Par Lyonel Kaufmann
A intervalle régulier, l’encyclopédie en ligne Wikipedia est prise à partie par une certaine intelligentsia journaliste et intellectuelle. Dernièrement le flambeau a été repris par le nouveau magazine littéraire Books sur son site, via une chronique hebdomadaire intitulée WikiGrill. La qualité de ces chroniques est fort inégale, néanmoins un article de Joël Cornette, historien spécialiste de l’Ancien Régime, tente de régler son compte à l’article de l’encyclopédie consacré à Colbert (Colbert, ministre impeccable sur Wikipédia).
Quelles seraient les tares de cet article et donc par ricochet de Wikipedia, selon Joël Cornette ? En premier lieu, son historiographie serait datée :
«L’article consacré à Colbert aurait pu être écrit il y a cent cinquante ans, alors que s’imposait l’image irénique d’un ministre impeccable, parfait archétype du grand commis de l’Etat, symbole de la réussite sociale conçue comme un exploit individuel.» Tout passe et réussit grâce à son action.
En second lieu, ce serait un panégyrique faisant fi de Mazarin, de Louis XIV et d’un portrait de groupe :
«D’abord, ce qui frappe à la lecture de ce panégyrique, c’est la discrétion de Mazarin – la fortune de Colbert, dans tous les sens du terme, lui doit beaucoup – et l’absence presque totale de Louis XIV, comme si Colbert était le maître absolu de toutes les décisions, de toutes les initiatives, de toutes les actions. Et c’est un maître solitaire : aucune allusion n’est faite à une équipe, à une administration, aux conditions concrètes de réalisation du «colbertisme».»
In fine, ce portrait de Colbert dressé par Wikipedia reproduirait à l’identique le modèle de comportement exemplaire dont «La France de la Troisième République, bourgeoise et méritocratique, était friande […] : compétence, acharnement au travail, application au bien public, esprit d’économie, probité…».
A ce stade, quelques doutes m’étreignent et méritent d’être levés : Wikipedia serait-elle la seule encyclopédie à reproduire encore aujourd’hui un tel portrait sans nuance ? Les références bibliographiques d’autres matériaux disponibles seraient-elles plus à jour que celles de Wikipedia ? Que faire notamment de Wikipedia avec les élèves ?
a) Wikipedia et les autres
Dans le domaine de l’encyclopédie, l’Encyclopedia Universalis fait œuvre de référence. Elle devrait donc éviter les travers dans lesquelles les auteurs de Wikipedia seraient tombés :
« [La] valeur personnelle [de Colbert] fit le reste. […] il cumula peu à peu les responsabilités : bâtiments et manufactures, contrôle général des Finances, Maison du roi et Marine. Seules les Affaires étrangères et la Guerre lui échappèrent, […]. Pour venir à bout de tant de tâches, il fallait un homme exceptionnel. Michelet le compare à un « bœuf de labour », mettant ainsi en évidence sa qualité fondamentale : l’acharnement au travail. Esprit méthodique, il sait rédiger pour le roi – à qui il voue une inébranlable fidélité – des rapports très clairs. Il esquisse tout un système de réformes afin de rétablir l’ordre dans le royaume, après les lourdes épreuves de la guerre. Ses idées ont souvent servi de modèle pour décrire le mercantilisme qu’il incarne.
[…] Il a laissé une image de réformateur, de grand initiateur besogneux, luttant de toutes ses forces pour le progrès. Voltaire a fait l’éloge de Colbert, le XIXe siècle a reconnu en lui l’un des siens, un bourgeois conquérant, homme d’ordre et d’économie, glorificateur du travail, peu aimé de la Cour […].»
Source : Jean-Baptiste Colbert. In Encyclopedia Universalis
Si l’article (en ligne ici) ne comporte pas de bibliographie, l’article de cette même encyclopédie consacré au Colbertisme en comprend une dont la plupart des références datent du 19e siècle jusqu’au début du 20e siècle. L’ouvrage le plus récent utilisé date lui de 1983 : C. J. SCHAEPER, The French Council of Commerce (1700-1715), Ohio State Univ. Press, Colombus, 1983.
Aurons-nous plus de chance avec le site memo.fr souvent utilisé par des enseignants de collège en Suisse tout au moins ?
Pendant plus de vingt ans, Colbert fut le véritable administrateur des affaires intérieures de la France. Sa puissance de travail et son esprit méthodique lui permirent d’assumer les charges de ministre d’Etat (1661), de surintendant des Bâtiments du roi et des Arts (1664) chargé en particulier de la direction des travaux du château de Versailles, de grand trésorier des ordres du roi et de contrôleur général des Finances (1665), de secrétaire d’État de la Maison du roi (1668) et de la Marine (1669). […].»
Le portrait n’est guère différent des deux premières encyclopédies consultées. Néanmoins, il est fait référence de son appui sur l’administration : «Pour déterminer les orientations de sa politique, il s’appuya sur les informations reçues des agents du roi […].» et que sa politique poursuit celle initiés par Richelieu et Mazarin («Poursuivant l’œuvre de contrôle du royaume par l’Etat commencée au XVIe siècle et amplifiée sous Richelieu et Mazarin […]»). De même, en introduction à l’article, la place du roi et sa moindre influence comparativement à Richelieu et Mazarin sont indiquées:
«Mais le roi, qui souhaitait gouverner son royaume et pas seulement y régner, n’abandonna jamais à son ministre autant de pouvoir que Louis XIII avait pu le faire avec Richelieu. Colbert ne fut donc pas un ministre tout-puissant, ni même un «principal ministre» comme l’avaient été Richelieu et Mazarin, même s’il fut, après le roi, le personnage principal du Conseil d’Etat («Conseil d’en haut»).»
Source : Colbert, Jean-Baptiste. In memo.fr
Par contre, le lecteur ne dispose d’aucune référence bibliographique ; il est renvoyé au copyright du texte : Hachette Multimédia/Hachette Livre.
Trouverons-nous mieux auprès d’une autre référence fréquemment utilisée par les enseignants : Le Petit Mourre ?:
«Serviteur dévoué, Colbert mit son énergie et ses pouvoirs à accroître la puissance du roi. Il réforma les Finances […]. Il renforça l’autorité des intendants dans les provinces. Il entreprit d’unifier le système juridique français […]. Colbert a surtout donné son nom à la forme française du mercantilisme. […]»
Par contre, Le Petit Mourre en dresse un portrait peu flatteur relativement à son attitude à l’égard de Fouquet : «il s’appliqua avec patience et perfidie à ruiner auprès du roi le crédit de Fouquet.»
Au terme de ce parcours, le jugement porté par Joël Cornette sur l’article Colbert de Wikipedia aurait dû être étendu à un ensemble de ressources à caractère encyclopédique présentes sur le web ou non. Néanmoins, de cet acharnement ciblé, Wikipedia s’en sort avec les honneurs puisque depuis la parution de cet article une révision de l’article Colbert a été initiée. De nouvelles références plus récentes, issues de l’article de Joël Cornette, ont été insérées, de même que la renvoi direct à son article et il est possible, comme pour tout article de Wikipedia, de comparer l’ancienne version (datant du 18 novembre) avec la dernière version du 12 décembre 2008. Il est même possible de suivre la discussion ayant eu lieu sur Wikipedia après la parution de l’article de Joël Cornette (Wikifeuilleton. In Bistrot 30 novembre 2008).
Ce parcours démontre que l’historiographie traditionnelle du 19e siècle est encore largement dominante dans le champ encyclopédique et qu’il est très difficile de sortir de cette construction.
b) et dans l’espace scolaire ?
Bien évidemment, cette historiographie traditionnelle du 19e siècle portée par la Troisième République s’est très largement répandue dans l’histoire scolaire française. Celle-ci tendant à distinguer les dernières années du règne de Louis XIV (trente ans tout de même puisqu’elles portaient traditionnellement sur les années 1685 à 1715) —qualifiées de difficiles par exemple dans le manuel Bordas (1970) Les Temps modernes de J. Dupâquier et Marcel Lachiver— de la première partie du règne. Dans celle-ci, Colbert principalement fait figure de bras exécutif de Louis XIV, capable de faire «rendre gorge à tous les financiers qui, au temps de Fouquet, ont détourné l’argent de l’Etat.» (Bordas p. 122). Colbert est ainsi associé aux années prospères du règne, restaurateur des finances, figure préindustrielle avec son encouragement aux manufactures et le développement du mercantilisme, mais impuissant à la fin à maintenir le finances royales en raison des coûts de construction de Versailles, des guerres continuelles et des pensions à verser aux courtisans, ni assez libéral avec ses réglementations tatillonnent.
Progressivement cependant, la galerie de portraits moraux des ministres de Louis XIV cèdera la place à la seule personne du roi et à sa Cour de Versailles. Ils ne sont pas les seuls à quitter progressivement la scène, car il en est grandement de même des pages d’histoire économique et sociale ou des soulèvements populaires.
En 2009, les programmes officiels déjà adoptés proposeront pour le collège cet unique thème de L’émergence du roi absolu. Louis XIV est définitivement passé sans nuance comme l’archétype de cette forme de gouvernance. Dans ce cadre, les enseignants et leurs élèves auront à travailler à partir de deux exemples : la vie et l’action d’un souverain ou un événement significatif. De plus Le château de Versailles et la cour sous Louis XIV, et une œuvre littéraire ou artistique de son règne au choix seront étudiés pour donner quelques images du « roi absolu » et de son rôle dans l’État. Les capacités des élèves consisteront à connaître et utiliser les repères suivants : L’Édit de Nantes, 1598 ; L’évolution des limites du royaume, du début du XVIe siècle à 1715 ; 1661-1715 : le règne personnel de Louis XIV ainsi qu’à raconter une journée de Louis XIV à Versailles révélatrice du pouvoir du roi. (Source : Bulletin officiel spécial no 6 du 26 août 2008).
Autant dire que Joël Cornette pourrait tout autant exercer son analyse acérée à une telle instrumentalisation d’un roi donné comme contrôlant tout un royaume de son simple fait. Il nous faut noter de même ce retour à une histoire-récit, chère à cette Troisième République, à la limite de la caricature.
c) que faire avec les élèves ?
Au terme de ce parcours, l’univocité du portrait proposé ou le manque d’intégration des éléments propres à la recherche historique sont des traits très largement partagés tant sur le web que dans des outils de vulgarisation plus traditionnels.
Dans ce cadre-là, l’utilisation de l’article de Wikipedia n’est guère plus blâmable qu’une autre. D’autant plus que nous avons montré qu’il est possible de mettre en parallèle plusieurs versions de cet article pour en observer les différences et interroger les élèves sur la nature et les raisons de changements opérés. D’autre part, Wikipedia a démontré ici sa réactivité en prenant en compte les remarques faites pour les intégrer à sa révision et aux sources pouvant ensuite être consultée par tout en chacun.
Plus généralement qu’elle attitude adopter à l’égard de Wikipedia dans l’enseignement ? Mon avis rejoint celui exprimé en 20007 par Médiévizmes:
[les] tentatives pour interdire la consultation de Wikipedia restent peine perdue ; la recherche d’informations sur le web dépasse définitivement toute autre forme d’investigation (comme première démarche de recherche): le mouvement ne s’arrêtera pas. Wikipedia reste pour des années encore (combien? une, deux, cinq, dix…? mystère…) le locus essentiel où aller puiser des bribes de savoir. Certes, une fois le sujet dégrossi par une recherche sur le web, le chercheur «qui sait» consultera les autres mediums de savoir, les autres publications plus spécialisées sur le web et bien évidemment les publications sur papier. N’empêche, le geste «Google» est devenu presque universel et dans les réponses «Google», je mets au défi quiconque de m’assurer qu’il ne considère pas les items Wikipedia avec une attention plus particulière, fût-ce simplement parce qu’il y est accoutumé d’une façon ou d’une autre. (Wikipedia : à la recherche de l’équilibre)
D’autant que l’enseignement de l’histoire et les outils de la méthode historique peuvent offrir aux digital natives les outils nécessaires à la navigation dans cet univers sans entrer dans une querelle stérile entre les Anciens et les Modernes. Ainsi,
• accompagnons nos élèves dans cet univers et offrons-leur des jalons, des outils pour leur apprendre à naviguer dans ce nouveau rapport aux sources du savoir sur Wikipedia ou ailleurs ;
• proposons-leur des vraies démarches de recherches personnelles et non pas des tâches de pure restitution de savoir, car dans ce dernier cas, nos élèves ont tout à fait raison de travailler par simple couper/coller ;
• sortons du manichéisme internet, c’est mal ou internet, c’est la panachée universelle ;
• et finalement réfléchissions avec eux dans quelle mesure ce type de site modifie notre rapport et notre accès au savoir ainsi que notre rapport à la lecture.
D’autre part, les articles sur Colbert tant dans Wikipedia que dans les autres outils présentés offrent aujourd’hui —et ce n’est pas le moindre des paradoxes— un point de vue quelque peu différent aux programmes scolaires actuels centrés uniquement sur la personne du roi. Cet ensemble interroge sur le genre même de la biographie historique et l’étude de la période concernée.
D’autres démarches pragmatiques ont été initiées à l’égard des publics scolaires. Ainsi en Grande-Bretagne, une version scolaire de Wikipedia (http://schools-wikipedia.org/) regroupant 5500 articles a été mise en ligne et est diffusées sur DVD. Elle se base sur les programmes britanniques et représente l’équivalent de vingt volumes encyclopédiques et de 34’000 images.
Prenant le taureau par les cornes, certains se sont même lancés dans la rédaction par leurs élèves ou étudiants d’articles dans l’encyclopédie elle-même. C’est ainsi le cas de Sylvain Négrier (Lycée François Villon de Beaugency) qui a créé en février 2008 un Club histoire devenu depuis la rentrée Club Wikipédia pluridisciplinaire : des élèves de la seconde à la terminale sont invités à participer à la rédaction d’articles dans l’encyclopédie Wikipedia (Club Wikipédia du lycée François Villon). Dans l’interview réalisée par Daniel Letouzey, il explique sa démarche et fournit des conseils aux collègues qui voudraient l’imiter (D’un Club Histoire à un Club Wikipédia).
Tout ceci pour qu’au final nous arrivions aux mêmes conclusions que l’enquête réalisée sur un petit panel d’étudiants en sciences sociales et humaines de St. Mary’s, une université catholique privée de Californie et qui mettait en évidence que ces étudiants ne se ruaient pas sur le net, mais faisaient preuve d’une approche hybride en utilisant une palette de sources, du dialogue avec leurs professeurs à l’utilisation des bibliothèques en ligne (Ecrans.fr – Les étudiants ne se ruent pas sur le net).
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur, Didactique de l’Histoire, HEP-VD à Lausanne (Suisse)