Rencontrée au Forum des enseignants innovants et de l’innovation éducative, Michelle Sillam présente une démarche originale : associer maths et philosophie. Et cela au collège. Trop dur pour les élèves ?
Le projet « De la philo en cours de maths, pourquoi pas ? » que j’ai présenté cette année, au Forum des Enseignants Innovants, n’est pour moi, pas nouveau. Il s’intitulait, l’an dernier, « De la classe bataille à la classe du 2ème type, de la désappartenance à la réappartenance ». Et si un forum des enseignants innovants avait existé auparavant, j’aurais pu y présenter successivement les projets suivants : « De la philo en classe relais, construction d’une autre image de soi », « Les ateliers de philo du jeudi midi au CDI », « L’atelier de philo au collège et ses conséquences en terminale », « L’atelier de philo au service d’un autre Moi groupal ».
Tous ces intitulés, finalement, ne sont qu’un seul et même projet qui poursuit les mêmes objectifs :
Ouvrir, dans la classe, un espace où les élèves réfléchissent aux grands problèmes que se posent les hommes depuis toujours, un espace de pensée, un atelier de philosophie.
Faire que tous les enfants, y compris ceux qui ne sont pas des apprenants scolaires immédiats et motivés, trouvent l’étayage que donne le fait de se sentir invités à toucher aux problèmes majeurs de la vie, aux savoirs enracinés dans les grandes recherches de l’humanité.
Permettre à l’élève de se sentir, plus naturellement qu’en un autre lieu, en possibilité de plus-value, au contraire de ce qu’il éprouve, habituellement, en milieu scolaire ou familial où il est souvent menacé de moins-value.
Et lui permettre, par la même occasion, de se ressourcer dans une image positive de lui-même.
Le projet que j’ai apporté dans mes valises, cette année, a en réalité pris vie dans une de mes classes au collège. Cette classe est composée de 28 élèves dont la moitié en difficulté et en sous-estime de leurs capacités en mathématiques, persuadés que jamais ils ne réussiront dans cette matière. Le noyau principal de cette classe, constitué déjà en 4ème, a mal accepté l’ajout de quatre nouveaux élèves redoublants. Ce qui a crée un climat conflictuel. A cela s’est ajouté un emploi du temps qui impose de terminer « douloureusement » la semaine par deux longues heures de maths, de 15h30 à 17h30, le vendredi.
Deux semaines après la rentrée, quelques élèves me demandent si, cette année, on va refaire de la philosophie. Ils ont déjà participé à des Ateliers de Philosophie que j’avais mis en place alors qu’ils étaient en 5ème, soit au sein de leur classe, soit au CDI dans le cadre d’activités extrascolaires.
En ce qui me concerne, malgré ce climat et ces problèmes, je suis confiante tant au niveau des potentialités de ces élèves qu’au niveau des perspectives d’évolution du climat dans la classe. Et j’ai l’impression que cette conviction est perçue par les élèves, sinon consciemment, du moins inconsciemment. Ils savent que chacun et chacune d’entre eux, quel que soit son niveau, occupent la place d’un « interlocuteur valable » et que sa parole est toujours prise au sérieux. Ils savent aussi l’importance que j’accorde à ce qu’ils pensent. Et ils peuvent vivre la classe comme le lieu où ils découvrent les plaisirs que font naître la pensée, l’expression de la pensée, la lecture de la pensée des autres, l’écriture ou la figuration, par des moyens divers, de ce qu’ils pensent. (Accueil, le premier jour par un photolangage, pratique d’ateliers de psychologie et d’interrogation collective). L’atelier de philosophie s’inclut donc tout naturellement dans ma pédagogie.
C’est ainsi que, le dernier vendredi de septembre, le premier atelier de philo s’organise : nous tombons d’accord qu’il pourra se tenir entre 17h et 17h30, à condition toutefois qu’à 17h nous ayons réalisé les objectifs annoncés pour la séance de mathématiques. A 17h, ce jour-là, comme tous les vendredis suivants, les objectifs sont atteints. Les élèves, en quelques minutes, disposent les chaises en cercle et repoussent les tables sur les côtés. L’atelier peut commencer. J’annonce le cadre :
• On va faire de la philosophie, c’est-à-dire qu’on va réfléchir aux questions que se posent les hommes depuis très longtemps. En philosophie, il n’y a pas de mauvaises, ni de bonnes réponses.
Vous allez réfléchir de la place d’un « habitant du monde» à partir d’un mot, « le mot inducteur ».
Je n’interviendrai pas, mais je noterai vos paroles afin de vous les restituer.
L’atelier va durer 10 minutes.
On n’est pas obligé de parler, mais pour parler il faut avoir en main le « bâton de parole »
Aujourd’hui, le mot sur lequel vous allez réfléchir est « l’amitié ».
J’écoute, je note, et après les dix minutes, je fais la synthèse orale. Ce ne sera qu’au cours suivant qu’ils auront la transcription de leurs paroles dont voici un extrait :
L’Amitié, c’est un lien fort entre deux personnes
C’est un sentiment d’amour qu’on peut partager
C’est sacré !
C’est l’entraide !
C’est la solidarité !
L’amitié ce n’est pas de l’entraide, on peut aider des gens sans être leur ami
Qui se ressemble s’assemble
Il peut y avoir des amitiés entre filles et garçons qui se transforment en amour
On ne choisit pas ses amis parce qu’ils sont beaux mais parce qu’on les aime
On choisit ses amis
Ça prend du temps
C’est beau !
Les autres thèmes que nous avons abordés depuis sont « exister », « grandir », « le courage », « être adulte », « être fort », « le bonheur », « la jalousie », « l’amour », « la vie ».
Ce qu’on peut constater, c’est qu’il se joue peu à peu, dans le groupe, quelque chose de profondément différent du fonctionnement groupal habituel. Par exemple, pendant les trois premiers ateliers, Christophe, élève en difficulté, jouant souvent la provocation et refusant toute aide scolaire, ne s’est pas exprimé. Il a toutefois toujours respecté le cadre. Au cours de l’atelier sur « Exister », alors que l’idée qui circule est qu’exister c’est faire quelque chose, Christophe prend la parole pour dire : « Ma grand-mère est morte, et pourtant, elle existe dans ma tête ». La meilleure élève de la classe réagit alors : « Je suis d’accord avec Christophe, je n’y avais pas pensé, c’est juste ». Depuis ce jour, l’attitude de Christophe en cours n’est plus la même : il vient demander de l’aide, ose donner une réponse, s’intéresse au cours et a sérieusement progressé.
Les cours de maths du vendredi après-midi ne sont plus du tout les mêmes : les élèves, y compris les plus faibles sont attentifs à ce que le cours se passe dans de bonnes conditions. Leur statut d’élève s’est trouvé modifié : tous s’investissent et tentent de progresser ; de nombreux élèves, qui ne prenaient pas la parole en cours, osent proposer leurs réponses ; enfin, le cours du vendredi devient supportable, voire agréable pour tous. Quand je demande aux élèves ce qui les motive à vouloir philosopher, voilà ce qu’ils me disent : « on découvre des choses auxquelles on n’a jamais pensé », « choisir un mot et en parler, on ne fait jamais ça en classe », « réfléchir, ça permet d’apprendre des choses sur nous-mêmes, on arrive mieux à s’exprimer, on se sent plus libre », « ça aide à se concentrer », « on peut comprendre les pensées des autres » « penser à travers les autres… ils disent ce qu’ils pensent, on se dit qu’on sait ce que ça veut dire et on a de nouvelles réponses, plus précises », « on écoute quand quelqu’un parle, ça change un peu l’idée qu’on en avait », « je me sens capable de parler , de répondre sur des sujets compliqués, je pourrai même en discuter avec mes enfants plus tard », « on se sent intelligent », « on est impatient de connaître les autres mots sur lesquels on va réfléchir ».
Et moi, professeur de mathématiques, qu’est-ce qui me motive ?
Il y a dix ans, mon chemin a rencontré celui de Jacques Lévine, psychanalyste. Nos échanges m’ont lancée sur l’expérimentation d’outils comme les ateliers de philo, les ateliers de psycho, les ateliers d’interrogation collective et l’anthropologie des savoirs scolaires, que Jacques Lévine propose pour lutter contre le processus de désappartenance. Ce processus de désappartenance, selon lui, s’infiltre dans l’école, à l’image de ce qui se passe dans la société. Cette expérimentation a produit des transformations radicales de mes classes. Des classes « batailles » comme tout le monde en connaît, se sont transformées en ce que Jacques Lévine désigne par classes « du 2ème type », c’est-à-dire, en des « lieux de croissance, où non seulement le maître est le parent, mais tous les élèves. Non pas dans la confusion des générations ou le copinage, mais sur la base d’une « façon d’être », c’est-à-dire en considérant la classe comme étant un enfant à élever, l’enfant de tous, à faire grandir par tous ». J’ai pu vérifier que ces outils confèrent aux élèves un statut social qui les installe dans un sentiment de réappartenance : ils finissent par se sentir fiers d’appartenir à une classe formée, en quelque sorte, de « penseurs du monde ».
Toujours avec Jacques Lévine, j’ai participé à un travail de recherche sur les ateliers de philosophie qui a abouti à la parution, aux éditions ESF, du livre « L’enfant philosophe, avenir de l’humanité ? ». Dans la préface de ce livre, Philippe Meirieu écrit : « Reconnaître et instituer l’enfant comme « être de pensée » sont aujourd’hui une urgence absolue. C’est lui permettre de redevenir sujet quand tout, autour de lui, conspire à en faire un objet. » Et il poursuit : « Jacques Lévine articule avec un rare bonheur (…) le respect de la singularité de chacun et l’aspiration à l’universalité (…) L’intime et l’universel se répondent, s’appellent réciproquement et permettent « d’entrer dans le monde des fondamentaux anthropologiques »
Les fondements pratiques et théoriques de ces ateliers de philosophie AGSAS-LEVINE ont engendré un renouvellement profond de ma pédagogie et des relations dans mes classes. Chaque année, je constate que le « voyage en terre philosophique » est non seulement nécessaire mais possible à tous les niveaux de classes de collège et de lycée, avant la classe de terminale, et qu’il permet de transporter les élèves dans un monde où l’entente est possible, un monde hors menace, un monde de civilisation. L’enfant philosophe serait-il donc l’avenir de l’humanité ?
Michèle SILLAM
Professeure de Mathématiques
Formatrice aux Ateliers e Philosophie AGSAS- LEVINE