Trois conceptions qui s’affrontent ?Il faut sans doute remonter assez loin dans les débats sur l’enseignement pour pouvoir comprendre quelque chose des controverses actuelles sur la nécessité (ou non) de penser « compétences » en atière d’apprentissage scolaire. Tentons un résumé simpliste et carricaturel de trois conceptions «historiques» :
– l’Ecole est là pour transmettre des savoirs constitués en disciplines, par des leçons et exercices canoniques (conformes à une norme instituée). Enseigner, c’est « faire cours », dans une position dans laquelle le disciple reçoit du maître ce qu’il y a à savoir, organisé dans une perspective qui va le rendre progressivement capable d’une pensée autonome. L’échec survient lorsque chacun est « à sa limite », lui revenant alors la place dans la société qui va avec.
– à partir de l’état de la société et de ce qu’elle requiert de ses différents membres, à différentes positions sociales, on définit un certain nombre d’ « objectifs » à faire atteindre aux individus pour qu’ils y vivent de manière autonome et qu’ils répondent à ce que la société, l’entreprise, la nation va leur demander. Les « objectifs » ne sont pas forcément les mêmes pour tous, en fonction de la place que chacun va occuper dans la société.
– A partir d’une conception « rousseauiste » de l’Ecole, centrée sur le développement de l’enfant, c’est l’élève lui-même qui est « au centre », sommé de « construire » ses savoirs à partir de son expérience personnelle et sociale, à partir de ses propres « talents » ou désirs. Le milieu scolaire doit alors donner l’occasion de « rencontrer » le savoir dans des « situations », charge à chacun d’y faire son miel avec l’aide bienveillance de l’enseignant.
Dans ce shéma idéologique qu’on pourrait penser dépassé, l’émergence du concept de compétence ne peut donc qu’être prétexte à tous les malentendus. Ceux qui se réclament de la position disciplinaire y voient une atteinte scandaleuse à la culture générale au profit d’une « éducation à la vie» qui ne permettra pas de « penser le monde ». Les adeptes du « savoir-être » vont réclamer que l’école prenne ses distances avec les savoirs instrumentaux (présents sur Internet ou dans les médias) et apprenne aux élèves à « apprendre à apprendre » plutôt qu’à émoriser. Les partisans de l’enfant au centre vont s’élever contre un insupportable décorticage de la capacité créatrice du petit d’homme par les référentiels.
A ce point de (non) débat, on ne peut guère avancer autrement qu’en se référant à une « croyance » et en se débrouillant avec.
Mais des avancées récentes
Or, depuis quelques décennies, les avancées de la recherche en matière de psychologie, se sociologie ou d’apprentissage permettent que le débat soit moins grossier. Citons-en quelques uns, grossièrement :
– Avec les psychologues du développement et la lecture de Vygotsky -dont l’héritage ne se résume pas à « mettez-vous en groupe et exprimez vos représentations… »-, on sait d’une part que l’apprentissage est un processus social qui transforme l’individu, le faisant passer des « concepts quotidiens » aux savoirs « scientifiques » et devenir capable de changer son regard sur le monde et sur lui-même. Pour cela, les disciplines sont nécessaires pour pouvoir progressivement penser le monde : sans grammaire, pas de langage ; sans géographie, pas de compréhension du monde. Enseigner, c’est bien toujours « mener une guerre » pour reprendre l’expression citée par B. Schneuwly.
– Avec les sociologues (Bautier, Rochex, Bernardin, Lahire, Bonnery…), on sait que le « rapport au savoir » n’est pas équivalent chez tous les élèves : selon sa catégorie sociale d’origine, on est plus ou moins connivent avec l’école, et peuvent se développer des « malentendus » sur ce qui est requis pour y réussir : à force de croire que pour apprendre, il faut être sage et écouter la maîtresse, les désillusions sont brutales de l’Ecole au collège. Il n’est donc pas anodin de tenter d’en tenir compte en classe, en faisant davantage de clarté sur ce qu’on est en train d’apprendre, et sur les différentes manières d’y parvenir. Le « sens des apprentissages » n’est pas un supplément d’âme, il est le mobile d’agir sans lequel ce que je fais à l’Ecole m’est incompréhensible.
– Avec les psychologues cognitivistes (Fayol, Gombert…) on a mieux compris que les apprentissages « de base » (décoder, calculer mentalement…) ne s’opposaient pas à la résolution des tâches « complexes » (comprendre, résoudre…). Elles seraient plutôt à inextricablement liées, à la fois parce que la mémoire de travail est limitée (les difficultés de décodage rendent plus difficile la compréhension, ou la surcharge cognitive réduit les compétences à orthographier…), parce que l’Ecole exige des compétences qu’elle enseigne peu (par exemple apprendre à comprendre des textes écrits) et parce qu’elle cherche trop souvent à poursuivre plusieurs lièvres à la fois, ne parvenant pas toujours à en attraper un seul…
– La psychologie sociale (Martinot, Toczek, Bourgeois, Galand…) nous aide à comprendre combien l’estime de soi d’un élève lui est un bien essentiel, et que nombre de comportements qu’il adopte, face à l’école et au travail scolaire, sont davantage destinés à le préserver plus qu’à chercher à nuire au professeur ou à l’institution. Dès lors, elle nous invite à apprendre à lire ces comportements, et à organiser les situations d’apprentissage en respectant les besoins d’appartenance et de coopération, de choix et de sens donné aux situations.
On pourrait ainsi multiplier les savoirs, somme toutes récents, qui peuvent nous permettre de sortir de la tride inopérante décrite en début de cet article. L’intérêt d’un savoir, c’est qu’il nous permet d’avoir un angle de lecture du monde de plus, de sortir des idées toutes faites des « concepts quotidiens » pour commencer à penser son action. Il ne suffit pas, évidemment, à le comprendre. Mais il donne un point de vue de plus qu’on peut mettre au bénéfice de son pouvoir d’agir.
Et alors, les compétences ?
Dans ce cadre, les compétences sont-elles utiles, ou seulement même « recyclables » ? Sans doute, comme d’autres outils.
– Travailler avec un référentiel de compétence ouvert sur son bureau d’enseignant ne suffira sans doute jamais pour vous permettre de savoir si la « compétence » n°25 est définitivement acquise. Mais il permettra sans aucun doute de vous aider à affiner votre connaissance de ce que sait l’élève.
– Chercher à plusieurs (par exemple entre instits et profs) pourquoi vos élèves ont du mal à se débrouiller avec le livre de géographie, le travailler avec eux, aura sans doute des conséquences heureuses si vous (et eux) découvrez que leurs difficultés sont beaucoup moins liées à des défauts de concepts géographiques qu’à des difficultés de compréhension des textes écrits…
– Installer un livret explicitant clairement les points du programme, les compétences à acquérir, les points déjà vus, déjà évalués, avec quels résultats, ne transformera pas par magie les « non-acquis » en « acquis ». Par contre, cela aidera peut-être vos élèves à comprendre que le contrôle que vous mettez en place est davantage destiné à savoir ce qu’ils savent qu’à les trier par une note, qui les renseigne davantage sur la distribution sociale de leur classe que sur les progrès qu’ils ont faits dans votre cours grâce à leur travail…
– Expliquer comment l’entraînement systématique de dictée ou de calcul mental que vous organisez en début de cours pourra les aider à automatiser des connaissances pour libérer leur pouvoir de penser, ça ne les rendra peut être pas automatiquement autonomes en production d’écrit, mais ça les aidera à penser que vous êtes là pour les aider, plus que pour leur faire la liste de ce qu’ils ne savent pas…
– Leur apprendre à auto-évaluer leur performance en course longue ne les rendra pas tous marathoniens, mais ils comprendront mieux que leurs efforts peuvent les aider à progresser, indépendamment de leur sentiment de compétence dans la discipline EPS,
– Décortiquer un exercice de maths en essayant de lister (de préférence à plusieurs profs) « tout ce que doit savoir un élève pour la réussir » vous aidera forcément à mieux comprendre comme ce qui vous paraissait « simple » est en fait une construction scolaire extrêmement élaborée, et à comprendre les multiples chausse-trappes dans lesquels votre élève a pu tomber. Mais soyons clair : il vous rendra sans doute vigilant sur vos implicites, vous conduira à les travailler explicitement en classe, mais sans doute jamais à « faire apprendre » par magie.
– Exposer clairement aux élèves ce qu’on attend d’un contrôle, quelles « compétences » (quels savoirs, quels capacités, quels acquis, quelle notion, quelle habileté, quelle connaissance… le mot n’est pas l’essentiel !) vous allez évaluer, selon quel barème, n’augmentera pas immédiatement la proportion de compétences acquises, mais lévera peut-être progressivement quelques malentendus sur ce qu’il y avait à faire pour réussir la tâche…
‘C’est parce qu’on croit qu’on s’engage : parce qu’on pense que l’action peut être efficace, malgré les difficultés.
Et si on ne comprend pas ce à quoi croient ceux qui militent pour quelque chose, on ne comprend rien, et on reste croyance contre croyance… »
(William James)
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