Par François Jarraud
Didier Moulinier anime une série de blogs qui sont chacun une révélation. Il sera ici surtout question d’Apprendre la philosophie, un blog tourné vers ses élèves. Mais on saurait trop inviter les enseignants à visiter aussi « Enseigner la philosophie » et ses rubriques originales, décapantes, ouvertes sur le monde.
Votre blog offre à la fois des cours, des TD, de la méthodologie, des corrigés. Comment articulez-vous vous le cours et les documents de cours mis en ligne ? C’est un rappel, une visibilité pour les parents, un après-cours ?
Votre question revient à demander : pourquoi proposer des cours en ligne avec tout ce qui les accompagne (TD, textes, corrigés), est-ce une pratique pédagogique bis, complémentaire, alternative, et destinée à qui ?
Je destine en priorité le blog http://apprendre-la-philosophie.blogspot.com à mes propres élèves. J’enseigne dans un lycée de province « moyen » qui concerne une population sociologiquement assez hétérogène, avec des classes générales et techniques. Mon blog s’adresse donc résolument à ces élèves là : pas vraiment aux classes prépas ni aux étudiants de faculté. Je ne publie rien qui ne puisse être compris par la moyenne de mes élèves. Je ne vois pas l’intérêt de publier des leçons d’agrégation juste pour épater la galerie (les collègues ?!), d’autant plus que j’anime par ailleurs d’autres blogs orientés vers la recherche.
Mes élèves sont donc informés de l’existence de ce blog, mais je ne les oblige aucunement à le consulter (d’ailleurs certains « campagnards » n’ont pas encore internet et le réseau internet du CDI de mon Lycée interdit l’accès aux blogs en général !!). Il s’agit donc d’un travail d’appoint, d’une possibilité qui leur proposée d’approfondir ce que l’on fait en classe, éventuellement de retrouver et d’imprimer des documents utilisés, etc.
Et pour les devoirs ?
Vous voulez dire les corrigés ? Je fais souvent des corrigés qui sont aussi des rappels méthodologiques (je fais, et je dis comment je fais). Généralement je ne m’étends pas sur des pages et des pages, je n’aime par me répéter par rapport aux leçons qui sont elles-mêmes des problématiques développées. L’intérêt du blog pour les élèves est évidemment de pouvoir consulter des corrigés sur des sujets différents de ceux qui leur sont proposés en devoirs. Lorsque je donne un DM (devoir maison), il est évident que je ne publie le corrigé qu’après-coup.
Je sais bien que cette question des corrigés sur internet est un « sujet qui fâche » de nombreux collègues… C’est un fait : les élèves peuvent récupérer sur le net des corrigés sur à peu près tous les sujets possibles et imaginables. Mais les professeurs aussi ! Je veux dire que si les possibilités de fraude se sont multipliées avec internet, les moyens de contrôle aussi ! Il faut être naïf ou particulièrement étourdit pour se laisser berner : le simple usage d’un moteur de recherche comme Google permet de confondre le plus petit plagiat en retrouvant immédiatement le corrigé incriminé. Je ne parle pas des officines, ces escrocs qui vendent de (piètres) corrigés pour quelques euros, que bien souvent d’ailleurs on peut retrouver ailleurs sur le net ! Il suffit de prévenir fermement ses élèves, dès le début de l’année, en donnant la règle : vous pouvez tout utiliser, vous aider avec toute sorte de sources, mais vous ne devez jamais recopier, pas la moindre phrase ! Sinon : paf ! Un correcteur même débutant est parfaitement capable de reconnaître le phrasé d’un professeur et ainsi, après une très courte recherche, de confondre l’élève. Personnellement, je crois en l’utilité des devoirs maison qui permettent aux élèves de se cultiver, parce qu’il n’y a pas de réflexion sans (un peu de) culture. Non ?
Quels échos en avez vous du côté des élèves et des parents ? Est ce une motivation ?
Non, ce n’est pas du tout la motivation. Concernant les parents : je n’ai aucun écho ! Seule une partie (1/4 je crois) de mes élèves s’intéresse au blog, mais comme ce sont les plus motivés, ces petits curieux vont plutôt voir sur mes autres blogs (psychanalyse par exemple) ce qui s’y passe… Certains me « cueillent » même sur MSN pour continuer la discussion commencée en cours ! Donc des liens différents se tissent parfois, même s’ils restent finalement des rapports prof/élèves : possibilité d’évoquer l’actualité, la politique, la musique… Mais c’est toujours l’avis du prof de philo qui les intéresse, pas question de « copiner » ! Et comme je donne rarement mon « avis » sans ramener à un questionnement philosophique… l’éthique est sauve !
Vous avez de nombreux autres blogs qui traitent par exemple de la psychanalyse. Comment sont-ils arrivés dans la vie du prof ? Comment influent-ils sur la relation aux élèves ?
Alors c’est plutôt le prof qui est venu se greffer, un peu accidentellement, sur une vie de recherche philosophique et, comme vous l’avez remarqué, plurielle. Je vous ai évoqué le côté anecdotique lors de la précédente réponse. Mais il y a une question de fond, bien plus passionnante : quel rôle joue la recherche (alors même qu’on n’a pas le statut d' »enseignant-chercheur » – c’est bien dommage !) sur la pratique enseignante d’un professeur de philosophie au Lycée ? Pour ma part, cette incidence est essentielle. D’abord c’est l’esprit de la recherche qui prime, pas différent de l’esprit d’apprentissage à mon avis : je continue la recherche (même après un doctorat) parce que je me considère toujours comme un apprenti-enseignant ! Les choses évoluent tellement vite, les élèves, les conditions matérielles qui nous sont faites dans l’Education Nationale, etc., comment pourrait-on se reposer sur son « statut » d’enseignant ? Je ne sais toujours pas comment faire, je refais toujours mes cours, j’essaie d’inventer, souvent je me plante… Bref je suis un étudiant, résolument.
Mes autres blogs (à part « Résistances » où je vomis ma bile… pour supporter l’évolution politique de ce pays) sont tournés vers l’actualité philosophique, la méta-philosophie, la non-philosophie et la psychanalyse. L’actualité, parce que se tenir informé (des nouvelles publications notamment) est pour moi une question d’éthique. La psychanalyse, je ne l’enseigne pas spécialement à mes élèves, c’est un éclairage personnel et constant, une perspective originale et redoutablement cohérente sur le Sujet (donc au moins pour toute la première partie du programme de terminale). La « non-philosophie », ce n’est pas une critique ou une négation de la discipline, mais la condition de possibilité même de toute invention philosophique (et donc pédagogique) : par exemple, comment faire avec la résistance des élèves à la philosophie, là où les philosophes tendent habituellement à minorer cette résistance (simple effet de l’ignorance : nul n’est méchant volontairement !), cette « discipline » élaborée par François Laruelle introduit un peu de philo-fiction et d’esprit d’invention, des potentialités pédagogiques inouïes en dédramatisant radicalement le geste du philosopher.
Lorsque je vois des élèves n’en voulant rien savoir, non seulement de « la » philosophie mais des problématiques qu’on leur soumet, je ne me dis pas d’emblée qu’ils ont tort parce qu’ils sont incultes ou idiots. Je me dis que j’ai à apprendre quelque chose de cette résistance. Peut-être « savent-ils » après tout ? Mais quoi ? Ca m’interroge…
De nombreux professeurs de philosophie rejettent l’usage des TICE. Comment expliquez vous cette position ?
Oui, la profession n’est pas spécialement avant-gardiste de ce côté-ci… Je suppose que c’est sa manière à elle de résister ! Mais à quoi ? La plupart des professeurs de philosophie, conformément d’ailleurs à la doctrine officielle de l’inspection, considère que le meilleur de la transmission philosophique passe par le cours oral sans médiation (surtout pas de polycopiés ! alors vous pensez, internet !) avec, dans le meilleur des cas, la participation active des élèves dans l’élaboration du questionnement. (Osons espérer que le prof se-donnant-en-représentation-entrain-de-penser devant ses élèves est une espèce en voie de disparition, et cette pratique une mauvaise plaisanterie définitivement obsolète !). Cette surestimation (je dirais « idéologique » pour faire vite) de la parole enseignante (renvoyant l’audio-visuel du côté de l’inauthentique et de la « passivité ») me paraît dommageable en ceci qu’elle nous confine dans des situations de moins en moins faciles, ne serait-ce que de devoir dispenser la quasi-intégralité de notre enseignement sous la forme de « cours magistraux » devant des auditoires de 30 ou 35 élèves plus ou moins attentifs (c’est la règle en terminale, du moins dans mon lycée). Tout le monde s’y épuise évidemment. Combien de temps ce système va-t-il tenir et rester crédible ? Personnellement, je ne suis pas loin de penser que le modèle du cours magistral – véritable quintessence de l’acte philosophique selon la tradition -, où un individu est censé captiver et quasiment convertir son public par la seule magie du verbe, a sérieusement du plomb dans l’aile : il faut être aveugle, ou sourd, pour ne pas s’en rendre compte !
Donc les TICE proposent d’autres formes de médiation et de transmission, des pratiques enseignantes alternatives, et bien entendu l’usage d’internet en fait partie. A ce propos je suis toujours interloqué lorsque j’entends parler de l' »outil internet »… Un « outil », internet ?! Pour le coup, il faut ne rien comprendre à rien pour oser dire cela. Internet n’est pas un outil, mais de plus en plus (avec le web2 et bientôt 3, 4…) un clone virtuel du monde réel : je ne vois pas en quoi cela répond à la définition d' »outil », pas même « outil de communication ». On ne communique pas « avec » internet, internet est une forme de communication… Or on ne pense pas – même en philosophie – sans s’informer (j’y reviens et j’y tiens) ni sans communiquer.
Didier Moulinier
Propos recueillis par François Jarraud
Les blogs de D. Moulinier
Le blog Apprendre la philosophie