Texte et illustrations par Fred Yvetot
Grande nouvelle ! Douze éditeurs BD franco-belges se sont associés pour créer une plateforme de diffusion de BD numériques. Izneo (c’est son nom) se présente comme «le 1er site de bande dessinée en ligne » et ambitionne de devenir une des références de la BD numérique. On a forcément envie d’en savoir un peu plus sur cette nouvelle offre de lecture… Et, en y réfléchissant, on devine et découvre les remous qu’une telle offre peut provoquer dans le petit monde de la BD (et de l’œuvre littéraire en général).
Ca bulle sur la toile…
Lancé en mars 2010 à l’occasion du Salon du Livre de Paris, Izneo, ce nouveau portail commercial, est développé par Media-Participations (groupe d’édition, de presse et de production audiovisuelle) en partenariat avec douze éditeurs BD (Bamboo, Casterman, Circonflexe, Dargaud, Dupuis, Fei, Fluide Glacial, Grand Angle, Jungle, Kana, Le Lombard et Lucky Comics). Bref, que du beau monde. Et le site reste ouvert à tous les autres éditeurs, on verra par la suite si cela les intéresse.
Une plateforme de lecture
Concrètement, après s’être inscrit, il est possible de louer des albums pour les lire et relire en streaming sur écran d’ordinateur. Mais attention, il ne s’agit que d’une location. A partir de 1,99 € l’album pour 10 jours de lecture, l’offre semble attractive et abordable mais cela reste de la location. Les 10 jours passés et on n’a plus accès à l’album… comme à la bibliothèque. Quelques titres sont téléchargeables de manière permanente mais uniquement pour les consulter sur certains téléphones portables… et pour 4,99 € l’album !
« Le plus grand choix de BD en ligne »
Pour l’instant, le catalogue contient plus de 600 titres et pour un début, ce n’est pas mal. On y retrouve les grands classiques tels que les Lucky Luke, Blake et Mortimer ou Adèle Blanc-Sec, mais aussi des albums plus récents comme L’Envolée sauvage, Le Chat du Rabbin ou Pico Bogue. Les petits y trouveront leur bonheur et les grands aussi. Mais si l’envie nous pique, par exemple, de lire tous les Adèle Banc-Sec, on sera vite déçu : seuls le premier et le dernier tome de la série sont disponibles. Et autre point faible, le catalogue ne contient que peu de BD tout juste sorties en librairie. Mais on ne peut pas tout avoir tout de suite, le site est encore jeune, attendons de voir comment il sera développé. Normalement, cela se fera régulièrement : il est annoncé qu’une centaine de titres sera ajoutée tous les mois, nouveautés ou bandes dessinées plus anciennes voire épuisées. Le catalogue devrait donc s’étoffer petit à petit.
C’est parti pour une bonne BD !
Et le catalogue alors ! Comment choisit-on les albums ? Rien de plus simple. Dès la page d’accueil, elles sont classées par genre mais on peut aussi faire une recherche par série, auteur ou éditeur. Et pour chaque album, une fiche de présentation nous renseigne sur l’album et/ou la série, propose un résumé de l’histoire ou conseille des lectures similaires. Et enfin cerise sur le gâteau : les 5 premières pages de l’album sont consultables gratuitement… bien utile pour se faire une idée du contenu et pour faire son choix.
Pour la lecture sur ordinateur, l’interface est simple et offre de nombreuses possibilités : plein écran, zoom, planche par planche ou double page, on n’en rate pas une miette. L’image est de très belle qualité, le temps de chargement rapide et la lecture confortable. Par contre, la lecture sur téléphone portable doit être radicalement différente (faute de téléphone approprié, je n’ai pas pu tester). L’affichage, plutôt case par case, ne doit pas permettre d’avoir une vue d’ensemble de la planche. Dans les BD, les cases ne sont pas forcément agencées sous la forme de « gaufrier » (bandes horizontales composées d’un nombre fixe de cases, comme dans les BD classiques). Certains auteurs mettent un soin particulier à l’organisation, la taille, le format de leurs cases. Dans le cas d’une lecture sur téléphone portable, ce travail est invisible et les choix de l’auteur sont réduits à néant….
La BD en pleine révolution numérique
Avec Izneo, l’industrie du livre occupe un espace sur le web, s’adapte à ce nouveau marché et contrôle sa diffusion (cela sera-t-il assez efficace pour lutter contre le piratage ?). La BD devient accessible à un plus grand nombre de lecteurs et pourrait même attirer un nouveau public, d’autant plus que le site intègrera de nouveaux supports de lecture et notamment le nouveau livre numérique dernier cri (celui fabriqué par la célèbre pomme de toutes les couleur). D’ailleurs, parlons-en de l’iPad ! Sa vertu principale, d’après Annaïg Plassard, est d’exposer au grand jour les bienfaits du numérique. Et il y en a ! Auteurs, éditeurs, lecteurs, tous ont quelque chose à y gagner. Imaginez… si on pouvait zoomer dans les cases d’une BD, s’y plonger façon visite virtuelle, avoir la petite musique d’ambiance, choisir la suite de l’histoire comme si on était le héros et aussi, pourquoi pas, faire un petit jeu vidéo après la lecture. Le numérique offre de nouvelles possibilités et chamboule le petit monde de la BD… la révolution est en marche !
Izneo
http://www.izneo.com
Pourquoi l’iPad pourrait (aussi) bousculer le monde de la BD
http://www.slate.fr/story/17903/pourquoi-lipad-pourrait-aussi-bousculer[…]
… et ça bouillonne chez les pro
Premiers débats
Mais cette révolution pose de nombreuses questions. Déjà en novembre 2009 (bien avant le lancement d’Izneo), des professionnels de tous bords (juristes, auteurs, éditeurs, journalistes… ) s’interrogeaient et faisaient le point sur la BD numérique : les nouveaux modèles économiques, les nouvelles pratiques et les nouvelles règles. Lors de la journée professionnelle organisée par la Cité Internationale de la BD et de l’Image (CIBDI) les débats et tables rondes ont tourné autour de ces questions. Au programme : diversification des modes d’exploitation et de diffusion, incidence sur les auteurs et leurs droits, modèles économiques et contractuels de la diffusion numérique, qualifications juridiques des BD numériques, évolution du métier d’éditeur et relations contractuelles entre auteurs et éditeurs. Le sujet est vaste, la question sensible et tout est à construire…
Objet numérique non-identifié…
De toute évidence, le cheminement d’une BD (auteur – éditeur – diffuseur – libraire – lecteur) est bousculé par le développement d’Internet. L’auteur doit être vigilant sur le contenu du contrat qui le lie à son éditeur et notamment pour la clause de cession de droits numériques. Car le problème est qu’une bande dessinée numérique (et plus largement un œuvre littéraire numérique) n’est ni une œuvre logicielle ni une œuvre audiovisuelle. Juridiquement elle relève d’un régime spécifique qui reste à définir… Cette journée professionnelle a aussi mis en évidence la nécessité d’instaurer un dialogue et une collaboration entre auteurs et éditeurs pour construire quelque chose ensemble.
Inquiétude et réactions des auteurs
Mais Izneo est arrivé et a mis le bazar dans cette bonne intention… Suite à son lancement, le groupement des auteurs de bandes dessinés du Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs (SNAC) a fait entendre son mécontentement et son inquiétude. Les auteurs regrettent d’avoir été mis devant le fait accompli (aucune concertation), dénoncent l’opacité régnant sur la question de la rémunération des différents intervenants et mettent en garde contre la cession des droits numériques de leurs œuvres. Fin mars, est lancé « l’appel du numérique » des écrivains et illustrateurs de livres (accompagné d’une pétition). Ses signataires ne rejettent pas cette évolution de la BD mais ils regrettent le manque de débat sur le sujet et demandent à être associés à ce changement. Leur vengeance sera terrible : ils refusent d’autoriser l’exploitation de leurs œuvres dans leur format numérique tant que leur revendications ne seront pas écoutées. Après tout, le livre numérique n’existerait pas sans leurs créations, ils estiment donc qu’ils ont leur mot à dire sur la question du statut et de la diffusion d’une œuvre numérique.
C’est la bulle finale, groupons-nous…
Dans sa tribune sur , Joann Sfar explique que cet appel reflète la volonté des auteurs à agir et à défendre collectivement leurs droits. Et c’est ce côté collectif qui est important ! A l’heure actuelle, un auteur reconnu a la possibilité de négocier avec son éditeur et ils ont tous deux à y gagner. Mais qu’en est-il d’un auteur beaucoup moins connu, voire jamais publié ? Obtiendra-t-il les mêmes conditions que les grosses pointures de la BD ? Aura-t-il le même poids face aux éditeurs ? Il faut donc inventer un cadre valable pour tous qui n’empêchera toutefois pas chaque auteur de négocier son contrat. Quel chantier ! Et à le lire, on comprend que tout n’est pas mauvais dans le numérique. Les nouveaux écrans que Joann Sfar appelle les « nouveaux jouets » peuvent « afficher des couleurs qui n’existeront jamais sur du papier », cela laisse rêveur quant aux possibilités futures. « Quand on est frustré depuis vingt ans par le fait qu’aucun imprimeur ne peut rendre exactement l’effet d’une aquarelle on ne peut s’empêcher de se demander ce que donnera un écran. C’est sans doute intéressant de se demander ce que ces jouets qu’on nous impose peuvent nous apporter». Une affaire à suivre…
La bande dessinée dans l’univers numérique, compte rendu de la journée professionnelle organisée par la CIBDI, 24 novembre 2009 à la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris
http://www.citebd.org/spip.php?article849&var_mode=calcul
L’« Appel du numérique » du groupement des auteurs de bandes dessinés du SNAC (20 mars 2010)
http://www.syndicatbd.org/pdf/appelnum.pdf
De la BD numérique, d’accord, mais pas à n’importe quel prix, tribune de Joann Sfar sur Rue89 (5 avril 2010)
http://www.rue89.com/2010/04/05/de-la-bd-numerique[…]
A prévoir : trois jours à Angoulême
Pour avancer dans la réflexion, rendons-nous donc à la 4ème Université d’été de la bande dessinée les 5, 6 et 7 juillet prochain, à Angoulême. Cette année, la Cité l’organise en partenariat avec le Pôle Image Magelis. Et elle a pour thème : « Trans-média, cross-média, média global : de l’album singulier aux écrans multiples ». L’intitulé dit tout, non ? Trois journées de rencontres, de conférences et d’ateliers : l’occasion rêvée pour les spécialistes de tout poil (auteur, réalisateur, chercheur, expert, responsables éditorial, conservateur…) de s’interroger sur les grandes questions qui secouent leur profession. Et par les temps qui courent, la grande question concerne « le rôle et la place de l’auteur […] dans le contexte de la convergence de médias vers des œuvres globales ». En d’autres termes, les cerveaux vont chauffer et s’interroger sur l’évolution de la BD (de sa création à sa réception par le lecteur) et sur ses liens de plus en plus étroits avec les différents médias (cinéma, jeux vidéo, livres numériques…). Nous allons donc en savoir un peu plus sur « le modèle à 360° », sur le point de vue des auteurs concernant leurs œuvres accessibles sur différents supports, sur les nouvelles stratégies multi-supports, sur les « projets artistiques multidimensionnels » et les entreprises qui les ont mis en place, sur la mutation du livre et de la lecture, sur les formations au trans-média et ses débouchés, sur l’évolution des métiers….. Bref, trois jours bien studieux pour un mois de juillet.
4ème Université d’été de la bande dessinée
http://www.citebd.org/spip.php?article1399