Par Jeanne-Claire Fumet et François Jarraud
A l’occasion de la semaine de la chimie, l’Exploradôme de Vitry accueillait mardi 11 mai le pharmacologue Marcel Hibert pour une conférence sur les recherches concernant l’ocytocine, la « molécule de l’attachement » (voir l’Expresso du 13 mai). Professeur à la Faculté de Strasbourg et directeur du Laboratoire d’Innovation Thérapeutique du CNRS, responsable de la chimiothèque nationale, Marcel Hibert évoque le rôle troublant de cette hormone très particulière dans nos comportements affectifs. A l’heure où ressurgissent les querelles sur « l’instinct maternel » (1) et sur la valeur des théories freudiennes (2), l’éclairage de la chimie pourrait-il mettre un terme aux débats d’idées ?
Il serait surprenant que la chimie nous éclaire sur un phénomène aussi complexe que l’amour, que ni la philosophie, ni la poésie, ni la littérature, ni la psychologie ou les autres sciences de l’homme n’ont jamais pu expliquer, reconnaît d’emblée Marcel Hibert. Cependant, quelques considérations élémentaires s’imposent : se référant à Démocrite, il rappelle que « nous ne sommes que de gros tas de molécules organiques, pour environ 30kg, avec 3 kg d’os et 70% d’eau, le tout en équilibre atomique précaire et associé par des liaisons réversibles. » Et qu’il suffit d’une molécule aussi simple que celle de l’éthanol (un verre de Vodka, par exemple) pour modifier cet équilibre. Rien d’aberrant, donc, à postuler une corrélation régulière entre notre état hormonal et nos réactions objectivement observables. Mais comment ne pas éprouver une réticence à l’idée que ce phénomène gouvernerait jusqu’à nos sentiments amoureux ?
Un article de la revue Nature de 1993 (3) a lancé le débat dans le monde scientifique. Un chercheur américain, J-T. Winslow, présentait les résultats de recherches menées sur deux groupes de voles (campagnols) de même espèce mais vivant l’un en prairie, l’autre en montagne. Les premiers sont monogames et attentifs à leurs petits au-delà de la période du sevrage, les autres changent constamment de partenaires et s’occupent peu de leur progéniture. Seule différence notable entre les deux groupes : un taux d’ocytocine nettement plus élevé chez les premiers. Après inversion pharmacologique des taux, on constate une inversion symétrique des comportements. L’impact de l’ocytocine sur ces comportements relativement complexes est donc avérée. L’analyse génétique montrera par la suite une différence de longueur du gène promoteur favorisant l’apparition des récepteurs de l’hormone dans le cerveau , et un transfert expérimental de gènes provoquera elle aussi une inversion symétrique du comportement (4).
Le rôle de l’ocytocine est bien connu et utilisé en obstétrique pour provoquer les accouchements et favoriser l’allaitement, ce qui lui vaut la réputation d’hormone de « maternage ». Un usage vétérinaire est même admis pour stimuler la lactation du bétail. Mais l’étude du comportement animal a conduit à soupçonner l’ocytocine de moduler le lien affectif entre mère et enfant. Dans des conditions d’observation expérimentale, avec un public volontaire et choisi, on a pu constater un meilleur développement de l’attachement réciproque sous l’effet d’un allaitement maternel régulier : la tétée provoque une forte charge d’ocytocine, « un vrai shoot, l’équivalent d’un cachet d’ectasy », selon Marcel Hibert, qui procure un plaisir intense et addictif chez la mère et chez l’enfant. Mieux encore, le père « s’il est présent et attentif », va secréter sa propre dose d’ocytocine et voir son taux s’élever fortement « par empathie ». « Si on considère que dans les espèces, la plupart des comportements sont sous-tendus par l’opposition plaisir/aversion, souligne Marcel Hibert, on peut considérer ces décharges de plaisir comme une compensation naturelle aux contraintes de la parentalité. » Une ruse de la nature pour assurer la conservation de l’espèce ?
« Aussi loin qu’on puisse remonter dans l’histoire des espèces (environ 700 millions d’années), on trouve déjà la trace de cette hormone et de son récepteur », souligne le chimiste. Signe d’un succès sélectif et d’une longévité assez rares, l’hormone est protégée par un récepteur unique à double entrée, quand d’autres ont évolué vers des récepteurs multiples qui les rendent plus vulnérables à des stimulations parasites. Elle semble impliquée dans tous les mécanismes liés à la reproduction (accouchement, érection, orgasme, lactation) mais aussi dans les comportements sociaux : altruisme, confiance, mémoire sociale et sociabilité. Des études menées sur des patients autistes ont montré des déficits d’ocytocine dans 9 à 25% des cas. L’administration par inhalation les rend capables de décrypter les émotions sur le visage d’autrui, d’interagir, de perdre leurs comportements stéréotypés (5). Une expérience de jeux de rôle banquier/emprunteur menée en aveugle a montré une augmentation considérable de la confiance des sujets sous ocytocine face à un semblable, mais pas devant un ordinateur.
La disposition à la générosité, à l’altruisme, mais aussi à la fidélité, à l’attachement amoureux ou à la vigilance parentale ne tiendrait donc qu’à une hormone, voire à la longueur de son gène promoteur ? Voilà de quoi ouvrir des perspectives fabuleuses à la thérapie génique, sur fond de naturalisme décomplexé : la nature nous indique le chemin, efforçons-nous de la suivre, pourrait-on penser. « Ce n’est pas si simple, corrige Marcel Hibert. D’abord parce qu’il faut s’efforcer de penser le vivant d’un point de vue holiste et pas réductionniste [c’est-à-dire considérer le tout comme excédant la simple somme de ses parties] et garder à l’esprit le théorème de Gödel : de l’intérieur d’un système, il est impossible de comprendre la totalité de ce système. La chimie explique des fonctions moléculaires à une échelle microscopique, mais il faut que des milliards de ces fonctions s’intègrent les unes aux autres pour former une réponse macroscopique. Chez l’humain, le comportement est le produit d’un environnement, d’une histoire, de multiples influences ; derrière chacun, il y a des années d’histoire personnelle, des millions de neurones en interconnexion. On n’a jamais vu une hormone avec autant d’effets ; et pourtant, si elle peut influencer, elle ne décide rien, elle n’est pas responsable de ce que nous faisons. »
En d’autres termes, les dispositions génétiques expliquent partiellement mais ne justifient ni ne condamnent rien. Une statistique biologique n’a aucune valeur morale. L’idéologie naturaliste d’un instinct maternel rémanent, défendue par les courants féministes et environnementalistes que combat E. Badinter (1), n’affirme rien d’autre que la nostalgie d’une « Mère nature » providentielle qui dirait ce qu’il faut faire, nous délivrant de l’angoissante liberté de choisir et de décider.
Appelé à commenter l’exposé de Marcel Hibert, Hervé Raynaud, professeur de psychopathologie à l’Université de Vienne, psychanalyste et mathématicien remarque non sans malice que « nous ne recevons guère que des cas anormaux, dans nos cabinets Pour eux, la nature ne semble pas bien fonctionner. Mais qu’ils sont nombreux pourtant !» Car postuler une normativité biologique, génétique et hormonale, exige à tout le moins des universaux observables, dont le principal exemple, le comportement maternant spontané, est loin d’être une donnée de fait. Il se révèle plutôt imprégné par des modèles culturels et traditionnels fortement connotés. Les universaux théoriques proposés par la psychanalyse peuvent-ils prétendre les supplanter ? « Freud lui -même à passé sa vie à se contredire et à le reconnaître, s’amuse Hervé Raynaud . L’erreur serait de voir la psychanalyse comme un dogme, alors qu’elle est un chantier permanent. »
La recherche pharmacologique sur l’ocytocine pose des questions éthiques, affirme enfin Marcel Hibert. Trop instable à l’état naturel, la prendre sous forme de comprimé ou en intraveineuse ne sert à rien. Il faudrait mettre au point des molécules stables et efficaces qui viendraient mimer cette hormone. Mais pour quel usage ? » Il évoque le philtre d’amour de Tristan et Iseult et le Parfum de Süskind : « on peut tout imaginer et c’est assez effrayant. Il faudrait rassembler des spécialistes d’horizons différents, scientifiques, théologiens, psychanalystes, philosophes, pour réfléchir à son usage avant d’en disposer. »
Jeanne-Claire Fumet
(1) Élisabeth Badinter, Le conflit : la femme et la mère (Flammarion 2010),
(2) Michel Onffray, Crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne (Grasset 2010).
(3) J.T. Winslow et al., Nature 1993 (365, 545-48)
(4) Lim et al., Nature 2004 (429, 757-7)
(5) E Andari, J-R Duhamel, T Zalla, E Herbecht, M Leboyer, A Sirigu (2010) Promoting social behavior with oxytocin in high-functioning autism spectrum disorders, PNAS. (CNRS)
Conférence de Marcel Hibert « Les jardins de l’amour moléculaire » sur le site de l’université de Strasbourg :
http://audiovideocours.u-strasbg.fr/avc/courseaccess?id[…]
Voir aussi l’Expresso du 13 mai :
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2010/05[…]