Yves Clot interprète de son point de vue la question du colloque : pour lui, on ne peut que marquer l’ampleur du développement de la crise… de la psychologie, devenue une «puissance sociale» qui, paradoxalement, parasite la vie sociale, notamment en pyschologie du travail, parce qu’elle « empoisonne le travail ». S’occuper de la crise de la psychologie, c’est socialement vital. « La manière de faire de la politique de Vygotski, c’était de développer la science. Comme lui, nous sommes comptables du développement de la psychologie : si on ne s’occupe pas de la psychologie, elle s’occupe de nous ».
Pour Yves Clot, même quand Vygotski critique Piaget dans Pensée en langage, il utilise les résultats du psychologe suisse en les interprétant : « au sein de la collectivité d’enfant, c’est dans la dispute que se créent les éléments fonctionnels qui déclenchent le développement de la réflexion » y écrit-il.
Quand Vygostki montre comment la médiation de l’échange « sort le sujet de lui-même », il a aussi en tête que le sujet s’excentre aussi grâce à la médiation instrumentale des savoirs.
Le « collectif » a deux fonctions différentes : source de l’activité individuelle, mais aussi, par le développement, ressource pour l’activité individuelle. L’activité individuelle s’affranchit des formes sociales non pas en les niant, mais en les développant. C’est à cette condition que le sujet peut engager son activité propre, « y mettre du sien» pour devenir «unique en son genre ».
C’est pourquoi Vygotski s’intéresse au passage de l’activité individuelle dans l’activité sociale, de l’une à l’autre. L’intériorisation ne va du dehors au dedans que par des « moyens détournés », en raison des caractéristiques du social, précisément parce qu’il est inachevé. « L’inachevement du social est la source du développement psychologique ». Donc, quand le social parle d’une seule voix (et c’est de plus en plus la situation sociale et politique actuelle), alors le sujet devient muet.
Typologie du travail : concept de métierRien de plus social que le métier, mais rien de plus personnel, intime : « mon métier » entendent très souvent les psychologues du travail. Or, le métier est trois fois social différemment :– quand il est impersonnel, sur le terrain de la prescription, qui définit les missions en regard desquelles chacun des sujets qui exercent le métier est interchangeable.– quand il est interpersonnel, comme échange localisé de la situation de travail située. On réduit trop souvent le social à cette seconde dimension.– quand il est transpersonnel, c’est à dire incrit dans une histoire collective qui n’appartient à personne, mais consitue la mémoire d’un milieu où les anciens qui ne sont plus là comptent encore. C’est le genre professionnel, comme disent les cliniciens de l’activité.
Entre ces différents niveaux, le métier est d’une certaine manière un conflit social, qui rend posible le développement personnel des sujets. Il faudra donc que le sujet les fasse sien en entrant dans le métier. Mais c’est souvent « à la fin » que le métier deviendra personnel. Pour le novice dans le métier, il n’y a que peu d’alternative : seule la prescription permet de s’engager dans le métier, y compris avec beaucoup de conformisme : « On fait avec ce qu’on a ». La prescription est une ressource essentielle, nécessaire.
Pour autant, une contradiction s’ouvre rapidement : cette ressource se heurte au réel, et le novice voit que ses collègues «font autrement », de manière hétérogène, singulière, voire contradictioire. Il y a des sous-entendus, des raccourcis dans l’échange pour travailler ensemble.
Il y a donc, dit Clot avec les expressions dont il a le secret, conflit entre deux instances : du social opposé au social, du genre professionnel, des mots de passe, une gamme et une palette transpersonnelle difficile à attraper pour se mettre « au diapason » lexical ou instrumental.
Il y donc conflit « du metier avec le métier », que le sujet va traiter avec la troisième instance du métier, celle du transpersonnel. C’est sur le terrain interpersonnel qu’il va sortir de la contradiction : pour comprendre, il compare les collègues entre eux, il conjugue leurs expériences, d’autant plus qu’il a la chance que les collègues autour de lui « discutent métier » (ce qui est de plus en plus rare).
Le collectif, c’est donc d’abord qu’elle que chose qu’il faut percer : d’abord obstacle, puis ressource.« La suite possible, jamais garantie d’avance, c’est quand le novice commence à s’emparer du métier» et donc à « prendre des libertés avec le genre », comme dit Bakhtine : le collectif passe dans l’individu. « C’est le métier qui rentre… » comme dit l’expression populaire.
L’ex-novice questionne le transpersonnel, mais aussi l’impersonnel (la prescription) dans lequel il devient à l’étroit. Il s’affranchit des formes sociales du métier en les développant, parce que le collectif qu’il a incorporé lui donne « du répondant » pour se mesurer à la prescription. L’impersonnel a un devenir possible. La prescription formelle est intériorisée parce que le sujet a contruit une extériorité paradoxale. Devenu expert, il peut alors « laisser son empreinte » personnelle dans le métier. Comme dit Vygotski, le novice a développé « le contact social avec lui même » (la conscience) par migration fonctionnelle du collectif.
Il développe ainsi le contact personnel avec les autres, avec le genre : le novice, pour travailler, a appris à jongler avec les différences du social, à les opposer, à utiliser le fonctionnement de l’une pour transformer l’autre : c’est ce qu’Yves Clot nomme le pouvoir d’agir, le rayonnement de l’activité du sujet, qui lui permet de produire de nouveaux objets de l’activité, de nouveaux instruments, de nouveaux publics, de nouvelles institutions du métier qui vont transformer in fine la prescription.
Le pouvoir d’être affecté, un empêchement majeurMais ce processus est « idéal » : les chausses-trappes sont considérables, d’autant plus que l’organisation sociale actuelle contribue à renforcer les empêchements… Parmi ces entraves au « pouvoir d’agir », Clot veut insister sur un en particulier, histoire de faire un « petit pas de plus que je franchis avec Spinoza » :
« L’effort pour développer le pouvoir d’agir n’est pas séparable d’un effort pour porter au maximum le « pouvoir d’être affecté » : pour développer son pouvoir d’agir « au dehors », il faut être capable d’être affecté « au dedans », pour « l’âme soit apte à comprendre plusieurs choses à la fois » écrivait Spinoza.
Clot reprend à son compte : il faut que l’activité du sujet ne soit pas confisquée par une seule fonction, qu’il puisse mettre ses émotions au service du concept, ou inversement. Entre le sentiment et l’intellect, entre le développement des émotions et le développement des concepts, il faut « un jeu ouvert ». « L’affect déconstruit les sujets s’il reste sédentaire, mais pas s’il passe vers l’intellect, au sens géographique ».
C’est « l’éventail des possibles », l’échiquier psychologique « sur lequel le sujet peut déplacer ses investissements » qui rend possible les interactions entre moi et l’autre, comme « moyen de transport », dans tout les sens du terme. Faute que quoi son énergie potentielle risque de se « dissiper », comme disent les physiciens. « Si le pouvoir d’agir se développe dans l’activité, il peut se trouver encombré de l’insuffisance du pouvoir d’être affecté subjectivement ».
Les sources du développement sont dans les oppositions qu’on cherche à surmonter au dehors, en usant des oppositions et des conflits du dedans comme ressource, et inversement. Rien d’étonnant, donc, à ce que le développement soit imprédictible, mais pas inexplicable.
Clot revient sur le sens de son introduction : « La crise de la psychologie, c’est que les différentes tendances de la psychologie créent une impasse si elles n’arrivent pas à prendre l’un et l’autre à la fois, le développement et l’affect… La psychologie est un instrument du développement qu’il faut soigner. Vygotski nous a laissé un « engagement pratique » fort dont nous devons nous sentir comptables, pour que la psychologie reste un instrument du progrès ». Le développement ne sera jamais l’accumulation des apprentissages, même si ces derniers en sont les ressources irremplaçables.
Mais pour le rendre observable, il faut en trouver des traces, pour prouver qu’il est possible…
C’est pourquoi Yves Clot, au cours de la discussion qui suit son intervention, insiste sur l’importance de « l’intervention » dans le milieu du travail :
« C’est la question de la santé : je me porte bien quand je peux créer entre les choses des liens qui ne se feraient pas sans moi, écrivait Canguilhem. En intervenant, le psychologue fabrique des traces, qui peuvent devenir des objets de pensée pour les sujets qui les ont produits. Alors, la description du « réalisé » devient une condition de la santé, parce qu’il devient un objet de pensée. Mais attention : si c’est le psychologue qui interprète la trace, on peut avoir un travail contreproductif pour la santé du sujet…. »
Peut-on sauver le personnel quand l’interpersonnel est défaillant ?Evidemment, en clinique du travail, c’est une question importante : si jamais les instances du métier sont amputées, alors on a un face-à-face ravageur pour la santé au travail. Le mouvement de personnalisation d’enraye.
C’est pourquoi, insiste encore Yves Clot, tout dépend de la latitude dont dispose le sujet, de son « pouvoir d’être affecté », c’est à dire d’emprunter d’autres chemins, d’autres activités personnelles qui vont lui donner la possibilité de supporter le travail grâce à ses activités extra-professionnelles. Sinon, on voit des gens « actifs », mais qui ne se sentent pas « actifs » : « on est en pilotage automatique, mais on n’y est pas vraiment ». Cela peut aller jusqu’au cynisme de la présence, aux vies en temps partagé sans lien entre elles. «Evidemment, cela peut aider le sujet à mieux supporter le conflit, en ne se risquant plus dans le métier. Mais en même temps, ça diminue le sujet dans un « développement sans histoire »… : « On peut s’en sortir en en sortant, mais on paye toujours la facture à un moment donné. »
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