Interview de Rémi Boyer
Quel a été le parcours de carrière d’Isabelle ?
Dès l’âge de 8-9 ans, entourée de ses parents professeurs, Isabelle sait qu’elle sera enseignante. Passionnée de travaux manuels, elle apprend d’une de ses tantes que oui, c’est possible aussi d’enseigner cette discipline ! Aussi, pensant que tous les enfants de la Terre aimaient les travaux manuels, Isabelle n’a pas remis en question ce choix, et après avoir obtenu son Bac en 1978, suivi une classe préparatoire scientifique, elle réussit le concours d’entrée à l’Ecole Nationale de Préparation au Professorat de Travaux Manuels Educatifs et d’Enseignement Ménager (CNPPTMEEM) en 1979. Durant trois années, elle obtient les certifications nécessaires pour devenir professeur stagiaire dans l’enseignement public, et termine sa formation par la réussite au Capes en 1983.
Affectée au Centre Pédagogique Régional (CPR, qui a précédé les IUFM) à Rouen, elle est à 22 ans professeur au collège Verhaeren à Bonsecours (76). Cependant, avant même d’enseigner ce qui l’a toujours passionnée, sa discipline est supprimée des programmes et remplacée par l’Education Manuelle et Technique (EMT).
Cette période, Isabelle l’a très mal vécue. L’Education nationale imposait aux enseignants de Travaux Manuels de devenir adaptables. A Bonsecours, Isabelle ressentait aussi –à son grand dam- que sa matière n’avait pas plus d’importance, aux yeux des familles attentives à la réussite scolaire de leurs enfants, que la musique ou les arts plastiques…
Qu’à cela ne tienne ! Isabelle met en place une évaluation par objectifs avec des outils visuels (feu vert/feu rouge) permettant de stimuler l’intérêt de ses élèves.
Après Bonsecours, sa carrière la mène à Saint-Pierre les Elbeuf en 1984 où elle conserve pendant deux ans le souvenir d’élèves qui savaient ce que signifie « respecter le professeur ».
Peu de temps après…nouveau dilemme…l’EMT est remplacée par la Technologie et les professeurs concernés doivent de nouveau s’adapter aux nouvelles réformes. Personne ne connaissait cette matière, et les formateurs de lycée professionnel chargés de l’enseigner n’avaient jamais eu devant eux un collégien…et leur pédagogie n’était donc pas adaptée. Ce décalage, Isabelle l’a très mal vécu, ça l’a même dégoûtée.
Aussi, elle s’est intéressée à l’économie et à la gestion, puis a demandé et obtenu en 1986 une disponibilité pour créer son entreprise, un projet qui lui tient à cœur. Elle a souhaité réintégrer après deux ans, mais cela n’a été possible que la 3e année.
En effet, comme elle le souligne « une entreprise, c’est aléatoire. Pour moi qui ai grandi dans un milieu très sécurisé, c’était en fait une suite d’angoisses face à l’avenir. »
Isabelle réintègre l’enseignement tout en conservant son entreprise puisqu’elle a embauché à mi-temps une personne pour assurer son intérim, et cette aventure se poursuivra durant 7 années.
Il est important ici de souligner que l’activité qu’avait entrepris Isabelle, sous forme de profession libérale (un cours privé de coupe, couture, stylisme), est accessible à tout fonctionnaire, dès lors que l’activité menée découle de la nature des fonctions occupées initialement. Ainsi un professeur de Lettres peut-il démarrer une profession libérale d’écrivain public, un professeur de mathématiques monter une entreprise de soutien scolaire en mathématiques, un professeur travaillant dans la formation continue monter son activité de formateur ou de conseil en formation. La condition est simplement de solliciter l’accord de l’administration par la voie hiérarchique.
Depuis février 2007, de nombreux textes (lois, décrets, circulaires) ont assoupli les possibilités de cumuls d’activités. Nous les concentrons peu à peu sur le portail des secondes carrières accessibles aux enseignants que nous constituons sur www.aideauxprofs.org
La réintégration d’Isabelle se fait dans l’Oise en 1989-91. Un déclic se produit alors, grâce à des rencontres avec d’autres professeurs : Isabelle se passionne pour les élèves en difficulté à travers l’enseignement de la Technologie et découvre l’apport de l’informatique. Lorsqu’elle menait son entreprise, elle avait ressenti que beaucoup d’adultes qui faisaient appel à ses services avaient éprouvé des difficultés d’apprentissage lorsqu’ils étaient enfants dans le système éducatif, souvent mal adapté pour eux.
En 1991, elle obtient sa mutation au collège de Bonsecours, celui-là même où elle fut stagiaire.
A cette époque, elle participe à des regroupements de professeurs de technologie. Elle dispose d’une petite décharge horaire pour travailler sur des vidéos des émissions Galilée sur France 5, et réaliser des publications pour le CRDP.
Lorsqu’elle est inspectée, pour la première (et dernière !) fois de sa vie en 1999, la rencontre avec son IPR est décisive : il est tout simplement subjugué par sa pédagogie, en posant de multiples questions sur ses évaluations.
En septembre 2000, après un rapport d’inspection très favorable, elle est sollicitée pour enseigner 2 heures par semaine à l’IUFM de Rouen, et ce quota horaire augmente d’année en année pour atteindre 6 heures hebdomadaires en 2002. Au-delà, elle obtient une MADT (mise à disposition temporaire) de 3 ans à mi-temps, tout en conservant son autre mi-temps au collège de Bonsecours. C’est son choix : être formatrice : oui, mais en gardant les pieds sur le terrain. A l’IUFM et au collège, elle développe des liaisons école-collège.
Par ailleurs, pendant 6 ans, elle s’investit en complément pour le Rectorat de Rouen, à la cellule d’appui à l’innovation et l’expérimentation : le concours académique de robots Cybertech 276 voit ainsi le jour et regroupe des élèves de la maternelle au lycée.
« Ce sont mes années folles, où j’étais surbookée » confie-t-elle, avec le sentiment d’avoir vécu pleinement la passion qu’elle éprouve pour sa discipline et le bonheur de la transmettre aux autres.
Ce qui la perturbe à l’IUFM, c’est cette obligation d’avoir, chaque début d’année, à « chercher ses heures » afin d’obtenir un emploi du temps complet, chaque professeur devant « se débrouiller » avec ses collègues. Ce manque de cadrage, en autogestion, l’incite peu à peu à songer à un rythme moins soutenu, car elle sent qu’elle en fait beaucoup trop.
Une rupture dans sa vie personnelle et familiale et un différend professionnel au sujet de la rémunération de son important travail la conduit à la rentrée 2007 à reprendre son enseignement à plein temps au collège de Bonsecours. Après s’être beaucoup investie volontairement, avoir beaucoup donné d’elle-même pour transmettre son savoir-faire, Isabelle est déçue, amère : « J’ai eu le sentiment d’avoir été exploitée, pas reconnue, presque méprisée. Enseigner » tout simplement » la Technologie en collège me rend très heureuse, je n’ai pas besoin de plus ».
Son opinion rejoint ici l’une de nos constatations au sein de l’association, grâce aux centaines de témoignages qui nous parviennent chaque année : il est difficile aux enseignants de voir leurs compétences et leurs mérites reconnus par leur administration en dehors de leur gestion du groupe-classe, ce qui génère des frustrations, parfois des découragements plus ou moins profonds. Les témoignages de Paul Quénet et de Jean-Baptiste Carpentier nous ont éclairés sur les pratiques en cours dans les académies de Caen et Rennes. Il est évident que la demande sera toujours supérieure à l’offre, les postes budgétaires susceptibles de valoriser les compétences des enseignants en dehors de la classe n’étant pas fréquents pour l’instant.
Quelles compétences ont permis à Isabelle de réussir sur les différentes fonctions qu’elle a occupées ? Quelles compétences complémentaires y a-t-elle acquises ?
« Lorsque je dirigeais mon atelier, j’ai acquis des compétences :
– en organisation,
– en relationnel (accueil, négociation, entretien de clientèle),
– en marketing (publicité, communication),
– en conception de plans de formation individualisés,
– en pédagogie différenciée,
– en gestion de personnel et de budget (j’employais alors deux personnes, un professeur de dessin, un professeur de coupe et de couture),
– en gestion administrative et financière (pour les démarches auprès de l’ANPE, de l’URSSAF, etc).
Lorsque j’étais formatrice à l’IUFM, j’ai renforcé mes compétences en :
– conception de plans de formation,
– gestion de groupes d’adultes,
– travail en équipe, puisque j’ai beaucoup travaillé en binôme,
– J’ai aussi beaucoup renforcé mes compétences disciplinaires ».
Isabelle indique que le travail avec des adultes a été une expérience extraordinaire pour elle, car elle avait envie de « former de bons profs, pour qu’ils sachent transmettre leur passion de leur discipline à leurs élèves ».
Isabelle ajoute d’autres compétences développées au cours de sa professionnalisation :
– en compétences rédactionnelles,
– en soutien psychologique pour conseiller certains jeunes,
– en analyse de pratiques, puisqu’elle s’est passionnée pour trouver des solutions adaptées à chaque cas.
Quand Isabelle a créé son entreprise, comment a-t-elle vécu ce « grand saut » et pourquoi est-elle revenue ?
D’abord, des aspects positifs : « J’ai éprouvé beaucoup de passion, d’épanouissement personnel, de motivation, de plaisir ».
Ensuite, des contraintes : « J’ai vécu l’angoisse face à une sécurité de l’emploi que je n’avais plus, face aux finances de mon entreprise, face à la perte de disponibilité importante, face à la solitude. J’avais constamment le sentiment d’être sur la brèche, c’était épuisant, j’avais vraiment beaucoup de travail. Mon affaire marchait bien, mais au fond je manquais de confiance en moi ».
Comment ses anciens collègues avaient-ils perçu ce changement d’orientation ?
Isabelle confie : « Ils étaient admiratifs, notamment ceux qui en rêvaient, mais n’osaient pas. »
Après un parcours aussi diversifié, pourquoi retourner enseigner en collège ?
« D’une part, il y a eu un épisode familial personnel, et puis une accumulation de missions et de responsabilités qui ont fini par altérer l’estime que j’avais de moi-même. En même temps, je ne savais pas dire non à toutes ces missions. Je suis une personne à la fois trop et pas assez sensible aux compliments, ils existent, mais je les perçois peu ; je me sens souvent rejetée, décalée par rapport aux autres. Quand on est brillant dans ce que l’on fait, on se sent différent des autres, on suscite des jalousies, de l’inimitié ».
A un moment, Isabelle « en a eu marre de donner autant d’énergie à l’Education nationale sans en avoir de retour positif ».
Quel type de retour attendait-elle ?
« Une juste reconnaissance de mon travail. Par exemple, je suis passée relativement tardivement à la hors-classe, malgré tout mon investissement personnel »
Désabusée par ce manque de valorisation de ses savoir-faire, Isabelle indique « j’ai préféré faire des choses exceptionnelles avec mes élèves, dans mes classes, plutôt que d’aller gaspiller mon énergie ailleurs, où la reconnaissance n’a plus cours ».
Que pense-t-elle de ses conditions de travail actuelles, en particulier dans les relations avec le groupe-classe ?
« A Bonsecours, le collège compte moins de 400 élèves actuellement, contre plus de 600 à la fin des années 90. Dans ce collège, les élèves sont polis, ils acceptent facilement de travailler, c’est un collège normal…nous avons peu de perturbateurs, et nous avons les moyens matériels d’enseigner convenablement. C’est l’un des rares collèges sans problèmes dans l’académie de Rouen, sans incivilités. Ici, il n’y a pas de vols par exemple, même si nous ressentons une lente dégradation des choses. Les enfants « mal élevés » ont tendance à augmenter, ceux qui ne veulent pas travailler aussi et qui perturbent les autres. Bonsecours commence à être touchée dès le Primaire par l’expression d’une certaine violence dans la fracture sociale, et nous commençons à le ressentir dans nos classes au fil des années. »
« Actuellement, mes conditions de travail me plaisent : je ne travaille plus le week-end, ni le soir, ni la nuit… je me sens beaucoup mieux, c’est énorme. Et je ne travaille plus autant pendant les congés scolaires.
Mais je suis inquiète : les conditions de travail se dégradent, le nombre d’élèves par groupe augmente. Comment faire travailler des élèves en équipe et développer leur autonomie s’ils sont plus de 20 ?
Par ailleurs la charge de travail prévue l’an prochain est anormale car la technologie va devoir s’adapter à de nouveaux programmes sur deux niveaux à la fois, et dans cette discipline, le changement, c’est carrément enseigner demain quelque chose dont vous ne connaissez rien aujourd’hui…»
Isabelle indique qu’elle aime préparer les cours, passer du temps à concevoir une séance pour faire passer le message éducatif agréablement par le toucher, en manipulant le plus possible, car c’est important en Technologie. « Le cœur du métier, c’est la pédagogie. C’est complexe au niveau prof, et cela doit être limpide au niveau élève. Dans mes classes, j’essaie que les enfants découvrent les choses par eux mêmes, au fil des investigations et des réalisations. »
Quels conseils Isabelle tient-elle à prodiguer à une personne qui souhaite enseigner ?
Isabelle incite chaque postulant au métier de professeur à la réflexion : « l’adolescent, ça représente un grand choc. Les gamins –n’ayons aucune illusion à ce niveau- n’en ont rien à faire a priori de nos cours. Ils s’intéressent à eux-mêmes, leur corps, leur image. Il faut intégrer cette dimension, et aussi admettre qu’avec les nouvelles technologies, nous n’avons plus le monopole du savoir. Avoir eu des expériences dans l’animation auprès de groupes de jeunes avant de se lancer dans l’enseignement est une aide, mais en plus il faut faire preuve de beaucoup de rigueur. »
Quand on demande à Isabelle quels conseils elle donnerait à un jeune professeur, elle s’exclame : « oh là là…mon Dieu : réfléchissez bien ! Ce métier se vit avec ses tripes, il ne faut pas le faire « en fonctionnaire ». Il faut de l’énergie au quotidien, aimer ce que l’on enseigne et ce que l’on fait avec les élèves, avoir les nerfs solides, une capacité à prendre des décisions rapidement dans des situations en urgence, et surtout accepter de devoir s’adapter sans cesse. Ces choses là s’apprennent aussi. En parler avec ses collègues, c’est un premier pas, avec des outils d’analyse de pratiques, on progresse plus vite. »
Isabelle insiste sur la nécessité d’une formation sur sa voix : « il faut absolument le faire, dès le début, car beaucoup de profs ont une voix mal placée. Il faut une bonne assise, car une voix trop haute peut déstabiliser une classe entière, et gâcher le quotidien d’un enseignant ». Isabelle indique « moi, je parle très bas : du coup, comme les élèves doivent tendre l’oreille, ils m’écoutent ».
Et que conseille-t-elle, grâce à sa riche expérience, aux professeurs tentés par une mobilité professionnelle en-dehors de la classe ?
La réponse d’Isabelle est enthousiaste : « il faut le faire ». Elle ajoute : « si j’étais Ministre de l’Education nationale, j’enverrais les professeurs au moins une fois dans leur carrière en entreprise, car c’est un scandale que beaucoup d’enseignants n’aient même pas cette expérience, ce vécu là, cette si grande méconnaissance du monde extérieur, de ses stress, pour comparer et ressentir ensuite davantage le bonheur à exercer leur métier. Enseigner, cela doit être un vrai choix. Malheureusement, il n’y a pas actuellement de suivi de carrière dans l’Education nationale. »
En effet, à travers le travail d’investigation que mène notre association, nous constatons que le « suivi de carrière » se résume en fait au passage d’un échelon à l’autre, d’un corps à l’autre, soit par ancienneté, soit par concours interne ou externe, rarement au mérite.
Que pense Isabelle de la création d’une association comme Aidoprofs ?
Isabelle est de nouveau enthousiaste : « c’est génial. Cela vient de la carence de l’Education nationale à ce niveau. Il devrait y avoir des directions de ressources humaines plus efficaces, car les professeurs sont soumis à des stress quotidiens. Certains professeurs deviennent hypersensibles au contact des élèves. Actuellement, il n’y a pas de psychologues dans les collèges pour réaliser des analyses de pratiques, alors que ce serait pourtant essentiel pour régler bien des problèmes que chacun vit au quotidien.
Aidoprofs, c’est une association qui peut aller dans le sens que la personne souhaite pour se réaliser, pour faire autre chose. »
Enfin, Isabelle ajoute : « une carrière de professeur, c’est devenu très long. Un professeur a plein de qualités, de compétences qu’il ignore et qu’il peut aisément transférer ailleurs. Actuellement, on prend conscience de cela dans les IUFM, avec une évaluation des compétences, avec la notion de compétences transférables, et aussi la nécessité pour les professeurs d’obtenir le Certificat Informatique et Internet (C2i). »
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