008). Violence de guerre, violences coloniales, violences extrêmes avant la Shoah. Revue d’histoire de la Shoah, 189, juillet-décembre 2008, 714 p. Compte-rendu par la revue Mil neuf cent : http://www.revue1900.org/revue/dossiers/do[…]).
Il y a également le Programme d’Etude sur le Génocide de l’Université de Yale. Celui-ci conduit des recherches, séminaires et conférences sur les questions comparatives, interdisciplinaires et politiques qui se rapportent au phénomène des génocides passés ou présents. Le site en français : http://www.yale.edu/gsp/francais/index.html
Concernant l’enseignement de la Shoah, les ressources suivantes disponibles en ligne vous seront d’un utile recours: Tout d’abord, les précieuses notes prises par D. Cotinat font le point sur la notion de génocide et l’historicisation de la Shoah (http://www.histoire.ac-versailles.fr/old/hist[…]) auxquelles j’ajoute son indispensable document «L’extermination des Juifs d’Europe à partir de témoignages» (http://www.histoire.ac-versailles.fr/IMG/pdf/L[…]).
Ensuite, le Dossier 2010 du Café pédagogique consacré à l’enseignement de la Shoah :
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/P[…]
Pour sa part, dans Fenêtres sur cours, Benoît Falaize donne une piste aux enseignants du primaire : la littérature de jeunesse. Le magazine donne la parole à Didier François, enseignant en Ce2-Cm1- Cm2 à Heugleville sur Scie, qui montre comment il a mêlé les approches : littérature, témoignage, et finalement réalisation d’un DVD. Pour lui, « Le contexte scolaire rend possible une approche transversale et pluridisciplinaire. Le souci est de choisir les outils, les supports les plus appropriés qui vont amener l’élève à construire un socle de connaissances qui permettra de faire le lien entre ce passé douloureux et l’éducation à la citoyenneté ».
http://www.snuipp.fr/IMG/pdf/fsc281.pdf
Concernant la question d’un voyage à Auschwitz, outre le dossier du Café pédagogique, je signale ce dossier intitulé « Un voyage à Auschwitz : est-ce utile ? » et les moyens en entreprenant un tel voyage de parvenir à cette historicisation qu’évoque G. Bensoussan, puisqu’il ne s’agit en aucun cas de rester dans le seul champ du pathos :