Après une table-ronde centrée sur le point de vue québécois et suisse, plusieurs regards vont croiser les point de vue sur le cas français, comme il se doit dans un séminaire scientifique.Annie Buter : « la IIIe République s’inscrit dans les pas du Second Empire, mais supprime l’histoire sainte ».
Annie Buter entend battre en brèche la thèse de Pierre Nora, selon laquelle ce serait la IIIe République qui aurait instauré l’Ecole, suivant en celà les idées d’Ozouf et Furet. Centrant son propos sur l’enseignement primaire, à travers l’étude de textes officiels, elle questionne même la thèse que vient d’exposer A. Prost : « Une nouvelle conception de l’histoire prend forme en 1820, dans laquelle l’Histoire est mise au service de la Nation, qui fait naître ce qu’on appelle aujourd’hui le roman national, au moment même où les historiens tentent de constituer leur discipline comme scientifique », en allant rechercher aux sources mêmes la construction de leur discipline. L’Histoire et la Géographie de la France sont mis au programme des écoles normales à l’arrivée de Guizot, et une épreuve est prévue au brevet des instituteurs. Mais Boulet de la Meurthe, bonapartiste, part en guerre contre le manuel des écoles chrétiennes, qui raconte la défaite de Waterloo « sans aucune expression de regret ou de malheur« . Il regrette l’absence d’enseignement civique, et une indulgence excessive envers les congrégations.
Mais la Révolution de 1848 amène la réaction de la loi Falloux (1950) qui supprime toutes les matières qui vont au-delà du calcul et du français, et « semble élever les instituteurs au-dessus de leur condition ». Il faut attendre Victor Duruy pour la loi de 1867 qui réinstaure l’obligation d’enseigner au primaire l’histoire et la géographie de la France, qui vont donner les programmes d’Octave Gréard, centrés sur des récits et des anecdotes qui vont être repris dans les programmes de 1868. « Il faut donc reconnaître la continuité qui lie l’action de la fin du second Empire avec celle de la IIIe République« . Les Bonapartistes en seront les promoteurs, et les Républicains de la IIIe république n’en diront évidemment rien. « Historiquement, « nationalité » ne se distingue pas de « citoyenneté », ce qui est toute l’ambiguïté du Second Empire, autoritaire mais reconnaissant le suffrage populaire ». Pour les français de l’époque, une certaine nostalgie des uniformes de l’Empire est encore présent, après l’humiliation de l’occupation de 1815.
La rupture de la IIIe République n’est donc pas la constitution du roman national, mais la suppression de l’histoire sainte, qui faisait auparavant partie du programme des écoles normales. Il modifie donc implicitement le sens de l’existence, l’histoire du progrès remplaçant la providence divine. Le processus durera plus de cinquante ans, pour s’inscrire dans un processus social. « Nous faut-il toujours un roman national qui remonte à l’origine, avec une illusion de continuité entre les époques ? Revient-il aux scientifiques de le construire, ou toute l’éducation nationale n’a-t-elle pas un rôle à y jouer ? »
Olivier Loubes : « entre les deux guerres, le roman national bouge, du patriotique au pacifique »Professeur d’histoire à Toulouse, Olivier Loubes veut poursuivre les nuances. « On dit souvent que l’Ecole de Jules Ferry a duré un siècle, avant d’être remise en cause par les valeurs de 1968. Mais cette construction peut être discutée ». L’Ecole de Jules Ferry, avec son école de garçons encadrant la mairie et le drapeau, met une charge de sacré, dans sa dimension trinitaire et unitaire qui ne peut qu’attirer les « trouble-mémoire » que sont les historiens.
« Or, cette école n’est donc pas la seule à intégrer : les syndicats et les partis polititiques y jouent un grand rôle : n’oublions pas que la revue « L’Ecole et la Nation » a été créée par le Parti Communiste ». Les instituteurs eux-mêmes, dans leurs congrès, s’interrogeaient sur le rôle que jouait leur enseignement de l’histoire, et questionnaient parfois les programmes avec virulence. Les programmes novateurs de 1938 en seront la trace tangible.
Quelle est donc la nature de la Nation enseignée à l’Ecole ? En dépouillant les manuels et les cahiers stockés au musée de l’Education de Rouen (INRP), Olivier Loubes découvre que si la francisation fonctionne, la projection dans un roman national est une autre histoire : le « destin commun » et la « fin nationale de l’histoire » bouge, au cours du XXe siècle. « Le « cadrage » reste fixe, mais la profondeur de champ varie » :
– l’Ecole de la nation patriotique jusqu’en 1923, avec sa valeur sacrée accrochée à la Patrie. Mais la syndicalisation des instituteurs progresse, la conscience sociale des enseignants aussi, et des voix s’élèvent pour dénoncer le « risque d’emportement » par la critique. Durkheim vient défendre les programmes devant le congrès des instituteurs, déclarant son inquiétude que « nous nous blessions, nous nous déchirions nous-mêmes ».
– l’Ecole de la nation pacifique, après 1930, va devoir trouver une nouvelle cohérence dans l’Ecole publique, sommée de trouver une explication à la mort de masse, de prôner la Grande Paix comme fin de l’Histoire. Il faut désormais « éduquer à la paix » comme le demande la SDN, et les premiers à poser cette exigence sont les instituteurs eux-mêmes, face à une institution qui ne le digère que lentement. Le chercheur constate la disparition progressive de Vercingétorix et de Rouget de l’Isle des manuels d’histoire, avec une « domestication » des enjeux scolaires. Dans la montée de la crise des années trente, la tension est de plus en plus forte, au fur que monte la crainte de la nouvelle guerre. Les instructions pour le fin d’études de 1938, par le cabinet Jean Zay, font passer du national au social, la patrie étant progressivement recouverte par le travail. Elles n’auront pas le temps de se déployer.
« Nous sommes sans doute un peu orphelins de cette idée, et l’Europe n’est pas forcément une perspective qui pour l’instant peut être le socle d’un nouveau roman à construire ».