Bernard Rey : « les compétences, oui, mais ce qui compte, c’est de faire apprendre… »
Vous êtes un des meilleurs connaisseurs des « compétences ». Le mot est désormais partout, mais le sens en est souvent polymorphe… Quelle est votre approche ?
Parler des compétences, c’est à la fois à la mode et assez ancien. Dans le premier degré, à la suite de la loi Jospin en 1989, on avait établi une liste de compétences à acquérir à l’école maternelle et à l’école primaire. Mais aujourd’hui, la notion de compétences est très présente, en France et dans de nombreux pays : Québec, Belgique francophone, Suisse, Luxembourg… Une liste des « ompétences-clé pour l’éducation tout au long de la vie » a été établie par le Parlement Européen.
Je ne suis pas un militant de la notion de compétence, mais un observateur critique. Cette notion présente certains intérêts, mais comporte des risques de dérives. Il me semble que plusieurs questions se posent aux enseignants :
– Que signifie cette nouvelle formulation de ce que l’Ecole a pour mission de faire acquérir ? S’agit-il d’un changement du contenu de la transmission scolaire ?
– Comment faire acquérir des compétences dans les conditions scolaires ?
– L’approche par compétences est-elle susceptible de mieux nous aider à faire réussir tous les élèves, à réduire les difficultés ?
Peut-on mettre de l’ordre dans ce qu’on appelle les compétences ?
Une compétence, c’est la possibilité qu’a un individu d’accomplir un certain type de tâche, ou de faire face à certaines situations. Il peut donc y avoir des « grandes compétences » et des « compétence détaillées ». La « compétence » d’un médecin, c’est de savoir soigner les malades. Mais à l’intérieur de ce métier, le médecin doit posséder des sous-compétences : savoir examiner, savoir diagnostiquer, savoir établir un traitement… Chacune de ces sous-compétences est elle-même constituée de sous-sous-compétences, plus étroite encore : opérer une palpation du foie…
Une compétence est souvent formulée par le type de tâche qu’elle permet d’accomplir : «savoir faire une multiplication », « savoir conduire une automobile ». C’est l’action qu’elle permet qui définit la compétence. Mais on ne trouve pas, dans l’énoncé d’une compétence du Socle Commun, d’indication sur la manière d’acquérir (ou de faire acquérir) cette compétence.
Donc, les processus psychologiques et mentaux qui sont à l’œuvre dans l’accomplissement d’une tâche ne sont pas énoncés dans l’intitulé d’une compétence : « savoir écrire un texte d’un certain type » ou « savoir calculer la solution d’une équation du second degré » ne dit rien sur le plan psychologique ou didactique.
Je propose d’établir un certain nombre de distinctions. Quand on regarde la liste des compétences-clés établie par le Parlement Européen et celles du Socle Commun, on repère une assez grande proximité, même si « apprendre à apprendre » n’existe plus dans le socle français.
Elles sont extrêmement diverses : « formuler une hypothèse » ou « savoir prendre une initiative » sont des énoncés très généraux, très globaux. « Mesurer une longueur » est beaucoup plus précis. « Connaître les droits de l’homme et du citoyen » est encore d’un autre registre : est-ce relié avec la possibilité d’accomplir une tâche ? « Adapter son écrit au public destinataire » peut être considéré à la fois comme très ciblé et très large.
Je propose donc distinguer celles qui seraient des compétences « générales » (celles pour lesquelles on connaît l’opération à effectuer, mais on n’identifie pas l’objet sur lequele elles portent, par exemple « savoir prendre une initiative » , « savoir observer » ou « savoir traiter l’information ») et des compétences « spécifiques », sur lesquels l’objet est spécifiquement indiqué (« adapter son écrit », « conjuguer un verbe », « savoir lire un graphique »). Cela ne signifie pas que les compétences spécifiques soient inscrites exclusivement dans une seule discipline scolaire.
Mais à l’intérieur des compétences spécifiques, il me semble nécessaire de faire des distinctions. Certaines compétences consistent à avoir enregistré un savoir, maîtrisé des connaissances, mais d’autres sont manifestement stéréotypées, automatisables (les tables d’opérations, utiliser le dictionnaire, mesurer une longueur, connaître les règles de premier secours). Je les appelle des « procédures de base » plutôt que des compétences. Elles sont des « potentialités d’accomplir des tâches » que l’on peut, par entraînement, automatiser.
Certaines compétences sont « ouvertes », qui exigent de l’individu qui les maîtrise de se confronter à une situation nouvelle, dans laquelle il va devoir choisir une ou plusieurs procédures qui conviennent dans cette situation. Ainsi, « connaître les caractéristiques du vivant », « connaître la nature des mots et leurs fonctions », « connaître le fonctionnement d’une entreprise ».
Doit-on parler de compétences, ou de connaissances ?
Bien sûr, il n’est pas facile, à l’école, de faire acquérir les procédures automatisées. Mais il n’y a pas d’obstacle majeur à leur enseignement, à leur apprentissage. Mais pour les « compétences avec mobilisation », ce qu’on attend des élèves est non seulement de connaître des procédures automatisées, mais aussi de mobiliser certaines d’entre elles, celles qui conviennent dans une tâche à chaque fois nouvelle et complexe. « Adapter son écrit au public ou à l’effet recherché » demande de maîtriser l’orthographe et le choix du lexique, les anaphores, les genres et types de texte, mais aussi de choisir (« utiliser à bon escient » ce qui sera adapté à la situation singulière). « Mobiliser ses connaissances pour donner du sens à l’actualité » relève sans doute de l’histoire ou de la géographie, mais on attend de l’élève non seulement qu’il ait acquis le sens des concepts, mais aussi de pouvoir aller y puiser pour catégoriser l’actualité.
Cette distinction entre compétences générales et compétences spécifiques, et à l’intérieur de ces dernièers la distinction entre connaissances, procédures automatisables et compétences avec mobilisation est liée à la possibilité de « faire acquérir » ces différents types de compétences.
Mais comment peut-on faire acquérir des compétences ?
Les compétences générales (« savoir observer », « savoir identifier un problème », « savoir émettre une hypothèse », « savoir traiter l’information » me semblent très difficiles à faire acquérir, parce que précisément leur énoncé laisse complétement ouvert le type d’objet sur lequel elles portent. Si vous réussissez à faire acquérir à des élèves la capacité « traiter l’information » dans des ouvrages historiques ou des atlas, est-ce que vous serez sûr que le même individu saura « traiter l’information » quand il aura l’œil sur un microscope ? Rien ne l’assure. L’expression « traiter l’information » est tirée du sens commun, mais il n’est pas sûr qu’elle recouvre des situations qui aient quelque chose en commun. « Résoudre des problèmes » ne veut pas dire la même chose en mathématiques et dans la vie… Avoir des problèmes mécaniques, financiers, de santé ou sentimentaux n’a rien à voir… « Emettre une hypothèse » sur la fin d’un récit, est-ce de la même nature qu’émettre une hypothèse dans une démarche expérimentale ? On n’en sait rien… Devant cette incertitude, faire travailler sur une compétence générale ne peut se faire que sur un objet précis, et rien n’indiquera qu’une acquisition dans un domaine ne se transfère dans un autre.
L’idée de « compétence générale » repose sur plusieurs idées à discuter :
– la structure commune d’un « problème » ou d’une « hypothèse »
– la capacité des individus à repérer ce qui serait commnu dans des structures diverses
– que la même opération mentale soit à l’œuvre pour traiter ces situations diverses.
Les résultats de la recherche en psychologie cognitive vont dans le sens d’un refus de ces trois suppositions. Quand un individu met en œuvre une démarche pour accomplir une tâche, il n’est pas nécessairement capable de faire la tâche dans une autre situation. Ce qu’on a pu appeler le « transfert », sur lequel on s’est beaucoup focalisé jusque dans les années 1990, ne permet de déboucher sur aucune conclusion : on continue à ne pas y comprendre grand chose, et à ne pas voir ce qui se passe.
Les compétences spécifiques sont beaucoup plus dans la tradition scolaire, dans chaque discipline. Mais je propose de distinguer à nouveau connaissances, procédures et compétences avec mobilisation.
Si on appelle connaissance le simple fait d’avoir des informations et de s’en souvenir, la manière de les faire acquérir par les élèves est relativement simple : il suffit de leur faire répéter. Bien sûr, ce n’est pas si facile dans l’exercice ordinaire du métier : dans le secondaire, cette répétition, cet entraînement à mémoriser des informations n’est pas considéré comme devnt être fait pendant les cours. Il est donc rejeté dans la sphère privée, où on ne sait pas ce qui se passe, et notamment pour les élèves qui n’automatisent pas certaines connaissances qu’ils devraient mémoriser, qui vont se retrouver au bout d’un certain temps en difficulté. Mais en tout cas, on connaît la stratégie didactique : c’est la répétition.
En ce qui concerne les procédures de base (opérations stéréotypées comme une muliplication, traçage de figure simple ou conversions d’unité…), là encore, même si certains élèves échappent à ces entraînements, on voit la procédure à mettre en œuvre : exercices, entraînements, répétition, renforcements, dans une bonne vieille perspective behaviouriste.
Mais pour les « compétences avec mobilisation » ?
Là où le problème se pose, c’est évidemment pour les compétences avec mobilisation. Prenons un exemple issu d’un référentiel belge pour l’enseignement des mathématiques au collège : « choisir et utiliser avec pertinence le calcul mental, le calcul écrit ou la calculatrice en fonction de la situation ». Vous voyez ce qu’on attend de l’élève : qu’il ait automatisé les procédures de base (effectuer des opérations de calcul mental, effectuer les opérations papier/crayon, se servir d’une calculatrice), mais aussi qu’il choisisse une des trois procédures en fonction de la siuation, « avec pertinence » comme dit le texte. Comment peut-on faire acquérir ce sens du «bon escient » à nos élèves ? C’est l’essentiel, et le plus souvent cité, avec leur cortège d’expression : « en fonction de », « avec pertinence », « à bon escient », « d’une manière adaptée », « selon »… qui montrent qu’on a à faire avec des compétences qui exigent de l’élève de choisir « celles qui conviennent », en les combinant dans une tâche nouvelle. C’est très souvent le cas lorsque la tâche consiste à écrire un texte : l’écriture exige la mobilisation simultanée d’un très grand nombre de procédures : graphie, syntaxe, structure, ponctuation…
C’est le grand intérêt de la notion de compétences : pointer, focaliser l’attention sur une difficulté scolaire qui lui préexistait : l’usage à bon escient de ce qu’on a appris, de ce à quoi les élèves ont été entraînés. Le référentiel de compétence a le mérite de souligner cette difficulté, pas de le faire disparaître. L’ambition de l’école, c’est de rendre les élèves intellectuellement autonome, et l’expérience enseignante en est le témoin, à tous les niveaux de la scolarité.
Dans le passage du « primaire » au « secondaire », on voit que certains élèves s’écroulent. On peut avoir sur ce sujet diverses interprétations : changement de structure, passage d’une école à un seul maître à une mutiplicité d’enseignants…
A Bruxelles, nous nous sommes rendus compte que la transformation d’ordre psychoaffective n’était pas si grande que ça, mais que l’écroulement de certains élèves était lié au fait que les « compétences avec mobilisation » n’existaient pas chez un certain nombre d’élèves, qui avaient pu se maintenir à peu près dans le priaire en étant capables d’exerccr des compétences de type procédural, mais qui dans le secondaire, sommés d’utiliser beaucoup plus fréquemment des compétences « avec mobilisation » dans des situations nouvelles, étaient mis en difficultés.
Que peut-on faire ?
Je relève deux fausses pistes :
– le fait de croire qu’en renforçant l’automatisation des procédures, on va aider l’élève à être plus aptes à les mobiliser à bon escient. Certes, si les élèves n’automatisent pas certains procédures de base, ils ne peuvent pas les utiliser à bon escient . Mais c’est insuffisant, et ce me semble être le grand échec des « pédagogies par objectifs » des décennies passées.
– Le fait de croire qu’on pourrait imaginer des « familles de situations » ou des « familles de tâches » qui permettraient qu’un élève familier d’un type de tâche puisse, parce qu’il sait dans quel type de tâche cette procédure est utilisée, la transférer dans un domaine proche. Or, rien ne dit que quand on sait utiliser Pythagore en géométrie (trouver la longueur d’un côté à partir des deux autres), on puisse comprendre « le périmètre des situations » dans lequel cette procédure est utilisable (par exemple si l’énoncé du problème ne précise pas qu’on est en présence d’un triangle-rectangle). Un élève peut avoir très bien compris une procédure, sans pour autant reprérer sa « famille de tâches » dans une autre situation.
Il reste donc un problème, que je considère être le sens de la difficulté dans toutes les disciplines : identifier les tâches auxquelles on convie les élèves, percevoir qu’une tâche ou une situation relève de telle ou telle famille, et recquiert telle ou telle procédure.
Trois exemples pour comprendre des sources de malentendus
– Dans une classe de CE1 de type ZEP, on pose le problème suivant : « Victor possède 7 €, il veut s’acheter un livre qui coûte 12 €. Combien doit-il demander à ses parents ». Même si les élèves sont entraînés à la soustraction, j’a entendu une petite fille me répondre plusieurs fois avec incantation : « Il va demander à sa maman » sans jamais répondre à ma demande de « combien ? ». Dans ce dialogue de sourds, j’ai compris que la petite fille me répondait que c’est sa mère qui allait dire « combien »… Dans les actions domestiques, il n’y a pas de problème ! L’interprétation que faisait cette petite fille était : « quand on veut acheter quelque chose, on va voir sa maman, et elle donne l’argent…». Cette interprétation n’est pas stupide, mais ce n’est pas celle de l’école, qui demande d’interpréter les situations selon sa norme culturelle spécifique…
– Dans un CE2, l’enseignant fait une leçon d’expression orale et demande qu’on explique « comment on va de l’Ecole à la gare ». Il veut aider à développer la langue. Un enfant lève aussitôt la main et dit : « Si vous voulez aller à la gare, pas de problème, mon père va vous y emmener ». Là encore, cette interprétation de la tâche n’est pas l’interprétation scolaire.
– Dans une classe de dernière année du secondaire, dans un grand établissement scolaire bruxellois, la professeur de français fait étudier la « Princesse de Clèves ». Ce jour-là, elle fait étudier la page où la Princesse rencontre le Duc de Nemours, et que le coup de foudre réciproque survient. Interrogés sur « ce qu’ils en pensent », les élèves se mettent à discuter du coup de foudre, de son existence ou non, de leurs expériences sentimentales respectives… A un moment, l’enseignante les ramène sur son objectif : « Que représente cette scène dans un roman ? ». Par un chemin très contraint, elle veut les emmener à l’idée que le « coup de foudre » est un « opérateur romanesque », un stéréotype qu’on retrouve dans « Guerre et Paix » ou dans « L’Education Sentimentale ». Quand les élèves rapportent la situation à leurs sentiments personnels, à leur expérience, la professeure rappelle qu’on étudie la manière dont sont produits les textes.
J’ai donc l’impression que le grand problème des compétences, c’est de nous orienter vers ce point nodal de la difficulté à enseigner : « comment faire partager par nos élèves le mode d’interprétation des tâches et des situations qui est celui de l’Ecole ? »
C’est difficile, mais c’est bien le problème auquel il faut que nous nous attelions. Mon hypothèse est qu’il y a, dans le regard scolairement légitime sur les situations, un élément qui est la « textualité » : la mise en rapport d’énoncés les uns avec les autres. Dans le langage courant, quand nous disons quelque chose à quelqu’un, nous sommes compris en fonction de la situation. Quand ma femme me demande si j’ai pensé à prendre de l’essence, je sais qu’elle me parle de la voiture. Mais quand je lis une phrase proche dans un roman, je vais la comprendre en fonction du contexte du roman, pas de mon contexte personnel au moment de la lecture. Les mots prennent sens de leur rapport les uns avec les autres. La notion de pronom, en grammaire, ne peut être comprise que par rapport à d’autres catégories de mots. Ce qui fait sens est spécifique au contexte de l’Ecole. Quand on pose la question « comment vas tu faire pour aller à la gare », on sait bien qu’on ne va pas à la gare, mais que la tâche est de décrire, avec des mots qu’on articule entre eux, comment on va à la gare…
Dans l’approche par compétences, entendue comme possibilité d’accomplir une tâche dans une situation nouvelle, complexe, sur la base de procédures apprises en classe, il reste la difficulté du choix, de la sélection « pertinente » des procédures, qui demandent à l’élève d’intepréter le contexte « scolairement acceptable » de la situation, contrairement à ce que ressentent certains enseignants, eux qui baignent dans cet univers culturel.
Comment pouvons nous donc nous rendre davantage conscients nous-même de cette spécificité de l’interprétation scolaire de la situation ? Comment pouvons nous y entraîner nos élèves en rendant explicite ce regard sur les situations ? Comment pouvons nous les faire davantage partager par les élèves, et surtout ceux qui ne le captent pas spontanément par eux-mêmes, quand leur univers culturel d’origine est très distant de celui de l’école ?
Voilà pour moi l’enjeu de la notion de compétences, qui ne fait pas surgir ce problème, mais le met sur le devant de la scène.