Par Jeanne-Claire Fumet
Faut-il montrer les images de la tragédie humaine, en particulier de la plus inimaginable d »entre elles, la Shoah ? Peut-on attendre des images qu’elles éclairent l’intelligence des faits, qu’elles contribuent à ce complément de savoir dont manque la mémoire d’un public en quête de certitudes stables et de jugements définitifs ?
Le statut de l’image est incertain en histoire ; entre preuve indubitable et instrument de manipulation habile, que nous dit-elle, que veut-elle dire et que veut-on lui faire dire ? Peut-on prétendre en avoir une lecture qui soit juste, sans naïveté ni critique désincarnée par l’abstraction? Au plus près de la singularité concrète des choses, l’image est aussi ce qui peut restituer au passé sa réalité singulière et complexe, malgré ses ambigüités et ses détournements. Le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman en propose un « remontage » au sens cinématographique, qui rende visible sa valeur de « point critique » ,de focalisation d’un sens plastique, saisissable seulement dans un Maintenant restitué du passé qui nous la rend enfin lisible.
L’ouvrage de Georges Didi-Huberman regroupe deux essais : le premier s’interroge sur les images de la libération des camps, en particulier à travers le film tourné par Samuel Fuller à Falkenau en 1945 ; l’autre étudie le travail du réalisateur allemand d’origine tchèque Harun Farocki sur la violence politique. Une même préoccupation les traverse, que l’on retrouve en écho dans les réflexions finales sur les photos d’A. Centelles au camp de réfugiés espagnols de Bram en 1939 et sur le travail actuel de C. Boltanski sur les jeux d’images et de mémoire : comment la dignité revient-elle aux hommes, du plus profond de l’indignité mise en image, arrachée à la trivialité des faits par la force de la mémoire visuelle ?
Les images de la libération des camps suscitent le malaise : d’abord par ce qu’elles montrent, mais aussi par les conditions historiques, politiques et juridiques de leur élaboration. Leur temporalité, celle du reportage filmé sur le champ en vue de tout montrer et de témoigner, est en rupture avec la temporalité même de l’événement : elle est « décalée de l’expérience tragique qu’elle documente », dit l’auteur. A cette urgence pressante des armées qui répondent comme elles peuvent à ce qu’elles découvrent, qui enregistrent pour témoigner de l’horreur dans la stupéfaction générale, Georges Didi-Huberman oppose la lenteur du récit de l’ouverture des camps dans le récit de Primo Levi, Si c’est un homme. L’image visuelle se révèle alors aveuglée par la saturation du regard, la concentration sur l’urgence d’agir et la fixation de l’attention sur la vie, qui préservent du temps long de l’imprégnation nécessaire pour tenter de comprendre.
Mais quelle distance permettrait de recouvrer la vue, de rendre aux images d’histoire leur visibilité éclairante ? La distance du temps passé qui sépare et raccorde le temps d’autrefois au maintenant actuel, dit Georges Didi-Huberman. Le film de Samuel Fuller consiste en 21mn de tournage, sous les ordres du capitaine Richmond, pendant lesquelles les dignitaires du village de Falkenau, voisin du camp, sont contraints à rendre hommage aux victimes dont ils prétendent avoir ignoré le calvaire. Inutilisé en son temps, ce film va renaître en 1988, lors d’un montage par le cinéaste Emil Weiss qui va filmer la confrontation de S. Fuller à ses propres images, 40 ans plus tard. Le cérémonial imaginé par Richmond, saisies par Fuller en 1945 et montées par Weill en 1988, va produire ce que l’auteur désigne comme un « moment éthique du regard », c’est-à-dire la connaissance, par la mise en œuvre de « faits de lisibilité », d’un « point critique » de l’histoire, ni schéma, ni résumé, mais fulguration du sens du passé.
Le film n’a pas vraiment d’auteur, il montre la simple évidence des faits (le village est très près du camp), le commentaire restitue l’atmosphère (odeur intenable et tension nerveuse palpable), les visages sont saisis par l’objectif, la volonté de rendre leur dignité aux victimes s’impose. Loin de toute entreprise moralisante, le film donne à connaître le problème historique de la situation qu’il montre : le souci d’un retour à l’humain depuis la limite de ses propres frontières, problème actualisé, dans le contexte de 1988, par l’affaire du « détail » et le négationnisme grandissant.
L’essai sur le travail de Harun Farocki se concentre sur la dialectique de l’image dans le monde contemporain : en quoi et comment la production des images y participe-t-elle si souvent de la destruction des êtres humains ? Le traitement technique des images d’abord animées puis numérisées, tend à liquider en douceur l’humanité sans heurter sa sensibilité. La violence larvée, policée, esthétisée d’images fabriquées pour renforcer l’ordre social et la puissance militaire, comme celles des « frappes chirurgicales » de la Guerre du Golfe ou celles des vidéo-surveillances omniprésentes de la prison au supermarché, et celles des fictions héroïques ou sentimentales, ont pour effet de d’anéantir la puissance de voir du regard en le saturant de stéréotypes.
Les images qui blessent la sensibilité incitent à fermer les yeux et à se réfugier derrière le rempart d’une cécité outragée. Or comment rouvrir les yeux de qui ne veut pas voir ? Dans Feu inextinguible (1969), Farocki expérimente une solution pour donner à voir les effets de l’utilisation militaire du napalm : il s’inflige une brûlure de cigarette « à 400°, le napalm brûle à 3000° ». Plutôt que faire voir l’intolérable – mais sans singularité – des corps calcinés, il choisit de faire ressentir par comparaison, à partir de sa propre chair, la violence de l’objet impossible à montrer. Manière de résoudre l’aporie d’une image qui doit se faire violente pour « désarmer les yeux » de leurs remparts de préjugés tout en les ré-armant de leur pouvoir de voir.
Quand les images des camps commencent à circuler dans le « grand marché » médiatique, Farocki procède au montage d’images d’archives du camp de Westerbork (Sursis, 2007). Il s’efforce alors de créer une nouvelle façon d’exposer les camps et de montrer les victimes : loin d’une rééducation par l’image dans l’esprit de Samuel Fuller, il se refuse à faire que « les morts deviennent (…) un moyen de punition. ». Farocki veut susciter une lecture personnelle du spectateur en refusant de procéder à un arrangement du document filmé à Westerbork qui en orienterait la lecture. Offrir une pluralité de sens, sans trancher de manière péremptoire – sans prétendre régler la question de l’image par une certitude acquise – ce serait un autre mode de résolution de l’aporie.
Si l’on admet que l’image n’est pas une forme inférieure, inaboutie du concept, mais une complexification de l’idée, au sens où l’entend Freud quand il décrit le processus de figuration qui fait travailler la pensée dans le rêve, on renoncera à traduire l’image selon un sens déterminant. Georges Didi-Huberman, s’inspirant de Freud et d’Adorno, en appelle au « feu inextinguible de la chose », à l’embrasement des strates de signification qu’elle enferme par le croisement des paradigmes de lecture. L’herméneutique de l’image, telle que l’essaie Farocki par ses expérimentations successives, serait une manière de faire exploser la violence du monde aux yeux du spectateur, depuis ses images qui la contiennent implicitement, souvent invisiblement rangée dans l’ordre des concepts et des stéréotypes communs. L’image ainsi rendue lisible, contre la double puissance de l’image médiatique, construite pour le « langage appauvri du message » ou pour le « silence appauvri de l’intimidation », engendre une émancipation du spectateur, rendu au pouvoir d’interroger la tradition – ce qui lui vient du temps, dans la suspension des croyances obligées et dans des perspectives inédites.
Au terme de cet ouvrage, la fonction révélatrice de l’image apparaît retournée radicalement dans un sens inattendu. L’image obscurcit l’histoire autant qu’elle prétend en révéler l’indiscutable manifestation :on ne voit rien d’abord. Ainsi, les photos aériennes d’Auschwitz, déchiffrées seulement à l’occasion de la diffusion du feuilleton Holocauste. Mais à l’inverse, la lecture historienne de l’image accomplit le sens qu’elle n’a pas pu avoir sur le champ : par la double contrainte de la nécessité actuelle de son questionnement d’une part, et de l’effacement du contexte contingent de sa création d’autre part, l’image se trouve saisie selon sa durée interne : elle révèle au-delà du moment son lien avec les autres temps, inscrivant ainsi la mémoire sensible dans l’ordre du savoir, sans préjudice de la rigueur méthodique, garante peut-être de la subjectivité spéciale qu’exigeait Paul Ricoeur du travail de l’historien.
Georges Didi-Huberman – Remontages du temps subi – L’œil de l’histoire, 2.
Editions de Minuit – Paradoxe 2010 – 272 p., 57 illustrations in-texte 22,50 €
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