La mode officielle est aux néologismes français pour combattre le vocabulaire anglo-américain, particulièrement dans le domaine de l’informatique. Ces créations peuvent-elles être viables sans le concours de l’Ecole ? Comment les professeurs de français, à la fois conscients de l’évolution de la langue, chargés d’enseigner un français normé et amenés à accompagner l’élève dans la connaissance du monde contemporain, peuvent-ils prendre position face à ce phénomène ?
Le passage en force des néologismes français
Les professeurs de français ont déjà accepté de troquer le flashback contre le récit rétrospectif, veulent bien (parfois) évoquer le suspense plutôt que le suspence lors de la séquence sur le récit policier ou parler (parfois encore) de courriel plutôt que de mail quand ils abordent l’épistolaire mais peuvent-ils ainsi adopter tous les néologismes français créés par le sommet et non par la base ? A vouloir faire du français une langue franco-française pour prouver sa modernité (pourtant incontestable malgré ou plutôt grâce aux emprunts qui l’enrichissent régulièrement), ne creuse-t-on pas le fossé entre théorie et pratique, générations vieillissantes et jeunesse, écrit et oral ?
Un article paru dans le 20 minutes début septembre 2009 évoque justement le nouveau lexique français d’Internet. Il s’intitule «Arrosage», «filoutage» et «fouineur»: les nouveaux mots de l’Internet en français » et revient sur les déclarations de notre ministère de la Culture. L’article précise qu’une brochure invite les citoyens à utiliser ces néologismes, déjà employés au Québec, et rappelle qu’ils doivent être «obligatoirement employés par les services de l’Etat».
En tant que professeur de français, on ne peut que s’interroger sur ces nouveaux mots qui souhaitent passer en force dans la langue alors qu’ils ont été créés de toutes pièces, loin des pratiques langagières. La démarche semble pourtant a priori louable puisqu’il s’agit de rendre Internet « plus accessible » au plus grand nombre..
Molière à la rescousse
« La mode est aux mots venus d’ailleurs, parfois difficiles à comprendre, à prononcer ou à écrire, pour la plupart des gens. Pourtant, le plus souvent, les mots équivalents existent en français. » indiquait ainsi le premier numéro de la rubrique « Vous pouvez le dire en français » en juin 2007 sur le site France Terme consacré aux termes recommandés au Journal Officiel. Pour ce numéro d’août 2009 « Les maux d’internet », la justification de la création de ces néologismes est encore plus sévèrement soulignée : « L’informatique est sans doute la source la plus importante de l’emploi d’anglicismes en français. Ce vocabulaire anglo-américain souvent obscur, qui véhicule des réalités techniques difficiles à saisir et à expliquer, même pour les experts, rappelle l’emploi d’un jargon latin par les médecins de Molière ; mais, ce qui est plus grave, en s’imposant progressivement à tous, il exclut bien des gens. ».
Une démarche saugrenue ?
La référence au jargon latin des médecins de Molière peut-elle nous tromper ? On affirme ici que ce vocabulaire anglo-américain « s’impose à tous » et dans le même temps qu’il « exclut bien des gens ». Alors qui sont ces exclus ? Certainement pas nos élèves qui maîtrisent ce vocabulaire, soit parce qu’ils l’utilisent au quotidien soit parce que celui-ci fait partie de leur culture générale. Rappelons ici que depuis deux ans déjà le niveau A2 d’une langue vivante (qui est bien souvent l’anglais) est requis et même rédhibitoire pour l’obtention du Brevet des collèges. Rappelons également tout le travail fait en classe, que ce soit notamment en français ou en histoire, pour accompagner les élèves dans leur compréhension du monde extérieur contemporain, par exemple via Internet et la presse. La création de néologismes combattant le vocabulaire anglo-américain effectivement employé au quotidien ne va-t-elle pas à l’encontre du bon sens ?
C’est certainement du côté des Français plus âgés que la réponse se trouve. On peut en effet imaginer que ceux qui n’ont pas grandi avec Internet se sentent désormais un peu perdus face à ce vocabulaire. Mais en leur offrant la possibilité d’utiliser un autre lexique, n’est-on pas en train d’accentuer le malaise qui peut régner entre les jeunes et leurs aînés ? Si nous ne partageons plus le même langage, doit-on le doubler ?
Gardien ou milicien ?
A l’heure où la mode est de décrier le jargon technique lié aux études littéraires, l’émergence de ces néologismes surprend. Bien entendu, toutes les précautions sont prises pour que ces mots demeurent des suggestions. Il s’agit de « pouvoir dire » et non de « devoir dire ». Face à ce choix, quelle position le professeur de français doit-il adopter ? Doit-il accompagner ces créations lexicales et même les exploiter pour inciter ses élèves à jouer avec la langue ? Par exemple faire participer ses classes pour qu’elles aussi envoient un « courriel » et proposent de nouveaux mots sur le site France Terme dans la « Boîte à idées » (avec accent circonflexe remarque-t-on au passage, car bizarrement le site ne tient pas compte des recommandations de la Nouvelle Orthographe de décembre 1990…) ? Faut-il au contraire ignorer superbement ces néologismes alors que certains les adopteront, quitte à alimenter les divergences de langage entre générations ?
Le professeur de français se doit bien entendu d’être gardien du temple, d’enseigner une langue normée, de combattre le langage familier dans les rédactions, etc. Doit-il pour autant devenir un milicien de la langue et brandir haut l’étendard de néologismes français ? La France n’est pas le Québec, l’état d’esprit n’est pas le même et les représentations du dynamisme de la langue française sont différentes. Les enseignants auront en France à prendre position et ce ne sera pas facile. Nous leur souhaitons néanmoins bonne chance. Yes they can !
Références :
Article « Arrosage», «filoutage» et «fouineur»: les nouveaux mots de l’Internet en français », paru dans le 20 minutes du 07/09/09
France Terme : le site consacré aux termes recommandés au Journal Officiel
http://franceterme.culture.fr/FranceTerme/
Site de l’académie française : Rectification de l’orthographe / Rapport du Conseil Supérieur de la Langue Française publié dans les documents administratifs du Journal officiel du 6 décembre 1990
http://www.academie-francaise.fr/langue/orthographe/plan.html