Par Jeanne-Claire Fumet
Apprendre à philosopher malgré la maladie mentale ? Peut-être même : grâce à la maladie mentale, ou d’autant mieux qu’elle ouvre des failles dans le système naturel des préjugés et des opinions que nous érigeons tous en barrière contre les incertitudes et les angoisses que nous inflige la réalité quotidienne. Violette Villard, une enseignante de philosophie, a résolu d’explorer cette voie. Depuis 6 ans, dans ses ateliers de « dialogues philosophiques », elle présente, explique et discute les thèses et les textes de grands philosophes à des patients soignés pour des troubles mentaux, diagnostiqués schizophrènes pour la plupart.
Tout a commencé avec l’Atelier du Non-Faire, une structure alternative aux soins psychiatriques, fondée en 1983 par Christian Sabas, lui-même infirmier spécialisé, à l’Hôpital de Maison-Blanche de Neuilly-sur-Marne, et émancipée depuis dans le réseau associatif des GEM (Groupe d’Entraide mutuelle).
Quelle place pour la philosophie dans un tel dispositif? On voit mal, au premier abord, comment l’exercice rationnel de la pensée peut trouver place dans une structure dont on imagine qu’elle s’accommode mieux de la souplesse des arts plastiques ou de l’expression théâtrale. L’exercice de la rationalité philosophique, avec ses exigences de rigueur et de précision, risque de paraître bien austère. Mais c’est cela, justement, qui permet d’adosser la réflexion et de redresser la pensée, par une contrainte toute intérieure qui restitue au sujet réfléchissant la maîtrise de sa raison affaiblie par la maladie.
Violette Villard, responsable de l’atelier, ne considère pas les facultés conceptuelle comme une disposition statique, dont on disposerait ou que l’on perdrait définitivement, mais comme une vitalité mouvante, capable de renaître de l’effondrement ou de l’oubli que chacun peut connaître à un moment de son existence. La fréquentation des philosophes nous rappelle d’ailleurs sans cesse cette plasticité : leurs plus grands systèmes ne sont-ils pas fondés sur un acte de foi en la puissance fondatrice de la raison, sur l’extrême limite du champ de l’irrationnel ?
Une démarche d’une grande difficulté, pour Violette Villard et les membres de l’atelier, mais aussi d’une grande fécondité : l’attention et l’ouverture d’esprit doivent être permanentes des deux côtés, pour approcher le monde de l’autre à travers l’univers de pensée des auteurs étudiés. La discussion ne tourne pas dans les circuits habituels des connivences convenues ; l’inattendu, l’insolite, surgissent à tout moment et ouvrent des voies nouvelles au sein desquelles il faut frayer sans s’égarer. Les frontières du sens s’assouplissent sans se distendre, par une discipline d’ensemble qu’il a fallu construire au fil du temps. La maladie, le poids des traitement, le délitement du lien social, la solitude durable, les phases d’enfermement sont autant d’obstacles contre lesquels il faut lutter sans cesse pour reconquérir du sens, transformer l’épreuve en matière à penser, à force d’intelligence et de la volonté.
Car le débat n’est pas un jeu : chacun des thème abordé est lourd d’implications personnelles pour ces consciences blessées. Lors d’une séance consacrée à l’existentialisme chez Sartre, les thèmes de la liberté et de la responsabilité mettent à vif la question d’une vie comme projet libre et la possibilité du bonheur. Pour ces participants privés de lien social et de visées autonomes, le questionnement prend prend une poids tangible. Lors d’une autre séance, dédiée à la subversion radicale des valeurs chez Nietzsche, l’un des participants résume d’emblée l’idée : « On est tous fous dans un monde faux ! » Quelques réactions d’humeur s’échangent, puis les participants s’emparent de ces conceptions ardues avec une pertinence d’analyse et une acuité d’intuition inattendues. Certains se révèlent grands lecteurs, dotés d’une culture hétéroclite – fruit de longs moments d’inaction forcée. Mais sous les tirades lyriques, les emportements joués et les traits d’esprit tranchants où quelques-uns excellent, l’épaisseur de l’expérience vécue affleure et le poids d’un passé très présent s’impose, suspendant la marche des idées. Souffrance et désespoir ne sont jamais très loin.
Avec une légèreté de funambule et une patience de brodeuse, Violette Villard reprend, rassemble, réajuste et infléchit vers le haut les inclinations crépusculaires des pensées à l’œuvre. Revenir par un rire ou une précision d’une digression sans fin, sortir de l’impasse du ressassé, éviter les enfermements douloureux du récit autobiographique, elle déploie à cela un talent que l’on sent forgé par une longue et lente pratique, mais aussi nourri d’une véritable bienveillance à l’égard de l’autre – de cet autre-là, le plus fragile et le plus silencieux qui soit. Loin du travail scolaire auprès de ses classes, elle développe là des formes de pédagogie pourtant exemplaires de ce que devrait être idéalement un échange philosophique.
Entretien avec Violette Villard : « Construire ensemble des anti-destins »
Comment l’idée de cet atelier de philosophie au Non-Faire vous est-elle venue ?
Christian Sabas [fondateur de l’Atelier du Non-Faire] m’a invitée à découvrir le travail réalisé par les membres de l’Atelier lors d’une représentation à la Chapelle des Récollets, à Paris. L’intervention de l’un des participants (aujourd’hui un fidèle des dialogues philosophiques) m’a saisie d’une émotion comme on en éprouve rarement, sauf parfois peut-être dans les grands moments de théâtre. L’énergie du verbe était saisissante ; j’ai aussitôt pensé aux recherches de Valère Novarina sur la langue – sur le drame de la langue – avec cette manière rabelaisienne, exubérante, et tellement radicale de reprendre le verbe à sa racine… J’avais découvert Novarina à Los Angeles, où je l’avais entendu lire ses textes ; la force de cette intervention m’a semblé comparable.
La phrase de Foucault, selon laquelle la folie est absence d’œuvre, n’a cessé de me tarauder : à travers ce qui se passe à l’Atelier du Non-Faire, une véritable possibilité de faire œuvre se révèle pour ces personnes marquées par la maladie, mais dans une approche que je qualifierais de vitaliste, où ce qui se donne et s’ouvrage n’est peut-être rien d’autre que la précarité même de la vie. Ce ne sont pas des enjeux sociaux de reconnaissance publique ou d’intégration à la norme commune qui se jouent là. Plutôt la recherche d’une intégrité qui a été perdue. Pour ces personnes frappées du diagnostic de maladie mentale, une identité externe a été décrétée et imposée ; c’est cela qu’il faut tenter de prendre à rebours, dans une recherche sur l’identité en devenir, une identité désassignée, sans mémoire et sans avenir, disons a-généalogique, qui soit d’intégrité plutôt que d’intégration. Une manière peut-être de retrouver les membres épars…
Mais comment le travail du concept peut-il y aider ?
Il m’est difficile, justement, de parler des dialogues philosophiques de manière conceptuelle. Le concept ne permet pas le débord ; il intègre. Il ne permet pas de se situer là où nous essayons d’être dans l’atelier, là où la vie est sans motifs et dans une tentative pour en reprendre le cours ! Mais d’un autre côté, ce travail se fait dans l’ordre de la raison et du réel : et cet ordre est structurant. C’est ce qui permet à la parole de s’élaborer et de se construire.
Mais la démarche est difficile à saisir dans ses contours propres. Je poserai le problème autrement : dans le domaine des arts, comment établir la frontière entre l’artiste et celui qu’on dit fou ? Des personnes ont pu jouer de leur manière d’être autre, des protubérances de leur vie (de leur a-nomalité selon le mot de Deleuze) en tant qu’artistes, ils sont nommés et reconnus tels par le discours social ; d’autres, dans un parcours aussi atypique, sont relégués comme fou. Que leur a-t-il manqué ? Disons peut-être : une présence à l’excès ou au défaut de leur présence, quelqu’un qui soit attentif à leur être autre, à leur différence qui n’a pas appris à se tenir en scène. Dans les dialogues philosophiques, les participants peuvent partager – ce qu’ils n’ont pas pu faire à un moment de leur vie : être écoutés, avoir de la voix pour être entendus. Leur donner voix à travers la pensée philosophique, avec la structure d’une parole conduite par la raison, c’est leur permettre de réaliser leur présence parmi les autres.
Mon rôle parmi eux n’est pas un rôle de contention, mais relève plutôt de l’ordre d’un tenir, au sens spinoziste du conatus – l’effort constant pour persévérer dans l’être, qui est notre travail même de vivant, notre résistance au danger de l’effondrement. Ces personnes ont connu un moment d’affaissement. En partant de thématiques du témoignage de soi, il s’agit de tisser et de renouer les liens d’une identité en dehors du diagnostic médical, dans lequel ils sont pris et qu’ils ressassent constamment. Le travail sur les idées philosophiques permet une inflexion progressive, une reformulation légèrement variée de leur propre parcours. J’essaie de les aider passer d’un curriculum vitae à une sorte de curriculum fictae…
Peut-on imaginer dépasser le déterminisme de la folie par un retour philosophique à soi ?
Il faut essayer de construire des anti-motifs, des anti-destins, dans la perspective que la folie n’est pas arrêtée, qu’elle est plastique. Le discours des psychiatres est souvent de dire que la folie est un arrêt, une immobilité de la vitalité autant que du psychisme. Cette vie altérée qui a connu la folie a pourtant aussi un avenir.
On parle de la folie comme d’une extériorité à soi, qui rend étranger à la philosophie et à la raison. Mais pour les participants aux ateliers, la philosophie n’est pas une extériorité : c’est un environnement, un risque, un vacillement perpétuel, dans la trajectoire d’Artaud, selon la formule qu’il emploie pour désigner le fou (pour se désigner) : un « forçat de la sensibilité ». La philosophie frappe leur raison et les frappe aussi dans la sensation. Il y a avec eux, littéralement, une esthétique de la parole : une sensation d’existence, de mener une vie philosophique dans les laps de temps de ces ateliers.
Ce n’est pas serein ou apaisant : c’est un combat, ils sont des combattants de l’instant. S’ils expriment de la détresse et de la souffrance, au moins n’est-elle pas réduite, elle est portée et non dissoute. Pour les rejoindre dans leur exil, dans leur étrangeté et leur arrachement à eux-mêmes, il faut un travail sur l’éclat du temps, la fulgurance de l’instant – ce qui explique l’impression de grande mobilité des échanges ; mais cela repose sur la condition d’une régularité et d’une continuité sur la longue durée. Nous faisons un important travail d’écriture, en prolongement des dialogues, pour construire un ancrage qui reste. C’est un travail important, de longue haleine, et qui pourrait faire l’objet de publications.
N’est-ce pas ce qu’il faudrait réussir à faire en classe ?
Mais ce n’est guère possible. Le désœuvrement des élèves n’est pas du même ordre. Ils sont occupés de tout autre chose. Ils sont parfois déjà blessés, mais ils sont moins désireux de l’aventure de l’altérité. Les personnes du Non-Faire ont déjà profondément traversé cette aventure, sous une autre forme que la philosophie. Et ils rencontrent avec la philosophie une manière de vivre l’altérité qu’ils n’auraient pas imaginé. Avec nos élèves, le travail est pris dans l’extension sociale de la norme : celle de l’institution, du lycée. Avec le Non-Faire, on est à la marge ; la parole philosophique qui peut dériver, qui peut décaper, qui peut avoir la subversion qu’on lui connait, leur fait du bien. La philosophie y retrouve sa valeur de soin, à la manière d’une traversée des normes.
Mais nos élèves sont ensevelis sous la norme ; ils sont en demande d’une autorité qui n’est pas dans l’esprit de ce travail. C’est peut-être là le clivage : les personnes du Non-Faire ont subi cette norme qui les a frappés et assignés et ils cherchent plutôt à la saborder. Ils sont et restent des réfractaires. Et peut-être faut-il laisser quelque chose de la folie demeurer ce qu’elle est, dans son ordre réfractaire… Mais pour transposer cette forme de travail, le mieux est de venir participer aux ateliers.
Des élèves en visite à l’atelier : bribes de témoignages.
Invités à découvrir une autre manière de philosopher et un autre regard sur la maladie mentale, un groupe d’élèves, tous volontaires, de Terminale Littéraire du Lycée Van Dongen à Lagny sont venus partager l’expérience des dialogues philosophiques. Silencieux pendant l’atelier, sans doute un peu désarçonnés, les élèves ont été enthousiasmés par la rencontre, à la quelle ils entendent bien donner des prolongements dans les mois à venir.
Quelques extraits de leurs réactions :
« Quand nous sommes arrivés, j’avais peur de véhiculer un mauvais message qui aurait pu blesser, vexer ou encore faire peur à ces personnes que nous avons pu rencontrer. L’atelier commence, les patients se présentent, et nous découvrons leur monde “je suis fou et écrivain” … Nous abordons la philosophie avec Nietzsche. Nous comprenons que ces patients catégorisés “fous” et mis en dehors de la société sont des personnes avec qui il est possible de parler. »
« Beaucoup de ces personnes souffrent et sont en colère contre une multitude de choses, contre la société, contre la vie… Et pourtant, j’ai le sentiment qu’ils ont davantage confiance en la nature humaine que moi. On nous sourit et nous propose de nous asseoir autour d’une table pour discuter philo… Encore mieux, pour faire de la philo. Violette, silhouette gracile, mains volubiles, longs cheveux blonds qui tombent en cascade le long du dos, s’assoit en bout de table et nous commençons… V. tient à préciser: « je suis fou », B. « je suis poète, peintre, musicien » et nous tombons dans le pays de leurs cauchemars rempli de merveilles…
Ici, c’est différent des endroits où nous avons l’habitude d’aller, différent des gens que nous avons l’habitude de rencontrer, différent de ce que nous avons l’habitude de faire en cours… La différence que j’ai rencontrée au GEM m’a prise par la main. »
Leur principal regret : que l’on ne puise procéder en classe selon le même modèle de discussion vive, même s’ils concèdent volontiers que ce ne serait sans doute pas compatible avec la préparation de l’examen du baccalauréat, et que la modestie de leur culture philosophique ne permettrait pas les mêmes prolongements de la réflexion.
GEM – Les Amis de l’Atelier du Non-Faire. 91 bis rue Truffaut – 75017 Paris – amisateliernonfaire@gmail.com
Atelier du Non-Faire – 3 avenue Jean-Jaurès 93330 Neuilly sur Marne – atelierdunonfaire@hotmail.fr – www.atelierdunonfaire.org