Par François Jarraud
S’il est bien une injonction qui est donnée à l’Ecole c’est de « rétablir » l’autorité des maîtres. Pour cela les politiques ne manquent pas de vanter de solutions… Entre culpabilisation et découragement, les enseignants tentent de faire face.
Ce mois-ci nous proposons deux lectures différentes de la crise de l’autorité et deux réponses. En France, Bruno Robbes, maître de conférences en sciences de l’éducation à Cergy, analyse une série de cas concrets. Il en tire des principes pour assurer l’autorité professorale dans le respect de l’élève. Pas de recettes mais des principes qui permettent une approche éducative.
En Suisse, Jean-Claude Richoz aborde la question sous un angle décalé. Il présente des démarches d’intervention et des outils « qui ont fait leurs preuves ».
Au lecteur de se forger à partir de ces deux visions du même phénomène une philosophie et une conduite personnelle pour assurer au quotidien la transmission des savoirs, y compris du savoir être d’un adulte émancipateur.
- La crise de l’autorité, c’est la crise de l’autorité autoritariste – Bruno Robbes
- Jean-Claude Richoz : La sanction est une nécessité éducative
La crise de l’autorité, c’est la crise de l’autorité autoritariste – Bruno Robbes
« Notre société met les jeunes devant des modèles contradictoires. D’un côté, la société de consommation les prend pour cible et leur fait croire que tout est possible tout de suite. De l’autre, l’école les met en position d’élèves avec des valeurs totalement différentes ». Pour Bruno Robbes, la crise de l’autorité à l’école est d’abord un phénomène de société, celui d’une évolution de l’image de l’enfance. Raison de plus pour les enseignants de se préparer et d’assumer l’autorité dont la classe a besoin. Pour cela Bruno Robbes nous invite à décrypter des situations précises de gestion de classe. Il nous invite à connaître les élèves, se connaître soi-même et à rester fidèle à quelques principes. Pas de recettes mais des solutions durables.
Actuellement l’Ecole semble soumise à des injonctions d’autorité venues du pouvoir politique. On assiste aussi à la multiplication des poursuites judiciaires pour des faits qui relèvent du pouvoir de sanction des établissements. Les enseignants se voient reprocher un manque d’autorité. Peut-on parler de crise de l’autorité à l’Ecole ?
J’avance plutôt qu’il y a une crise de la transmission. On a aujourd’hui une institution et des enseignants qui ont du mal à identifier sur quels repères s’appuyer pour faire accéder les élèves aux savoirs. D’autant plus que des choses qui ont changé dans le rapport entre autorité et savoir à l’école. Il n’y a pas qu’à l’école que l’on trouve du savoir et les savoirs sont devenus relatifs. Les contenus mêmes d’enseignement ont changé. Cela a fragilisé les repères des enseignants et ne les aide pas à exercer leur autorité. Au niveau de l’institution, des responsables politiques ont aussi du mal à clarifier ce que la société attend de l’école aujourd’hui. On le voit par exemple dans le peu de suites données au grand débat sur l’avenir de l’école lancé en 2003, ou dans l’évolution des programmes du primaire entre 2002 et 2008. C’est plus ça qui pose problème : la crise de ce que l’école doit transmettre.
Robert Gloton disait que « le respect, comme l’amour, s’éprouve mais ne se commande pas ». Fernand Oury, lui, disait que « celui qui fait autorité n’est pas autoritaire La compétence du maître fait l’autorité et celle-ci se traduit pas des actions, observables des élèves ». Faire autorité est sans doute la dimension la plus importante dans l’autorité, car elle donne forme aux deux autres dimensions, du statut et du sujet auteur (celui qui a suffisamment confiance en lui-même pour faire grandir l’autre). L’autorité éducative, c’est oser la relation à l’autre, aller au bout de la résolution d’un conflit, ne pas laisser tomber sa mission auprès des élèves.
Peut-on dire que cette crise de l’autorité est la crise de l’Ecole ?
C’est plus une crise de transmission que d’autorité, mais encore faut-il définir ce qu’on entend par autorité. La crise de l’autorité, c’est la crise de l’autorité autoritariste. Et cela vient de loin, de l’essor de l’imprimerie, du protestantisme et des libres penseurs. Quand les Protestants ont vulgarisé la Bible, ils ont remis en question l’autorité ecclésiastique, au sens où celle-ci émanait d’une transcendance (Dieu), jamais questionnée. Cette façon autoritaire d’agir ne fonctionne plus. Aujourd’hui on est dans des formes plus subtiles d’exercice de la contrainte. On le voit dans le monde de l’entreprise, où c’est le salarié qui se fixe à lui-même ses contraintes, sans pouvoir remettre en question certaines formes d’exercice du management.
Vous dites que « l’autorité est liée à la façon dont la société se représente l’enfance ». C’est la société qui est responsable des problèmes d’autorité ?
Je crois qu’effectivement, notre société met les jeunes devant des modèles contradictoires. D’un côté, la société de consommation les prend pour cible et leur fait croire que tout est possible tout de suite. De l’autre, l’école les met en position d’élèves avec des valeurs totalement différentes. A l’école, il faut faire un effort pour aller vers le savoir, ce n’est pas lui qui vient à vous. Apprendre est difficile, c’est un plaisir différé. Tout cela met les élèves dans une position paradoxale. Pourquoi le prof exige-t-il tant alors qu’ailleurs on exige peu ? Voilà un défi majeur. Cela amène à reposer la question de ce que la société attend de l’école. Or souvent, l’école n’est plus vue que comme un service de consommation comme les autres. Il y a un écart grandissant entre les valeurs de l’école et celles de la société. Du coup, cela crée un manque de légitimité pour les enseignants. La société ne sait d’ailleurs pas davantage ce qu’elle doit faire de ses jeunes. Aujourd’hui, un jeune sur quatre se retrouve au chômage. Le diplôme n’est plus une garantie d’accès à l’emploi. Les jeunes sentent tout cela, ce qui crée des tensions importantes jusque dans la classe.
Il y aussi l’aspect politique. Dans une société démocratique l’autorité scolaire peut-elle être autre chose que démocratique ?
Oui et non. Et d’abord, non. La relation prof-élève est asymétrique. L’adulte n’est pas l’enfant. Le prof n’est pas l’élève. Mais pour que l’autorité puisse fonctionner, il faut en même temps faire vivre une dimension symétrique dans la relation. De fait, la façon d’exercer l’autorité est sujette à questionnements, à conflits, à échanges de paroles. Pour le professeur, il s’agit d’entendre a minima ce que disent les élèves, de s’accorder sur certains arrangements et modes de fonctionnement, mais sans perdre de vue que certains éléments sont non négociables. C’est ce que je montre en rappelant dans une fiche en fin de livre, les trois lois fondatrices de toute vie sociale que l’enseignant doit poser. L’autorité repose sur cette tension entre l’asymétrie et la symétrie entre prof et élève.
Un point fort de votre ouvrage, c’est qu’il s’appuie sur une analyse de cas concrets. Que peut faire un enseignant pour poser son autorité ? Que doit-il apprendre ?
Je détaille cela dans la conclusion de la 3ème partie de l’ouvrage (pages 163 sqq). On peut aider l’enseignant à intégrer quelques principes d’action, comme ceux que j’ai dégagés à partir de mes entretiens avec certains d’entre eux, mais il n’y a pas de recettes. Donner des recettes particulièrement en ce domaine, ce serait très dangereux. L’idée de la recette, c’est qu’elle fonctionne à tous les coups, sans que le professeur ait besoin de réfléchir. Mais le problème, c’est que le prof est démuni quand la recette échoue. Ces principes d’action, eux, aident l’enseignant à développer sa réflexivité sur les situations qu’il vit, entre exigence et souplesse. L’enseignant a besoin d’entrevoir qu’il existe plusieurs façons d’agir possibles, parfois plus efficientes que celles qu’il met en oeuvre. L’analyse de situations entre enseignants avec un formateur compétent accélère ce processus de professionnalisation. Il faut encore admettre que l’exercice de l’autorité repose sur des savoirs d’action en termes de communication et de dispositif pédagogique.
Un premier principe, c’est l’interprétation juste des actions des élèves. Les enseignants prêtent souvent aux jeunes des intentions erronées. J’ai pu observer que certains jeunes enseignants agissent de façon appropriée, car ils compensent leur manque d’expérience par la qualité de leur interprétation des actes des élèves. Un autre principe, c’est savoir différer. Par exemple, dire que l’on reprendra un refus d’obéissance plus tard. Eviter d’entrer dans un rapport de force immédiat, mais ne pas lâcher l’affaire. Il est indispensable de reprendre l’acte et de lui apporter une réponse éducative. Ce n’est pas perdre son autorité que de dire qu’on remet le règlement d’un différend à plus tard. Cela permet d’éviter à la fois les situations de violence, sans pour autant laisser tomber.
Reconnaître ses erreurs, ce n’est pas non plus manquer d’autorité, au contraire. Les élèves voient que l’enseignant est une personne humaine. Cela renforce la crédibilité du professeur.
Un dernier principe – mais la liste n’est pas exhaustive – c’est le fait que l’enseignant soit à l’initiative du respect, sans condition préalable. Les jeunes sont en quête de modèles d’identification, c’est-à-dire d’adultes auxquels ressembler, au moins en partie. Et c’est la posture de l’adulte qui le permet. Si l’on parle mal à l’élève, il ne peut pas y avoir de respect en retour. Le respect et l’autorité sont très proches. Le fait de faire ce premier pas du respect, est une condition de l’autorité. Je développe cela dans le livre (par exemple pages 187-188).
On se rend compte qu’une partie de l’autorité repose sur la connaissance de l’autre et de soi. Comment comprendre l’autre quand on vient d’un milieu social très différent ?
C’est vrai que l’augmentation du niveau d’étude des enseignants va encore creuser l’écart avec les élèves des milieux populaires. Cela va rendre plus nécessaire de travailler sur la façon dont ces jeunes et leurs familles sont en rapport avec les savoirs et l’école, pour comprendre par exemple pourquoi ils n’entrent pas spontanément dans l’apprentissage. Certains sociologues et pédagogues nous y aident. Stéphane Bonnery ou les enseignants du GFEN montrent par exemple que le langage et les pratiques pédagogiques trop implicites des enseignants peuvent empêcher ces élèves d’accéder au savoir. Cela nécessite donc un travail de la part des enseignants. Là, on peut s’appuyer sur la tradition de l’école active, qui sait qu’il faut partir des représentations et du langage des élèves pour les faire apprendre. Il faut former les enseignants à ces pédagogies actives. S’inspirer par exemple de ce qu’Yves Reuter a constaté dans les écoles Freinet de Lille, du travail de Sylvain Connac et de ses collègues à Montpellier, de ce que font les enseignants qui pratiquent la pédagogie institutionnelle.
Quel est le prix à payer pour l’enseignant pour asseoir son autorité ?
C’est d’abord de modifier sa représentation de l’élève. Accepter de passer de l’élève idéal au réel. Du coup, changer sa représentation du métier. Le métier, ce n’est pas être savant. C’est « comment on fait apprendre les élèves ». L’autre élément, c’est encore le travail sur soi : l’écart entre ce qu’on croyait et ce qu’on découvre de ses façons de penser et d’agir. Dans les formations à l’exercice de l’autorité éducative que je propose à l’IUFM de Versailles, des enseignants prennent parfois conscience du chemin que la formation leur fait parcourir.
Comment accompagner ce chemin pour que prix à payer ne soit pas trop lourd ? Une formation au plus près est nécessaire. C’est là où l’on retrouve nos appréhensions devant la réforme de la formation des enseignants. Les enseignants tuteurs ne sont pas forcément une mauvaise chose. Mais il faut aussi transmettre un véritable bagage de réflexion. Comprendre ce qu’est l’autorité – et ce qu’elle n’est pas – dans la relation éducative, le fonctionnement de l’adolescent et ses incidences sur la relation prof élève, son – et notre – rapport au savoir, etc., voilà des choses essentielles. Or, cela va être de plus en plus compliqué à transmettre si la formation professionnelle est réduite à presque rien.
Comment former les professeurs à l’autorité ?
La question est complexe, car quand on écoute certains étudiants d’IUFM ou jeunes professeurs, c’est toujours ou trop tôt ou trop tard. Cette réaction s’explique par le fait que tant que l’étudiant n’a pas été confronté à un problème sur le terrain, il n’est pas toujours dans les dispositions intellectuelles pour travailler vraiment le sujet, intégrer les apports du formateur qui pourraient l’aider. C’est pour cela que je commence toujours mes cours sur l’autorité en disant que ce n’est jamais réglé une fois pour toutes, qu’il faudra y revenir tout au long de la carrière et en particulier les premières années. Et je pointe avec les étudiants les moments où on y travaillera.
Je dirais qu’en formation initiale, il faut d’abord clarifier ce qu’est l’autorité à partir des représentations des étudiants, puis travailler sur des situations brèves apportées par le formateur, qui amènent aussi les étudiants à parler de leurs pratiques, à analyser et à mettre en commun des réponses possibles dès leurs premières expériences de classe. Les groupes d’analyses de pratiques professionnelles sont également indispensables. Les enseignants peuvent y aborder des situations qui les préoccupent et l’on retrouve les problèmes de gestion de classe, de discipline et d’exercice de l’autorité. Ces groupes devraient être poursuivis pendant les 2 ou 3 premières années du début de carrière.
Cela n’exclut pas, par la suite, des apports théoriques ou l’étude de situations pédagogiques et didactiques plus « consistantes », favorisant l’exercice d’une autorité éducative. Ce travail vient ensuite, car il n’est pas « audible » par les débutants, « stressés » par la gestion de la classe au quotidien. Enfin, j’utilise fréquemment des monographies choisies, écrites par des enseignants qui pratiquent la pédagogie institutionnelle. Elles illustrent souvent comment un enseignant met en oeuvre des savoirs d’action en termes de communication ou de dispositifs pédagogiques, permettant de voir comment cela fait progresser des élèves.
Bruno Robbes
Entretien : François Jarraud
Bruno Robbes, L’autorité éducative dans la classe. Douze situations pour apprendre à l’exercer, ESF, Paris, 2010, 252 p.
http://www.esf-editeur.fr/detail/638/l-autorite-educative-da[…]
Jean-Claude Richoz : La sanction est une nécessité éducative
Professeur à la Haute école pédagogique du canton de Vaud (Suisse), Jean-Claude Richoz aborde ici l’autorité sous un angle pratique. Il veut présenter des démarches d’intervention et des outils « qui ont fait leurs preuves ». Une position représentative d’un courant qui voit dans l’autorité quelque chose qui est du et dans la crise de l’autorité le résultat de la remise en question de l’autoritarisme. » Les enseignants ne sont ni des éducateurs ni des thérapeutes », écrit JC Richoz, « mais ils ont tout à fait les compétences requises pour établir un cadre de travail sécurisant et stimulant pour la plupart des élèves qui se signalent par des comportements difficiles. Il est pour cela nécessaire de prendre des mesures énergiques et surtout plus rapides que ce n’est habituellement le cas ».
Votre ouvrage « Gestion de classes et d’élèves difficiles » a cette particularité de s’adresser aux enseignants pour les aider concrètement à faire face aux classes difficiles. Il s’adresse aux enseignants qui font face à quelle situation précisément ?
La réponse à votre première question se trouve dans le chapitre 1, point 1.3, page 34-35 et dans le chapitre 2, point 2.2. p. 66. Dans le contexte de la Suisse romande, je définis les choses de la manière suivante: Une classe est dite « difficile » quand un enseignant est empêché d’exercer correctement son métier et que la majorité des élèves ne peut plus se concentrer et travailler dans le calme, à cause de perturbations diverses, plus ou moins intenses et plus ou moins durables.
Pour sa part, un élève est perçu comme « difficile » quand il demande tellement d’attention et d’énergie que l’enseignant ne peut plus enseigner normalement et s’occuper du reste de la classe.
En Suisse, (je connais peu la situation en France) le plus souvent, les problèmes sont mineurs (bavardages, agitation, refus de travailler, passivité), mais leur multiplication et leur accumulation finissent par perturber sérieusement et parfois même par paralyser totalement le travail des enseignants et des élèves. Les transgressions graves (violences physiques par exemple) sont rares. Il existe des classes collectivement « difficiles », par exemple suite à une totale recomposition en début d’année scolaire ou en cas de fronde solidaire des élèves face aux enseignants, mais elles ne sont pas très nombreuses. En général, certaines classes deviennent « difficiles » à cause d’une dégradation progressive des conditions de travail causée par quelques élèves individuellement perturbateurs. Vous trouverez des exemples concrets aux pages 35sq et 67sq.
Il est important de considérer qu’une classe n’est jamais en soi « difficile », mais qu’elle le devient dans un contexte relationnel et des circonstances particulières. Une même classe peut apparaître « difficile » à un ou plusieurs enseignants, en fonction de leur capacité à gérer et à supporter les perturbations qui surviennent et ne poser aucun problème à d’autres. Elle peut parfois être quasiment ingérable pendant quelques semaines ou quelques mois et redevenir ensuite « normale », simplement avec le passage du temps ou alors quand des mesures appropriées sont prises pour rétablir la relation et un climat de travail.
De même, il importe de souligner qu’on ne peut jamais considérer un enfant ou un élève comme « difficile » en tant que personne. Un élève n’est jamais en soi « difficile », mais uniquement au niveau des comportements qu’il manifeste.
A-t-on une idée de l’importance de ce type de classes ? Est-ce quelque chose de croissant ?
En Suisse, il existe deux enquêtes (Schönbächler 2005 et Richoz & Pasche, 2009 , cf. pp. 29 sq et 59 sq) qui montrent qu’environ 25% des classes du degré primaire sont considérées comme assez ou très difficiles par les enseignants. Cela fait une classe sur quatre environ. On n’a pas de données plus anciennes, donc on ne peut pas dire objectivement si le phénomène est croissant. Mais subjectivement, tous les professionnels sur le terrain ont le sentiment que c’est le cas, en particulier dans les classes maternelles et primaires.
Vous proposez de rétablir l’autorité de l’enseignant à travers des méthodes et des postures de l’enseignant. Par exemple en quoi celle-ci est-elle importante ?
Vous pouvez lire dans mon chapitre 3 qu’un des principaux facteurs à l’origine des situations difficiles que l’on observe actuellement dans les écoles est la crise d’autorité dans laquelle sont plongés les enseignants et les parents depuis deux ou trois décennies. Emportés par la tendance générale qui rejetait l’éducation autoritaire à l’ancienne et prônait une éducation nouvelle basée sur la relation affective, le respect et l’autodiscipline de l’enfant, les enseignants se sont sentis de plus en plus culpabilisés de faire preuve d’autorité et ont désappris à le faire de manière adaptée à l’âge et au développement des élèves. Cela explique en partie pourquoi les enseignants doivent actuellement dépenser beaucoup de temps et d’énergie à gérer des problèmes de discipline, notamment dans les classes enfantines et primaires.
Les difficultés actuelles viennent nous rappeler l’importance de l’autorité dans l’éducation des enfants et la nécessité d’un cadre structuré pour permettre aux enseignants d’accomplir leur travail. Depuis les années 70, l’idée d’autorité est essentiellement chargée de connotations négatives. Elle évoque pour beaucoup de personnes l’abus de pouvoir, la contrainte, l’obligation, l’interdit. Il est évident que l’autoritarisme à l’ancienne a été et est toujours destructeur pour la personnalité, mais le manque d’autorité a de graves conséquences lui aussi. Nous en avons maintenant la preuve. L’atteinte des objectifs scolaires et éducatifs n’est possible que s’il règne un climat de travail positif et sécurisant dans les classes. C’est la tâche des enseignants, soutenus par leur direction, de le garantir en assumant d’exercer une relation d’autorité. Il ne s’agit pas de revenir à un autoritarisme dépassé, mais d’apprendre à poser, avec bienveillance et détermination, une nouvelle forme de relation d’autorité qui repose sur l’harmonieux équilibre de plusieurs composantes.
Je distingue pour ma part quatre aspects dans la relation d’autorité et c’est seulement quand ces quatre aspects sont présents de manière équilibrée que les choses fonctionnent. Le schéma de la page 140 donne une vision d’ensemble de ces quatre aspects et vous trouvez une description détaillée de chacun des aspects dans les pages 141 sq.
Mon expérience de formateur me montre que les enseignants réussissent assez rapidement à rétablir une relation d’autorité respectueuse et bienveillante dans leurs classes quand on leur indique le chemin à suivre et en cela mon livre est effectivement un guide pratique. L’essentiel est de travailler en parallèle sur ces différents aspects pour que cela marche: reposer des règles et sanctionner (Chapitres 5-6-7), soigner la relation affective et développer une plus grande présence en classe (chapitres 8-9) et effectuer un travail sur soi pour développer entre autres une plus grande maîtrise de soi et apprendre à anticiper les situations critiques (Chapitre 10). Plus, évidemment, améliorer le contenu et la structure des cours, ce qui relève de l’autorité de compétence scientifique et didactique des enseignants.
Vous évoquez aussi la sanction et la distinguez de la punition. Pouvez vous donner des exemples ?
J’ai fourni deux séries d’exemples de sanctions dans mon chapitre 7: page 308 pour les classes primaires et page 314 pour les secondaires. Une sanction est un prix à payer pour une faute. Le fait de faire se lever un enfant de 8 ans derrière son pupitre ou de donner un travail supplémentaire à effectuer à un adolescent de 13 ans parce qu’ils ont transgressé une règle, peut être soit une sanction, soit une punition. Suivant l’intention que l’enseignant donne à son acte au moment même où il signifie la sanction à l’élève, le même travail supplémentaire, la même retenue, seront vécues soit comme une sanction méritée, soit comme une punition injuste ou même humiliante qui engendrera de la rancœur et peut-être même des « représailles » de la part de l’élève. La peine à endurer ou le prix à payer pour une faute sont une punition quand l’intention qui accompagne plus ou moins consciemment l’acte vise la personne concernée et non son comportement, dans le but de la faire souffrir, de lui faire mal ou de l’humilier. La peine à endurer ou le prix à payer pour une faute acquièrent valeur de sanction quand l’intention vise consciemment le comportement de transgression d’une règle et non la personne du sujet, quand elle a clairement pour but d’aider un sujet à prendre conscience de la portée de ses actes, à élaborer le sentiment qu’il est coupable par son comportement de la violation de règles, pour but aussi de l’éduquer à la responsabilité, de l’inciter à réparer les torts qu’il a causés aux autres et finalement de se comporter mieux. Voir à ce sujet le point 7.2 p. 292
Cette différence est essentielle, car actuellement l’état d’esprit des pratiques un peu partout dans les établissements scolaires est à la punition. Il faut urgemment que les enseignants apprennent à sanctionner comme un arbitre le fait sur un terrain de sport. Sanctionner est un art qui s’apprend (cf pp. 298 sq). Le tout premier principe est que la sanction est une nécessité éducative. Vous trouverez pages 298 et 299 la légitimation de cette nécessité expliquée par Claude Halmos et Eric Prairat, vos deux compatriotes spécialistes de ces questions.
L’expérience que j’ai acquise sur le terrain montre que la sanction est nécessaire pour avoir une chance de réussir le recadrage de classes ou d’élèves difficiles et qu’il faut à coup sûr sanctionner quand les élèves ne respectent pas les règles remises en place. Avertir ou menacer ne mène plus à rien. Pire, si les règles sont claires et qu’en cas de transgression, il ne se passe rien, les règles perdent toute efficacité. Les élèves comprennent vite qu’elles ne sont là que pour la forme et développent un sentiment d’impunité qui a des conséquences désastreuses. Une règle qui n’est pas assortie de sanction est une plaisanterie. Les enseignants doivent montrer par leurs actes qu’ils ne plaisantent plus. Il ne leur faut plus promettre des sanctions, mais réellement les donner. Pour cela, ils doivent se persuader que la sanction n’est pas un échec, mais la condition indispensable non seulement pour restaurer un cadre de travail acceptable pour tous, mais aussi pour apprendre aux élèves à être responsables de leurs actes.
Le premier pas à faire consiste à se déterminer mentalement à devoir sanctionner, exactement comme le fait un arbitre de football qui entre sur un terrain en sachant à l’avance qu’il devra forcément sanctionner l’un ou l’autre joueur, parce que des incidents de jeu surviendront et que les règles ne seront pas respectées. Le deuxième pas est d’apprendre l’art de sanctionner. Pour cela, l’arbitre est également un bel exemple à suivre. Il siffle le plus souvent des coups francs et lève de temps en temps ses cartons jaune et rouge sans air menaçant, de manière absolument déterminée et en même temps de façon bienveillante et respectueuse, en montrant parfois qu’il est désolé pour le joueur qui a commis une faute et qui doit payer, mais en sanctionnant tout de même, car il est le garant du respect des règles. Il n’existe aucun système de règles qui fonctionne sans sanction et le système scolaire ne fait pas exception.
Dans les facteurs génériques de violence vous évoquez l’évolution de la famille, les troubles du comportement, et même les inhibitions chez les enseignants et l’éducation nouvelle. Des exemples ?
Vous faites probablement allusion dans cette question à ce que j’ai écrit dans le deuxième paragraphe de la page 98. Les 15 points que je développe dans ce chapitre 3 sont des éléments d’explication à la montée de l’indiscipline dans les établissements scolaires et non des explications à la violence générale qui éclate un peu partout. Je ne suis pas un spécialiste de la violence. C’est un phénomène complexe, qui a des composantes sociales, politiques, économiques, etc. Je dis simplement qu’elle a aussi pour une part des racines éducatives et à titre d’exemple il suffit de mentionner qu’un enfant qui n’intègre pas la notion d’interdit, qui n’apprend pas à supporter la frustration, à respecter des règles et à obéir aux adultes aura de la peine à accéder à l’autonomie morale. Respecter les règles de la vie sociale est un apprentissage, qui passe nécessairement par trois grandes étapes et qui prend en gros une vingtaine d’années. Il ne faut pas s’étonner que de petits enfants qui réussissent à imposer leur volonté de toute puissance à leurs parents, qui n’obéissent pas à leurs enseignants à l’école primaire, deviennent difficilement gérables une fois adolescents. Voir à ce sujet les trois phases principales dans l’apprentissage des règles que je décris dans le point 4.3. pp. 157 sq. Il est possible et urgent de faire de la prévention sur ce plan éducatif.
Finalement la question de la violence scolaire relève entièrement des comportements individuels des élèves ou des enseignants ?
Comme déjà indiqué en réponse à la question 5, la violence scolaire ne se réduit pas à un ou deux facteurs simples et en tout cas pas à des comportements individuels d’élèves ou d’enseignants. Les principales causes des violences scolaires auxquelles on assiste dans plusieurs pays me paraissent politiques, sociales, économiques et liées aux migrations culturelles. À cela il faut bien sûr ajouter la responsabilité des individus, les facteurs éducatifs, en particulier l’éducation durant l’enfance et la difficulté des enseignants à poser un cadre de travail qui tienne la route, pour les diverses raisons que j’évoque dans mon chapitre 3.
Ceci étant dit, je constate que les enseignants ont en général tendance à reporter la cause de beaucoup de problèmes sur l’extérieur de leurs classes (difficultés familiales et sociales avant tout) et à se considérer pour cette raison impuissants à agir. De ce fait, ils ont tendance à ne pas prendre les mesures qu’ils sont capables de prendre, à ne pas écarter d’abord l’hypothèse éducative par exemple, avant de considérer d’autres causes. Ils sont tout à fait capables de modifier de nombreuses situations, l’expérience me le montre, en particulier dans les classes maternelles et primaires et c’est là qu’il est important de faire de la prévention. Pour cela il faut changer de perspective et commencer par considérer que si des problèmes se posent en classe, ils peuvent aussi pour une grande part être résolus en classe. Les enseignants ne sont ni des éducateurs ni des thérapeutes, mais ils ont tout à fait les compétences requises pour établir un cadre de travail sécurisant et stimulant pour la plupart des élèves qui se signalent par des comportements difficiles. Il est pour cela nécessaire de prendre des mesures énergiques et surtout plus rapides que ce n’est habituellement le cas. Les expériences vécues dans de nombreux groupes d’enseignantes enfantines et primaires me montrent que c’est possible et que les résultats ne se font souvent pas attendre.
Pour un lecteur enseignant français, le plus surprenant dans votre ouvrage c’est qu’il situe les élèves difficiles dans la case de l’anormalité ou de la défaillance professionnelle de l’enseignant. C’est toujours une question individuelle et l’élève difficile est toujours mu par des facteurs individuels. N’est ce pas réducteur ? Par exemple, les élèves difficiles n’agissent-ils pas de plus en plus en groupe ?
Je suis étonné que vous pensiez cela suite à la lecture de mon livre, car ce n’est vraiment pas ce que j’ai écrit à divers endroits.
Comme je vous l’ai déjà dit en réponse à la question 1, j’estime que l’on ne peut jamais considérer un enfant ou un élève comme « difficile » en tant que personne. Un élève n’est jamais en soi « difficile », mais uniquement au niveau des comportements qu’il manifeste. Il faut constamment se rappeler que derrière les comportements difficiles se trouvent toujours des personnes. Quand des élèves perturbent et se montrent « difficiles », le principal défi est de rester capable de percevoir, derrière les enfants et les adolescents qui posent problème, des êtres humains en devenir et de continuer malgré tout à les accompagner sur leur chemin de développement. Parfois, ce n’est pas simple et il n’existe pas d’autre solution que d’accepter les situations difficiles qu’ils nous imposent de vivre, en nous efforçant en tant qu’adulte de maintenir un lien de parole et de confiance avec eux. Relisez à la fin du chapitre 2 (pp. 88-91) la liste de facteurs déterminants qui font qu’un élève devient plus difficile ou même ingérable à un certain moment. J’estime me situer assez loin du seul déterminisme individuel…
Dans mon esprit, il est également bien clair qu’une classe est d’abord une entité, un groupe qui a une cohésion et qui agit en tant que groupe-classe. Relisez ce que j’ai écrit sous le point 9.1. pp. 357-358. Ma position est très claire et je mets fortement l’accent sur cette dimension collective.
Cela dit, la responsabilité individuelle dans les phénomènes d’indiscipline est selon mon expérience tout de même assez déterminante, tant au niveau des élèves que des enseignants. Dans le passage où je définis ce qu’est une classe difficile, j’écris (pp. 34-35): « Il existe des classes collectivement « difficiles », par exemple suite à une totale recomposition en début d’année scolaire ou en cas de fronde solidaire des élèves face aux enseignants, mais elles ne sont pas très nombreuses. En général, certaines classes deviennent « difficiles » à cause d’une dégradation progressive des conditions de travail causée par quelques élèves individuellement perturbateurs. Au degré secondaire, les enseignants parlent habituellement de classes qui leur posent problème (« la 2B4, c’est l’horreur » ; « dans la 1E3, ils sont terribles » ; en 3G2 » je ne sais plus que faire », etc). Mais ils ramènent ensuite les difficultés aux comportements de quelques élèves, dont les prénoms reviennent fréquemment dans leurs propos. Au degré primaire, les situations de classes « difficiles » existent aussi, mais sont moins nombreuses. En général, les enseignants parlent plutôt d’élèves qui leur posent individuellement des problèmes ».
C’est en tout cas la situation qui prévaut en Suisse. La meilleure preuve de tout ça est que quand l’enseignant prend des mesures appropriées, très souvent les choses changent, en tout cas au degré primaire.
Peut-on exonérer l’Ecole de toute responsabilité dans ces situations ?
Bien sûr que non. L’école, en tant qu’Institution, est coresponsable de la montée de l’indiscipline actuelle et ce, de diverses manières (structures et programmes inadaptés, conditions de travail, politiques du personnel, règlements et systèmes de sanctions, formation des enseignants, etc.)
Peut-on exonérer la société ? N’y -a-t-il pas des cas d’opposition légitime ?
On ne peut pas exonérer la société comme vous dites. Il y a des cas d’opposition légitime. Il ne faut pas non plus oublier que le processus d’opposition est un des principaux mécanismes de développement de l’identité, en particulier à l’adolescence. Cf. point 4.8, pp. 173-174. Ceci explique aussi cela.
Doit-on régler toute opposition dans les classes à coup de médicament ou de sanction ? N’est ce pas confondre comportementalisme et éducation ?
Votre dernière question elle aussi m’étonne, car je pense avoir montré dans mon livre que la voie à suivre est éducative plutôt que comportementaliste. Je me situe à l’opposé du comportementalisme (que je connais bien puisque j’ai fait mes études dans un département de l’Université de Fribourg qui à l’époque était très orienté dans la direction behavioriste). Ce que je préconise n’a en fait rien à voir une pratique de la carotte et du bâton!
Pour résoudre les problèmes d’indiscipline, je montre qu’il faut travailler en permanence et en parallèle sur deux piliers: l’axe normatif et l’axe affectif, en mettant en évidence l’importance des processus, même et surtout par exemple quand il s’agit de sanctionner. (Voir le processus de la sanction p. 306). Tous les exemples de recadrages que je présente, soit de classes (chapitre 5), soit individuels (Chapitre 6) vont dans ce sens.
Quel que soit le degré de difficultés d’une classe, chaque enseignant est en fait confronté à la nécessité de poser un cadre de travail très clair et en même temps de réussir à tisser une bonne relation affective avec ses élèves. Sans avoir établi un cadre et créé un climat de travail, cela ne marche pas. Les exemples présentés montrent que la clé de cette réussite se trouve dans la mise en place d’un système qui repose solidement et harmonieusement sur ces deux piliers. Un cadre clair implique des règles explicites et des sanctions, car aucun système de règles ne fonctionne sans sanction. Mais le respect des règles passe également par l’établissement d’une réelle relation entre les personnes, le plaisir de travailler et de vivre des expériences positives ensemble.
Poser un cadre éducatif à la fois normatif et affectif est d’une évidente nécessité actuellement, aussi bien dans le cadre familial que scolaire. Le seul véritable enjeu est de réussir à le faire en établissant une relation d’autorité respectueuse et bienveillante, qui n’a pas besoin pour exister de s’affirmer sur un mode autoritaire. Au départ, il est clair que le recadrage d’une classe « difficile » exige une détermination pure et dure à faire respecter des règles et pour cela à sanctionner, mais il faut immédiatement aussi commencer à rétablir la relation affective.
Pour souligner encore l’importance des processus, j’ajoute (cf. ma conclusion p. 441) que les démarches et outils présentés dans mon livre ne sont pas des « trucs » ou des « recettes » qu’il suffit d’appliquer pour que tout change miraculeusement. La réussite de leur mise en œuvre passe par un processus d’appropriation personnel et de transformation intérieure des personnes. Quand un recadrage est entrepris, il est vrai que les améliorations sont parfois rapides et même spectaculaires. Mais le plus souvent, il faut du temps aux élèves et à l’enseignant pour renouer la relation, changer d’attitude et pour que les situations redeviennent définitivement « normales ». Le rétablissement d’un climat de travail dans des situations d’enseignement difficiles est un processus qui prend du temps pour s’accomplir, qui requiert de s’engager d’une manière ou d’une autre dans une formation continue et d’effectuer un travail sur soi. Après avoir planifié et effectué un recadrage, il reste encore à intégrer de nouvelles pratiques, à apprendre à sanctionner de manière appropriée et surtout à « tenir bon » durant un certain temps. Tout cela suppose un apprentissage et l’acquisition d’une certaine expérience. Ce processus global de changement ne se décrète donc pas de l’extérieur. L’enseignant doit se l’approprier et le mettre en œuvre à sa manière, avec son génie propre. Il a besoin pour cela d’être accompagné, conseillé, confronté si nécessaire à ses insuffisances ou ses incohérences, mais surtout encouragé et soutenu moralement durant quelques semaines. Cet accompagnement a pour but essentiel de l’aider à retrouver une véritable posture d’enseignant devant sa classe, en lui montrant des chemins possibles, mais en lui laissant trouver sa voie lui-même.
Jean-Claude Richoz
Entretien François Jarraud
L’ouvrage :