« Les exigences actuelles, la pression mise sur les enseignants et leur encadrement, la complexité des analyses décalées par rapport aux réalités, engendrent l’ennui et la démobilisation. Comment faire pour retrouver l’enthousiasme disparu ? Peut-être en se projetant vers un avenir plus humain, plus généreux, plus démocratique ? Peut-être en revendiquant le droit de rêver ? » Pour Pierre Frackowiak, l’appel constant à l’évaluation tue le rêve sans répondre aux attentes…
L’évaluation des performances des élèves et celle de l’efficacité du système éducatif font l’objet d’analyses fort intéressantes, expertes, constructives, le plus souvent peu contestables. Le dossier du « Café pédagogique » sur ce sujet est d’une grande richesse et pourrait alimenter largement la formation professionnelle des maîtres si elle existait encore. Reste que deux problèmes majeurs demeurent, me semble-t-il, absents des réflexions ou à peine effleurés. Le premier, un peu théorique, est celui des rapports entre le contrôle de performances à des exercices scolaires et l’évaluation des compétences. Le second est celui des rapports entre les performances des élèves et les pratiques pédagogiques.
Mais peut-être ces questions sont-elles sans importance pour les experts ou ma lecture de leurs dossiers est-elle trop sommaire.
Mais peut-être qu’une provocation au débat, un appel à la pensée divergente, pourraient nous permettre d’y voir plus clair. C’est en fait l’objet de cette interpellation.
Précisons au préalable qu’il ne s’agit pas de contester l’évaluation. Je sais pour l’avoir reçue à la suite de la publication d’un texte ancien, « L’évaluationnite, le malheur de l’école » [1]que la volée de bois vert ou noir surgit immanquablement dès que l’on peut soupçonner un quelconque refus de voir les performances mesurées. J’admets la nécessité d’évaluer autrement qu’au travers de la sanction des examens, tant pour permettre, si c’est possible [2], une meilleure prise en compte de l’hétérogénéité des élèves dans la vie des classes que pour tenter de réguler la mise en place de réformes et le fonctionnement du système. Il n’y pas de raison de craindre l’évaluation. Encore faudrait-il s’assurer qu’elle ait du sens par rapport aux finalités de l’école, qu’elle soit juste, qu’elle soit vraiment utile aux enseignants et au système. Autrement dit qu’elle ne soit pas seulement un instrument pour les politiques politiciennes, comme elle l’est devenue, ou une matière à débats d’experts dont certains n’ont qu’un contact très lointain et sommaire avec la réalité des classes. Je me plais à citer souvent cette phrase de Claude Thelot, lourde de vérité et de conséquences : « On ne sait pas ce qui se passe réellement dans les classes. »
Evaluer… quoi et pourquoi ?
Le premier trou noir est celui de l’objet de la mesure et de son sens. Pour tenter d’être clair, je me fonde sur un constat dont je reconnais la subjectivité. Il peut être largement partagé, par les optimistes qui observent attentivement les élèves, leurs propres enfants et petits enfants, à l’école, dans la rue, avec leurs copains, dans la vie quotidienne, dans des discussions sérieuses avec des adultes et dans leurs rapports aux apprentissages. Il peut être violemment brocardé par les nostalgiques de l’école du 19ème siècle, prêts à affirmer que le bac d’aujourd’hui ne vaut pas le certificat d’antan, ou que les enfants d’aujourd’hui sont plus bêtes que ceux d’avant, ou que « non, ils ne sont pas plus bêtes, mais… », le « mais » voulant tout dire.
Alors que la plupart des évaluations scolaires tendent à démontrer que leurs performances scolaires régressent régulièrement, et pas seulement, en orthographe, même si des analyses plus fines tentent de le contester, on ne peut pas ne pas reconnaître que les enfants d’aujourd’hui s’expriment globalement plus et mieux que nous quand nous avions leur âge, que nous pouvons être surpris par leurs connaissances lexicales quand ils sont sortis des domaines scolaires classiques et par leur niveau syntaxique, malgré le développement du langage « texto ». Ce progrès est-il un effet de l’école, parfois malgré elle, ou de l’environnement médiatique et social ou des deux ? Difficile à dire, mais on peut au moins faire le pari que l’école n’y est pas pour rien. Se pose alors la question du sens de l’évaluation des performances scolaires … et bien entendu du sens des programmes scolaires, les derniers, ceux de 2008, étant à cet égard d‘une indigence extrême. On semble considérer, par exemple, que les résultats à des exercices de grammaire, conditionnent les performances en expression et en communication. On mesure ces résultats et on en déduit des conclusions sur les compétences langagières [3]. Il serait plus intelligent de mesurer les compétences langagières directement et de faire l’économie d’épreuves dont on sait qu’elles sont chronophages (on finit par évaluer tellement que l’on ne fait plus l’école), stressantes pour les élèves et les maîtres, et qu’en termes de remédiation, elles ne conduisent trop souvent qu’à accroître la quantité d’exercices et de devoirs. Quand évaluera-t-on les compétences et les procédures ? Il est vrai qu’évaluer les compétences est beaucoup plus compliqué que l’on ne peut le concevoir que sur un petit nombre de compétences bien ciblées, que l’on considèrera comme des indicateurs, qu’il sera aussi important de comprendre les procédures utilisées, la trace du changement de l’apprenant, que de constater le résultat. La compétence est naturellement plus globale, sa définition reconnue au niveau international (UNESCO) étant la capacité à mobiliser toutes ses ressources pour réaliser une tâche ou résoudre un problème dans un contexte significatif. Nous sommes loin de cette conception de l’évaluation qui est peut-être la seule qui vaille dans la perspective de la société de la connaissance et de la formation tout au long de la vie. Au-delà encore, il y a lieu de s’interroger sur nos possibilités d’évaluer la capacité à se gérer soi-même, à s’occuper d’autrui, ou à gérer un projet … Je doute que la connaissance de la définition de l’adjectif qualificatif ou sa reconnaissance dans une phrase permette d’estimer la capacité de s’exprimer et de dialoguer.
Et la mesure de l’effet maître ?
Le second trou noir me semble moins subjectif et vraiment fondé sur la logique. Comment peut-on persister, comme c’est le cas depuis les premiers temps de l’évaluationnite à évaluer les performances ou les résultats des élèves sans les mettre en relation avec les pratiques qui les produisent. Il y a deux explications possibles : la première est que l’on considère que les pratiques pédagogiques n’ont pas d’effet sur les performances, ce qui revient à la négation du rôle de l’école ; la seconde est que l’on considère que le modèle pédagogique, celui de la transmission, certes toujours dominant et même renforcé depuis de Robien/Darcos, est unique, universel, éternel, et donc que l’analyse des pratiques est sans intérêt, les différences se jouant au niveau du charisme, du climat de classe, notions floues, impossibles à objectiver. Dans les deux cas, nous sommes en présence du déni de la pédagogie qui est fortement en vogue depuis 2002
Si l’on rejette les deux hypothèses, il faut aller voir les pratiques réelles et les comprendre, ce qui serait l’intérêt des enseignants eux-mêmes qui auraient à se mettre au clair sur leurs représentations, sur l’image idéalisée qu’ils ont du métier et l’image réelle, sur leurs choix, sur l’évolution de leurs pratiques. Aujourd’hui, on impute les régressions constatées par des évaluations, à des pratiques mises en œuvre depuis une trentaine d‘années, sans avoir aucune idée sur la réalité de la mise en œuvre de pratiques nouvelles, sur la proportion d’enseignants qui ont su et ont pu transformer leurs pratiques en profondeur. Sait-on, par exemple, combien d’enseignants ont persisté envers et contre tout à utiliser des méthodes b-a ba pour l’apprentissage de la lecture malgré tous les discours et toutes les circulaires ? Ils sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le pense. Ce qui n’empêche pas les ministres et les médias d’imputer les difficultés en lecture aux méthodes globales que quasiment personne n’a jamais vu dans les classes. Les corps d’inspection auraient normalement la possibilité d’analyser ces rapports entre les pratiques et les résultats, sauf que les tonnes de rapports qu’ils produisent ne sont pas exploitées. Il est vrai aussi que, pour l’heure, les rapports d’inspection ne décrivent pas nécessairement des comportements et que la tendance à l’administratisation et à la technicisation (notamment par l’évaluationnite) accroît la part du temps consacrée par les inspecteurs à l’observation des résultats (la paperasse) et à faire des recommandations de l’ordre de l’incantation et non de l’ordre de l’accompagnement à la prise de conscience des pratiques et à l’apprentissage des moyens de leur évolution.
Et le rêve ?
En conclusion et en appel au débat : si l’on pouvait se libérer un peu des contraintes de l’existant, que l’on s’épuise à corriger, pour repenser le système, lui donner du sens, se projeter dans l’avenir plutôt que de se résigner à vouloir reproduire le passé en le colorisant d’évaluationnite, on ferait peut-être œuvre utile. Au lieu d’améliorer l’actuel désespérément, si l’on se mettait à « penser 2025 » aujourd’hui pour décliner les programmes, les pratiques pédagogiques, les méthodes d’évaluation, par rapport à un projet de société…
L’intelligence collective existe pour s’engager dans cette direction. Manquent sans doute l’audace, le courage politique, une vision de l’avenir, et le goût de redonner de l’enthousiasme aux praticiens.
Les exigences actuelles, la pression mise sur les enseignants et leur encadrement, la complexité des analyses décalées par rapport aux réalités, engendrent l’ennui et la démobilisation. Comment faire pour retrouver l’enthousiasme disparu ? Peut-être en se projetant vers un avenir plus humain, plus généreux, plus démocratique ? Peut-être en revendiquant le droit de rêver ?
Refuser de considérer les réformes actuelles comme étant irréversibles. Rêver à une autre évaluation, et d’abord… à une autre école.
Pierre Frackowiak
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[1] « L’évaluationnite, le malheur de l’école ». Texte que l’on peut trouver sur de nombreux sites pédagogiques, notamment celui d’Eveline Charmeux, celui de l’école démocratique (Belgique), celui de la maison des enseignants, etc.
[2] Il semble difficile de le prouver actuellement. On peut l’espérer. Par contre, et cela rejoint un des points évoqués plus loin dans le texte, rien ne permet d’affirmer que la connaissance des performances des élèves conduit les enseignants à modifier leurs pratiques, à changer de modèle pédagogique. On peut changer d’attitude, par exemple avec un plus petit groupe, mais pas forcément de modèle.
[3] Ce qui est infondé. On peut connaître par cœur toutes les règles, tous les tableaux, toutes les définitions, réussir tous les exercices Bled… et être incapable d’exprimer clairement une pensée développée, de faire un discours ou un texte.