Jacques Moret, directeur de l’INRP : « donner des repères aux citoyens pour comprendre et agir »
Remerciant chaleureusement l’engagement du comité scientifique « qui témoigne de l’intérêt partagé du lien entre l’Ecole et la Nation », Jacques Moret, directeur de l’INRP, montre l’importance qu’il donne au projet : « L’Ecole a contribué a construire le citoyen dans un roman national qui connaitra plusieurs crises. Grace aux travaux scientifiques, ce séminaire en mettra en lumière le processus, dans une comparaison internationale qui lui donne sens, et donnera des repères aux citoyens pour comprendre et agir. Il est donc la préfiguration du projet de l’INRP de développer des recherches, des ressources et de l’ingénierie de formation pour y contribuer. »
Luc Chatel : « Nous avons besoin de recul et de croisements de points de vue pour réussir la démocratisation »…
Ouvrant le séminaire, Luc Chatel tient des propos consensuels : « Le pacte entre l’Ecole et la Nation a longtemps fait consensus, comme en témoigne la figure des « hussards noirs ». Il cite Danton, Guizot, le « projet de Jules Ferry et des Pères Fondateurs » assignant aux instituteurs la mission d’instruire et d’instituer la Nation, c’est à dire de transmettre les valeurs universelles de la République à tous les enfants de France. Aujourd’hui, « si les temps ont changé, les maîtres poursuivent leur engagement ». Il cite « la réussite de la massification« , l’Ecole comme le « lieu sans égal de la transmission de la connaissance et du respect de l’autre », l’ambition de conduire chaque élève « vers la réussite et la citoyenneté ».
Mais aujourd’hui, poursuit-il, cette ambition semble mise à mal au point que « certains viennent à douter de la force émancipatrice du projet de la nation », citant la mondialisation qui efface les traditions et les revendications particulières des territoires ou des communautés. « Nous peinons, il faut le dire, à assurer l’Egalité des chances, et les enfants d’ouvriers ont cinq fois moins de chances qu’un enfant de cadre d’accéder à une classe préparatoire. Les chiffres sont sans appel, et il faut donc relancer l’ascenseur social ». Il convient donc que l’école n’a pas encore réussi la réelle démocratisation. « L’école est donc devant un défi, interrogée par les concitoyens qui lui demandent de répondre à la promesse de la République ». Sans surprise, il précise que c’est le sens des réformes en cours, contre « le maintien des privilèges économiques ou culturels ».
Venant à la thématique de la journée, il invite la salle à s’interroger sur l’histoire des liens entre l’Ecole et la Nation : « nous avons pour cela besoin de prendre le temps de la distance et de la réflexion, mais aussi de croiser les points de vue avec l’aide du recul scientifique des chercheurs. C’est le sens du programme conçu par l’INRP, qui me parait particulièrement riche, notamment par la diversité des approches et des disciplines, qui garantissent la pluralité des débats ». Au moment où « la crise bouleverse nos repères et nos représentations, le sentiment d’appartenance à la nation constitue une valeur refuge. Mais l’intégration n’est pas spontanée, elle se construit par l’apprentissage à l’école d’un socle de connaissances partagé, meilleur garantie du vivre ensemble ».
Les débats scientifiques peuvent commencer.
C’est Antoine Prost qui prononce la conférence inaugurale du séminaire, avec sa faconde habituelle. Plongée immédiate dans le vif du sujet…Antoine Prost : « La Nation, c’est la révolution… »
Grand connaisseur de l’Histoire sociale et scolaire, Antoine Prost pose le décor sans ambage : « C’est la Révolution Française qui crée la Nation, avant l’Ecole. Le symbole même en est notre drapeau tricolore avec le roi, en blanc, encadré par les couleurs de la ville de Paris. Puis, l’idée même de roi est remise en cause et la parole de St Just s’impose : « nul ne saurait régner, tout roi est un tyran et un usurpateur ». Pour Antoine Prost, c’est donc « un concept de politique intérieure, pas extérieure ». A Valmy, les soldats n’affrontent pas une autre nation, mais s’opposent à ceux qui viennent de l’extérieur combattre la leur. La nation française lui semble donc antérieure à l’avènement de l’Europe des nationalités, qui se crée, lui, contre les autres nations, pas contre leur roi.
« Cette nation qui nait sous la Révolution est très particulière : c’est une nation de citoyen égaux, chacun étant membre du Souverain, comme en témoigne le tutoiement obligatoire de 1789, y compris par une étudiante s’adressant à un recteur… La loi devient universelle, dans une renversement des privilèges ».
C’est aussi une nation unifiée et uniforme. La création des départements en est l’incarnation, dès 1789 -avant que Napoléon invente les préfets-, sur une base abstraite et rationnelle, à partir de points de vue géographiques. Les poids et mesures, l’assignat complètent le dispositif. A l’époque, seule l’Eglise Catholique s’oppose à l’idée, contre la constitution civile du clergé.
Cette nation souveraine va construire l’Ecole à son image, d’abord en se préoccupant de la formation des élites avec les grandes écoles, parce qu’elle n’a ni l’argent ni la structure administrative permettant de l’organiser dans chaque village : tous les maires sont loin de savoir lire…
Il faut attendre Guizot (1833) pour une tentative timide d’organiser l’enseignement primaire, avec l’ouverture délocalisée d’écoles par les communes, puis les lois de 1881-1889 qui rendent l’école obligatoire et les enseignants laïques. « Ce mouvement se fait en protégeant les instituteurs des ingérences du maire et du curé, qui entraient souvent en conflit avec les enseignants sur le choix des manuels ou méthodes scolaires ». L’institution scolaire se méfie de tout ce qui vient s’immiscer entre l’Etat et les enfants. Elle fonde, particularité française, des programmes nationaux unifiées. L’Ecole est moralisatrice et laïque, comme l’indique Ferry à la Chambre : « Il nous importe que la déclaration de doctrine qui s’y enseigne appartiennent à ceux qui acceptent les idées de 1789 ». Le service militaire est un autre creuset de la nation, au même titre que le chemin de fer, les réseaux routiers et les unifications économiques. « L’Ecole y joue son rôle, et on oublie trop qu’il a fallu des générations pour que les hectares et les kilos entrent dans les moeurs ! »
Des enseignants en phase avec les citoyens…
Mais les enseignants de cette époque ne sont pas conformes à l’image castratrice qu’on donne parfois d’eux, notamment dans le rapport qu’ils ont eu avec les langues régionales, très largement orales. Les instituteurs qui ont assuré la lente francisation du territoire ne sont pas des coloniaux, ce sont des gens du cru qui parlaient ces langues locales, parfois jusqu’à la seconde guerre mondiale. « Nombre d’entre-eux n’étaient pas les censeurs qu’on a décrits, et ils ont souvent été en même temps les sauveteurs des patrimoines locaux, avec le recueil des traditions et des histoires locales. La francisation a été voulue par les français, parce que c’était l’avenir des enfants, l’accès à des carrières administratives, la clé d’un avenir meilleur ».
Mais en bon historien, A. Prost relativise le point de vue : « La géographie a été plus importante que l’Histoire, parce qu’elle permet de décrire tous les paysages, et les outils scolaires permettaient d’acquérir les mots pour le faire, dans un vocabulaire universel. La géographie est un inventaire de la France, c’est un recueil de trajectoires possibles pour le futur… » L’Hexagone, avec le Drapeau et Marianne, racontent une nation particulière, totalement achevée, avec ses « frontières naturelles » qui s’emboitent parfaitement. C’est une nation pacifique, fondue sans son territoire.
L’enseignement de l’Histoire va donc, pour reprendre les mots de Lavisse, demander d’apprendre son pays « avec coeur », plutôt que par coeur. Le « roman national » s’organise autour de figures, mêmes vaincues, comme Vercingétorix. On insiste sur Bayard et Jeanne d’Arc, qui défendent la nation contre les envahisseurs, même si on ne pose pas encore de question sur la colonisation.
L’Histoire républicaine diffuse en outre l’idée de progrès. Dans les dictées du certificat d’études, « les travailleurs ont un salaire de plus en plus élevé, se nourrissent et se vêtent mieux, ont une part toujours croissante dans les bénéfices de l’entreprise, peuvent par leur bulletin de vote exercer une action en direction du gouvernement, leurs enfants peuvent s’instruire et avoir un avenir grâce à l’Ecole de la Nation » s’amuse Antoine Prost à la tribune. Il faut à la fois aimer sa « petite patrie » locale, la Patrie et l’Humanité. Conséquence, cette Nation est aussi arrogante, persuadée que la France est le Phare de l’Humanité, porteur d’un idéal philosophique indépassable. On ricane alors de la monarchie allemande ou anglaise.
Le choc de la seconde guerre mondiale
Avant 1940, la Nation ne se dissocie donc pas de la République. Les Français sont fiers d’être des exceptions. Juin 40 sera la rupture, lorsque les français ne savent plus « où ils sont », sommés de choisir entre un vieux maréchal collaborateur ou un général réfugié à Londres. Le lieu central de la France, Paris, est vide. Ce double effondrement est une crise majeure. « Malgré l’antiparlementarisme trivial, la France de chefs que construit Vichy ne plait pas à tous ceux qui ne sont pas chefs, et ils sont très nombreux ! » précise A. Prost en conclusion, dans une salle suspendue à ses lèvres.
« La Nation qui se reconstruit depuis un demi-siècle est donc une nouvelle nation, avec la décolonisation et l’émergence de l’Europe. La souveraineté nationale ne s’exerce plus que par l’élection du président, le projet de la démocratisation de l’Ecole est en question, et la croyance dans le progrès est remise en cause par les désastres écoloiques. C’est l’efficacité de la Nation elle-même qui est mise en question. La crise de l’Ecole n’en n’est qu’un aspect. Elle ne peut avoir de projet que par l’adhésion de la société au projet qu’elle construit, et qu’elle demande à l’Ecole d’incarner. Il n’y a pas de Nation sans projet ».
Il finit simplement, en citant Péguy, dans un texte de 1904 : « Au fond, enseigner, c’est s’enseigner. Une société qui ne s’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas, qui a honte d’elle-même ».