Bernard Rey et Michel Staszewski : Enseigner l’histoire par situations problèmes
Par François Jarraud
Comment préparer les élèves du secondaire à devenir des citoyens actifs d’une société démocratique ? Dans cet objectif, l’enseignement de l’histoire est déterminant. Encore faut-il qu’il soit accueilli positivement par les élèves, qu’il résonne et interroge leurs représentations, qu’il prenne sens. C’est ce défi que relèvent Bernard Rey et Michel Staszewski dans « Enseigner l’histoire aux adolescents » (édition de Boeck).
L’ouvrage reflète l’association étroite des auteurs : un formateur d’enseignants, directeur du service des sciences de l’éducation (Université Libre de Bruxelles) et un enseignant du secondaire, formateur. C’est ce va et vient entre des séquences précises mises à disposition des enseignants et des éléments de réflexion qui fondent ces pratiques qui font l’originalité et l’intérêt de cet ouvrage.
Alors que la formation didactique des enseignants est menacée de disparition en France, la publication de cet ouvrage peut être d’une grande aide pour les enseignants débutants. Les enseignants chevronnés y trouveront aussi et des démarches déjà construites et des éléments pour interroger leurs propres séquences. Enseigner l’histoire c’est aussi ce travail sur soi.
On est à un moment, du moins en France, où le constructivisme est très critiqué et particulièrement par les autorités de l’Ecole. On est aussi dans une discipline qui n’est pas particulièrement portée sur la didactique. Alors qu’est ce qui motive ce livre sur la didactique de l’histoire ? Quelle est son histoire ?
En écrivant ce livre, nous n’avons pas voulu appliquer à l’enseignement de l’histoire un modèle didactique préalable qui serait le « constructivisme ». Les choses se sont faites plutôt dans l’autre sens. Nous sommes partis de la longue expérience de l’un de nous deux, Michel Staszewski, professeur d’histoire qui, au long d’une carrière de plus de trente ans, a enseigné dans de nombreux établissements secondaires au public diversifié, mais majoritairement issu de milieux défavorisés. Intéresser à l’histoire des élèves peu portés sur cette discipline, faire que cet enseignement les forme intellectuellement, leur donne les outils de compréhension du monde et leur permettent ainsi de devenir des citoyens actifs, voilà quel a été son souci et son engagement constant. Au fil des années, par une multitude d’essais et de rectifications, il a élaboré une démarche, faite à la fois de principes et de pratiques concrètes. La rencontre avec l’autre co-auteur, Bernard Rey, professeur de sciences de l’éducation à l’Université de Bruxelles, a conduit à rattacher cette démarche à un courant didactique contemporain, le socio-constructivisme. Cela permet d’indiquer, d’une manière abrégée, l’orientation de la pratique de Michel Staszewski ; mais son inventivité pédagogique ne saurait se laisser enfermer dans un schéma théorique préétabli.
Au coeur des démarches socio constructivistes que vous proposez vous avez mis la « situation problème ». C’est un terme qui avait été introduit par S. Citron il y a déjà un certain temps. En donnez vous la même définition ?
Utilisée par les didacticiens de nombreuses disciplines, la notion de situation-problème a un sens fluctuant. Dans le cadre d’un enseignement d’histoire, nous la définissons comme une tâche qui a un caractère d’énigme ou de problème susceptible de susciter la curiosité des élèves et qui, surtout, ne peut être accomplie que par l’appropriation de nouveaux savoirs et la modification de certaines représentations préalables.
Par exemple (voir Enseigner l’histoire aux adolescents p. 44) : beaucoup d’élèves du milieu du secondaire ont une représentation simpliste et univoque de la monarchie qui la rend incompatible avec la démocratie (puisque le choix du monarque, par définition héréditaire, n’est pas le fait du peuple). En leur demandant de résoudre le problème suivant : « La Belgique actuelle est généralement considérée comme une démocratie. Pourtant le chef de l’Etat (le Roi) n’y est pas choisi par le peuple. Comment expliquer ce paradoxe ? » et en leur permettant de prendre le temps de s’interroger seuls puis de confronter leurs point de vue (lors d’un moment de travail en sous-groupes de pairs suivi d’une mise en commun des résultats de ces travaux) le professeur crée les conditions d’une modification des représentations que les élèves se font à la fois du concept de monarchie (il existe plusieurs types de monarchies qui n’impliquent pas toutes des régimes autoritaires) et de celui de démocratie (toutes les démocraties ne sont pas des républiques et toutes les républiques ne sont pas des démocraties) ; modifications qui, dans ce cas, devrait aller dans le sens d’une perception plus fine des concepts en question.
En quoi cette démarche est-elle efficace pédagogiquement ?
Elle a un double intérêt pédagogique :
D’une part, elle permet que les élèves appréhendent le savoir nouveau comme une réponse à un problème auquel ils se sont affrontés et, par là, qu’ils soient dans une attitude d’attente par rapport à lui, alors que l’enseignement traditionnel sous forme de récit de la part du professeur leur apporte un savoir pour lequel, dans leur majorité, ils n’ont pas d’appétence.
D’autre part, elle oblige les élèves à modifier leurs représentations, ce qui est tout à fait essentiel pour que l’enseignement de l’histoire soit formateur. Car, comme dans les autres disciplines scolaires, les adolescents n’arrivent pas au cours d’histoire avec l’esprit vierge. Habités par les évidences et les valeurs d’aujourd’hui, ils ont tendance à les projeter sur les situations du passé ; par exemple, ils ne soupçonnent pas que le rapport à l’enfance dans la société du 15ème siècle puisse être très différent du nôtre ; ils peuvent avoir la tentation de concevoir les ordres d’Ancien Régime sur le même modèle que les classes sociales d’aujourd’hui, etc. En outre, c’est avec les approximations et les confusions du sens commun, qu’ils utilisent spontanément des concepts tels que ceux de « révolution », « libéralisme », « monarchie », etc. Et c’est souvent à travers les attachements identitaires ou les traditions familiales qu’ils envisagent les évènements historiques émotionnellement chargés tels que colonisation, esclavage, exterminations, conflits armés, etc. Une des tâches du professeur d’histoire est d’amener les élèves à remettre en cause ces représentations premières qui font écran à une pleine compréhension du passé.
En quoi est-elle adaptée à une discipline volontiers critique comme l’histoire ?
Grâce aux situations-problèmes et à d’autres dispositifs pédagogiques que nous présentons dans le livre, les élèves peuvent prendre conscience des écarts entre les institutions, façons de penser et façons d’agir du passé et celles d’aujourd’hui. Par là, ils peuvent se rendre compte que notre société actuelle n’a rien de naturel ni d’éternel et qu’elle est historiquement relative.
Les situations-problèmes de type socio-constructiviste favorisent grandement la confrontation argumentée des points de vue ainsi que les prises de conscience des insuffisances des connaissances des élèves concernant les savoirs conceptuels, les savoir-faire ou les attitudes intellectuelles dont les apprentissages sont visés. Les démarches didactiques choisies empêchent l’adhésion acritique aux discours professoraux et excluent la restitution d’informations isolées (qui ne font pas sens pour les élèves).
Favorise-t-elle les apprentissages du citoyen ?
Bien sûr. Car en saisissant ce caractère relatif de nos organisations collectives actuelles, les élèves peuvent voir qu’elles sont modifiables (aussi bien vers le meilleur que vers le pire) et qu’elles sont sujettes à discussion et délibération. En outre, dans les démarches proposées, nous donnons une importance centrale à l’acquisition par les jeunes de concepts qui leur permettent d’appréhender les réalités politiques et sociales : quelle est la différence entre pouvoir exécutif, pouvoir législatif, pouvoir judiciaire ? Quelle est la différence entre libéralisme économique et libéralisme politique ? Qu’est-ce qu’un taux de natalité ? Qu’est-ce que le protectionnisme ? Qu’est-ce que la laïcité ? Etc. Cet équipement mental nous paraît indispensable pour que le citoyen de nos sociétés actuelles puisse se déterminer et agir autrement qu’à partir des catégories du sens commun.
Mais nous sommes convaincus que pour que les élèves les appréhendent véritablement, il ne suffit pas qu’ils en reçoivent la définition, mais il faut qu’ils soient confrontés à des tâches dans lesquelles ils ont à les utiliser et, jusqu’à un certain point, à les construire.
Par exemple, pour que les élèves s’approprient le concept de situation révolutionnaire (ou de double pouvoir), on leur fera d’abord analyser des exemples au travers de textes témoignant de telles situations (voir Enseigner l’histoire aux adolescents pp. 153 à 157) puis rédiger des « articles de presse » relatant une situation révolutionnaire imaginaire au sein de leur école (voir Enseigner l’histoire aux adolescents pp. 157-158).
Vous réhabilitez l’usage de la raison et l’écrit dans l’enseignement de l’histoire. En quoi la raison, par rapport à l’autorité; l’écrit par rapport à l’écoute ou au récit (réintroduit puissamment en France), peuvent être formateurs en histoire ?
Une des idées qui nous sont chères est qu’écrire est un acte intellectuel essentiel qui donne de la puissance à celui qui en a la compétence. Car comprendre un texte ou un discours, c’est être capable d’accéder à un sens établi par d’autres, tandis que savoir écrire, c’est être capable de créer du sens soi-même. Nous ne sommes donc pas hostiles au récit : mais il nous paraît essentiel que les élèves apprennent à le construire eux-mêmes, c’est-à-dire s’initient à cet exercice difficile qui consiste à sélectionner et à coordonner des données historiques pour les soumettre à une cohérence.
Votre ouvrage n’est pas que théorique. Il propose des séquences « clés en main ». Mais aucune n’utilise les TICE. Celles ci sont-elles susceptibles de renouveler les pratiques des enseignants ?
Nous avons voulu en effet établir des liens forts entre la pratique et la théorie. Chaque dispositif didactique est à la fois décrit minutieusement et justifié théoriquement.
Pour ce qui concerne les nouvelles technologies de l’information et de la communication, comme nous l’indiquons dans l’introduction de notre livre, nous ne les avons pas abordées car nous savons que la plupart des enseignants du secondaire ne disposent pas du matériel nécessaire (c’est en tout cas la situation en Belgique) et que nous nous estimons trop peu expérimentés en la matière pour en traiter d’une manière intéressante.
Entretien : François Jarraud
Michel Staszewski, Bernard Rey, Enseigner l’histoire aux adolescents, démarches socio-constructivistes, 2010, Bruxelles, De Boeck éditeur.
Présentation de l’ouvrage