Spécialiste de la didactique des mathématiques, Rémi Brissiaud estime que l’évaluation de CM2 n’éclairera pas les enseignants et cadre mal avec les pratiques de classe.
Nous connaissons aujourd’hui le contenu des épreuves d’évaluation CM2 [1]. Il convient tout d’abord de remarquer que les deux problèmes majeurs que pose ce dispositif sont indépendants de son contenu : d’une part le projet de rendre public les résultats aura pour conséquence une mise en concurrence des écoles, d’autre part la rétribution des seuls maîtres de CM2 rompt avec les pratiques antérieures où les enseignants des divers niveaux dépouillaient et analysaient collectivement les épreuves d’évaluation.
Deux autres problèmes sont, eux aussi, plutôt indépendants du contenu des épreuves :
1°) Comment peut-on changer les programmes en milieu d’année scolaire et penser que les enseignants, dès la rentrée suivante, concevront clairement une progression pédagogique visant à en atteindre les objectifs ? Comment peut-on penser que les enseignants disposeront dès ce moment des moyens pédagogiques, c’est-à-dire des outils, des gestes professionnels correspondants ?
C’est absurde de penser cela, c’est même offensant pour le métier parce que c’est penser qu’il suffirait de claquer des doigts pour que des pratiques professionnelles pertinentes en regard d’objectifs déterminés, surgissent comme par miracle, sans formation et sans réflexion collective.
Mais même si c’était le cas, une deuxième question se poserait :
2°) Comment peut-on changer les programmes en milieu d’année scolaire et penser que les enseignants pourront évaluer leurs élèves sur ces programmes dès l’année suivante alors qu’ils les auront utilisés, au mieux, une année scolaire en fin de CE1 et un trimestre au mois de janvier du CM2 ? Même si les pratiques pédagogiques correspondantes étaient déjà codifiées quelque part, elles se fonderaient sur une progression où l’ordre dans lequel les notions sont abordées est planifié de manière pluriannuelle. Vouloir atteindre les mêmes objectifs en un trimestre risque de conduire aux pires dérives.
Disons quand même quelques mots sur le contenu de l’épreuve de mathématiques.
Elle comporte peu d’items portant spécifiquement sur les programmes 2008. Cependant, il est raisonnable de penser que pas un seul enseignant n’aurait programmé son enseignement de la même manière s’il avait connu le contenu de cette évaluation. Par exemple : pour que les élèves réussissent ces épreuves, les nombres décimaux doivent être abordés plus précocement au CM1 qu’ils ne le sont généralement, afin d’être sûr que les élèves aient suffisamment fréquenté ces nombres à ce niveau de la scolarité. Ils doivent également être revus dès le début de l’année en CM2.
La plupart des chercheurs s’accordent pour penser que seules les progressions où les décimaux apparaissent comme des fractions particulières permettent aux élèves une compréhension approfondie de ces nombres. Avec ces nouvelles contraintes, il sera plus difficile aux maîtres de CM2 d’aborder d’abord les fractions décimales (en utilisant la barre de fraction) avant d’expliciter la notation avec une virgule. Par peur de manquer de temps, de nombreux maîtres risquent d’abandonner ce type de progressions.
C’est d’autant plus grave que l’épreuve d’évaluation ne comporte aucun item permettant d’apprécier une compréhension approfondie des décimaux. Une interrogation classique ayant cet objectif consiste par exemple à demander aux élèves de comparer des nombres tels que 23,18 et 23,7. En effet, les élèves qui conçoivent de manière erronée chacune de ces écritures comme la juxtaposition de deux entiers, font l’erreur de considérer que 23,18 > 23,7 parce que 18 > 7. Dans le cadre d’une politique éducative responsable, il n’est pas acceptable d’inciter les enseignants à abandonner des progressions sans se donner les moyens d’apprécier si cet abandon est préjudiciable à la compréhension des élèves.
De plus, et de toute évidence, la priorité des concepteurs de l’épreuve n’a pas été d’évaluer la compréhension des opérations arithmétiques. En effet, il n’y a pratiquement pas de résolution de problèmes arithmétiques alors que c’est évidemment un moyen privilégié d’apprécier cette compréhension. On dispose même aujourd’hui de moyens sophistiqués pour distinguer dans la résolution d’un problème, ce qui relève des compétences calculatoires d’une part et de la compréhension de l’opération de l’autre. Ainsi, les problèmes (i) et (ii) suivants sont très bien réussis :
(i) Avec 150 objets on fait des paquets de 50 objets. Combien de paquets peut-on faire ?
(ii) On partage 150 objets en 3 parts égales. Combien y aura-t-il d’objets dans une part ?
En revanche, le problème (iii) est lui beaucoup plus souvent échoué :
(iii) Avec 150 objets on fait des paquets de 3 objets. Combien de paquets peut-on faire ?
Si un élève échoue au problème (iii) alors qu’il réussit les problèmes (i) et (ii), ce n’est pas parce qu’il n’en comprend pas l’énoncé : il réussit le problème (i) qui a le même énoncé ! Ce n’est pas non plus parce qu’il ne sait pas faire la division par 3 : il réussit le problème (ii) qui lui aussi se résout par cette division. En fait, si un tel élève échoue le problème (iii), c’est parce qu’il ne comprend pas la division : il ne sait pas qu’un problème de quotition (en 150, combien de fois 3 ?) peut se résoudre en effectuant une partition (150 partagés en 3 parts égales).
Ne serait-il pas intéressant que les enseignants puissent faire un diagnostic précis de l’origine des difficultés de leurs élèves ? Ne serait-il pas important que le système éducatif dispose d’informations susceptibles de l’alerter parce que de manière générale, l’accent serait insuffisamment mis sur la compréhension à l’école ? Il est vrai que les travaux scientifiques correspondants sont assez récents[2]. Mais pourquoi, depuis que Monsieur Darcos est au ministère, les spécialistes de l’apprentissage dans les divers domaines de connaissances ne sont-ils pas consultés pour donner leur avis sur les programmes et sur le contenu de telles épreuves ?
Le Ministre de l’Éducation Nationale vient de reconnaître qu’il n’avait pas engagé la réforme de l’école maternelle et du Lycée comme il aurait fallu le faire. Quand reconnaîtra-t-il qu’il n’a pas fait mieux avec l’école élémentaire ?
Rémi Brissiaud
[2] Brissiaud, R. & Sander, E. (sous presse) Arithmetic word problem solving : a Situtation Strategy First framework. Developmental Science.