Par Cécile Mathieu
Le site du mois : “Anagnosis” de François Gadeyne
François Gadeyne enseigne la Littérature et les Langues anciennes en Lettres supérieures, à Périgueux. Il a été pendant longtemps l’un des deux rédacteurs de la rubrique « Langues anciennes » du Café Pédagogique (de 2002 à 2008).
Resté volontairement discret pendant toute cette période sur son travail d’enseignant et ses activités sur internet, François a accepté de répondre à nos questions. Par le biais de cet entretien informel, nous sommes particulièrement heureux de rendre hommage à son travail et de vous présenter son site web!
On se sent parfois un peu seul et marginal en tant que professeur de langues anciennes dans le secondaire : éprouvez-vous la même sensation dans le supérieur, en classes préparatoires ?
Il n’est pas toujours évident de partager des expériences d’enseignement. Mais dans la prépa de Périgueux, nous sommes quatre pour assurer les cours de Lettres – françaises, latines, et grecques – et nous tâchons de nous concerter autant que possible, voire de proposer des activités en commun. En outre, dans la cité scolaire où j’enseigne, mes collègues, dans la partie lycée comme la partie collège, aiment ce qu’ils font, et en parlent volontiers. D’ailleurs nous n’avons pas d’autre choix, si nous voulons que le latin et le grec subsistent, que de nous serrer les coudes !
En outre, la réforme des classes préparatoires littéraires nous oblige à nous concerter davantage, et cela au-delà de nos établissements : heureusement que le courrier électronique et les listes de diffusion existent, se développent, et que des associations se créent pour favoriser l’entraide !
Tous les élèves étudient-ils au moins une des deux langues anciennes en classes préparatoires littéraires? Quelle est approximativement la part de véritables « lettres classiques » ?
Grâce à la réforme qui s’est mise en place à la rentrée 2007, les langues anciennes sont entrées dans le tronc commun de formation en hypokhâgne. Désormais, quel que soit le concours visé (ENS Ulm ou ENS-LSH), les étudiants bénéficient, pendant un an, d’un cours de culture antique, et d’un cours de langue et civilisation, latine ou grecque. La proportion d’étudiants inscrits en Lettres classiques est en diminution partout, nous n’échappons pas à cette tendance. Nous n’avons pas suffisamment réagi aux rumeurs et aux préjugés : on entend souvent par exemple que les Lettres classiques vont disparaître, ou qu’il n’y a pas de débouchés. Ces bruits sont pires que n’importe quelle propagande, et sont parfois relayées par une presse mal informée. Le taux de recrutement au CAPES et à l’agrégation demeure favorable aux Lettres classiques, malgré la baisse du nombre de postes ouverts chaque année. Mais cette baisse concerne toutes les disciplines… Et les débouchés ne sont pas moins nombreux en Lettres classiques qu’en Lettres modernes, philosophie, ou histoire par exemple ! Enfin la connaissance de deux langues anciennes est une richesse formidable, que l’on se destine ou non à l’enseignement : il faut le rappeler sans cesse…
Dans ces filières à concours, le recrutement des nouveaux bacheliers est souvent sélectif. Sur quelles qualités pouvez-vous vous appuyer pour enseigner les langues et cultures de l’Antiquité ? Quelles sont en revanche les principales difficultés que ces étudiants ont à affronter pour l’étude du latin et du grec ancien ?
Le maillage des classes préparatoires a beaucoup évolué depuis une dizaine d’années… Les prépas « de proximité » recrutent des étudiants qui n’auraient pas osé demander une place dans une prépa « historique » – pour des raisons d’éloignement géographique, ou pour des raisons financières par exemple. La fonction sociale de notre présence dans une petite ville comme Périgueux est évidente ; mais nous tenons beaucoup aussi à l’apport culturel des langues anciennes, y compris pour des étudiants qui se destinent de plus en plus souvent aux instituts d’études politiques, aux écoles de commerce, ou à d’autres écoles (école du Louvre, journalisme, etc.).
Les principales difficultés que rencontrent nos étudiants en langues anciennes ne sont pas dues aux langues anciennes elles-mêmes, mais à une culture de l’évaluation chiffrée qui nuit beaucoup à la curiosité intellectuelle, et aux argumentaires traditionnels sur l’utilité du latin et du grec, idée qui est tout aussi nuisible que l’inverse. C’est à nous de leur prouver que la connaissance de l’Antiquité est une source irremplaçable de plaisir (pourquoi ne pas le dire ?) et d’enrichissement – qui peut certes se révéler utile, mais ce n’est pas le but. Si les élèves ont le sentiment de s’enrichir au contact des textes, des arts et de sciences de l’Antiquité, ils ne se posent plus la question de l’utilité…
Un autre discours, aussi insidieux que délétère, oppose « grammaire » et « civilisation ». « Faire de la grammaire », « faire de la civilisation » : une telle présentation, qui nous est pourtant familière, est absurde si l’on y réfléchit, et fait taire immanquablement, elle aussi, toute curiosité, et pas seulement pour la langue… Comment ensuite persuader nos élèves de l’intérêt du latin et du grec ?
L’objectif du concours est normalement suffisant pour motiver ces jeunes adultes. Mais parviennent-ils à relier l’étude des textes antiques à leur vie moderne ?
Rares sont les concours où une langue ancienne est obligatoire… Mais nombreux sont les concours où figure la possibilité d’une épreuve de langue ancienne ! Par conséquent, la motivation personnelle est tout aussi importante dans l’enseignement supérieur qu’au lycée. Cette motivation ne provient pas forcément d’un lien avec l’actualité : pour beaucoup, le voyage dans le temps suffit, et c’est déjà beaucoup. D’ailleurs le lien entre passé et présent n’est pas facile à établir : car si l’Antiquité est encore présente, dans nos représentations mentales ou dans l’art par exemple, encore faut-il en prendre conscience, et accepter d’entrer dans l’étude de ces représentations. Car dans ce domaine, bien des évidences confortables volent en éclat ! En Lettres sup., les thèmes au programme en culture antique – amour et amitié l’an dernier, l’étranger cette année – permettent de mesurer les continuités et les ruptures. Les textes eux-mêmes n’ont pas franchi les siècles sans encombre : que serait pour nous Platon sans les mains innombrables qui ont transmis son œuvre, en la copiant, en la réinterprétant, en la déformant ? Le passé n’est pas un donné intangible : c’est à bien des égards une fiction, dont l’écriture sous toutes ses formes nous offre des images changeantes, propres à nourrir notre pensée et notre imaginaire. Il ne s’agit donc pas d’opposer les vérités du passé aux certitudes du présent, mais de confronter des images, des représentations, qui imprègnent les langues elles-mêmes comme l’a magistralement montré l’ouvrage de P. Judet de la Combe et H. Wismann , L’Avenir des langues (Cerf, 2004).
À l’inverse, comment penser en profondeur ce qu’est l’amour sans revenir aux sources, sans parcourir le Banquet de Platon, les poètes latins et grecs, mais aussi par exemple l’œuvre de Plotin ou, au seuil de la Renaissance, celle de Marsile Ficin ? Pourquoi se priver des réflexions de l’Éthique à Nicomaque sur l’amitié, philia, ou de la correspondance entre saint Basile et saint Grégoire de Nazianze (dont je dois la découverte à Fanny Gressier !), où la vibrante amitié entre ces deux hommes se lit à livre ouvert ? Comment ne pas être frappé par la distance qui sépare la manière dont nous formulons les questions d’« intégration », et la place des métèques à Athènes, ou encore la notion antique d’hospitalité ?
Comme à peu près tout le monde, je crois, je tâtonne et je cherche de nouvelles pistes pédagogiques. Les pires issues de secours sont la nostalgie (le livre de François Wacquet sur le latin, ou ceux de Jacques Gaillard, sont d’excellents antidotes…) ou le discours utilitariste. Les survivances antiques ressurgissent de manière surprenante, toujours inattendue…
La culture numérique parvient-elle à trouver sa place dans ce cursus marqué jusqu’à présent par la tradition ? Quel usage des TICE pouvez-vous faire en latin/grec ? Quelles avancées espérez-vous à l’avenir ?
En participant à des réunions d’enseignants de langues anciennes dans la région de Bordeaux, j’ai pu constater le vif intérêt qui s’y exprime pour les nouvelles technologies. Les Lettres (classiques et modernes) comptent dans leurs rangs des pionniers, comme Yves Ouvrard, Jean-Eude Gadenne, Caroline d’Atabekian, François Giroud, Jacques Julien, Robin Delisle, et bien d’autres… Les logiciels libres, les laboratoires de langues, les tableaux numériques, la possibilité de projeter et de manipuler des textes ou des images dans la classe, sont d’un intérêt évident. Par exemple la projection d’un extrait de péplum peut être bien autre chose qu’un divertissement, tant il est intéressant d’explorer les rapports et les écarts entre, par exemple, le récit d’Hérodote et un film comme Trois-cents, ou entre l’Iliade et le film Troie…Et le retour au texte s’impose !
Il faut bien sûr que l’équipement soit présent, que des formations soient proposées, sollicitées – et il faut parfois négocier l’occupation des salles équipées, très convoitées quand elles sont peu nombreuses !
Les TICE offrent des moyens inespérés de rendre les élèves actifs, de garder leur curiosité en éveil. Il ne s’agit plus simplement de leur faire trouver des informations sur la toile en vue d’un exposé : ils peuvent réaliser leurs propres documents – écrits, images, films, etc. –, et les partager de multiples façons.
Parmi vos occupations, vous vous êtes plongé dans la création d’un site dédié aux lettres classiques (littérature/ latin/ grec), anagnosis.org. Pouvez-vous nous expliquer le choix de son nom ?
Ce mot désigne en grec la « lecture » ; c’est d’ailleurs le nom d’une maison d’édition en Grèce. Comme beaucoup de mots grecs, il est beau par sa complexité : il indique à la fois la connaissance acquise, et le discernement ; en ionien, le verbe anagignôskein signifie convaincre…
Votre site est-il prioritairement destiné aux étudiants d’hypokhâgne/ khâgne ? Quel retour avez-vous en général de leur part ?
Mes étudiants sont en effet mes principaux lecteurs… Si par « retour » vous entendez une réflexion sur le contenu, de telles réactions existent mais elles ne sont pas le fait de la majorité. D’ailleurs la première raison de l’existence d’Anagnosis est de faciliter l’accès à des documents qui peuvent leur être utiles. Mais il arrive que telle ou telle explication, tel ou tel article, qui sans ce site resteraient au fond d’un tiroir de mon bureau, suscitent des réactions, et donnent envie de débattre ; certains étudiants, trop rares malheureusement, franchissent le pas et écrivent à leur tour. C’est ainsi qu’une khâgneuse m’a envoyé récemment un texte sur Jacques Roubaud et un intéressant travail sur l’Odyssée.
Dans une société tendant souvent vers une attitude individualiste et consumériste, quelle place accordez-vous à la mutualisation gratuite du savoir ?
La réponse est dans la question je crois… Peu de gens ont conscience du faible coût de l’acquisition d’un hébergement et d’un nom de domaine. À côté de la presse spécialisée, en général réservée aux universitaires, de l’édition (même si certains éditeurs font un travail remarquable, surtout ces dernières années), et de la presse grand public, un vaste espace reste à occuper pour une vulgarisation libre et sérieuse. L’espace numérique est un espace infini, aujourd’hui envahi par le bavardage, il faut bien le reconnaître. Combien de fois une recherche sur internet ne nous conduit-elle pas sur des forums, des blogs ou des soi-disant encyclopédies, dont le contenu n’offre aucune garantie de rigueur ? C’est à nous d’occuper ce terrain, de publier sans hésiter notre travail…
Mon site personnel me donne une grande liberté dans la présentation de mon travail, et dans le contenu ; il me permet également d’« inviter » librement d’autres personnes à y participer. Ainsi, Anagnosis doit beaucoup au travail de Fanny Gressier, qui m’apporte régulièrement des explications de textes latins de grande qualité, rédigées avec esprit et avec humour. C’est un vrai bonheur pour moi de les lire ; mais nous souhaiterions que les lecteurs de ce site se fassent plus souvent connaître, et nous fassent part de leurs commentaires, de leurs réflexions…
D’où vous était venue l’idée de participer à l’aventure du Café ?
Je n’y aurais jamais songé si Robin Delisle ne m’avait proposé de prendre sa relève. C’était alors un défi pour moi, en raison de ma faible ancienneté et de mon manque de familiarité, à l’époque, avec les multiples canaux d’information… Grâce au coup de pouce de Robin, et en me formant un peu « sur le tas », j’ai découvert ce que les médias, dans leur grande diversité, peuvent nous apprendre – mais il faut savoir ruser avec eux, pour contourner les nombreux obstacles, de la désinformation complète à la surinformation. Je pense à de nombreuses informations partielles (en archéologie notamment), ou subjectives, derrière des apparences d’objectivité. C’est ainsi que suite à une étrange dépêche de l’AFP, de nombreux sites « pédagogiques » transmirent aux parents le conseil de ne plus inscrire leurs enfants aux cours de langues anciennes… Dans ce genre de situation, résister, c’est d’abord tout simplement informer !…
Comment avez-vous vécu cette expérience?
Ce fut une expérience précieuse, sous bien des aspects. D’abord, parce que j’ai eu la chance de partager ce travail avec Marie Fontana-Viala, dont j’admire la qualité et le dynamisme, et parce que nos échanges réguliers ont fait évoluer mon regard sur les langues anciennes. Au Café pédagogique, comme à Weblettres, j’ai découvert une rare générosité, une disponibilité, et un esprit de recherche indispensables en ces temps où l’on voudrait réduire les débats à une opposition stérile entre le retour aux vieilles recettes et un pédagogisme indifférent au contenu des enseignements. Cette caricature de débat satisfait peut-être les amateurs de « polémiques », mais ne sert pas la cause des langues anciennes, pas plus que celle des autres disciplines. Les sites d’établissements et les sites de professeurs, nombreux et souvent de qualité, devraient inspirer les esprits chagrins qui, dans les médias en particulier, jettent l’anathème, sans distinction, sur l’enseignement de masse, « la banlieue », les pédagogies nouvelles, les sciences du langage, l’internet, etc. etc. Il y a, un peu partout en France et à l’étranger, un travail magnifique réalisé par des collègues passionnés, sans idéologie particulière, et animés par leur passion et par l’esprit de partage. Il y a beaucoup à apprendre aussi de personnes étrangères à l’éducation nationale, comme André Charbonnet qui vit en Grèce, qui fut enseignant, puis archéologue, puis traducteur… et qui m’a accordé un entretien pour le Café pédagogique en janvier 2008.
Grâce au Café, mais aussi grâce au très beau succès de Weblettres, et à Musagora par exemple, nous savons maintenant que ce qui se fait est souvent plus intéressant que l’écume médiatique qui nous en parvient…
Cet engagement de plusieurs années dans l’équipe du Café a-t-il eu des répercussions sur votre conception de l’enseignement ?
Oui, sans hésitation ! Il m’a appris qu’il était possible de rompre la solitude de la situation d’enseignement ; que s’interroger sur ses pratiques n’est pas le signe d’un manque d’assurance, mais permet au contraire de garder le goût d’enseigner, à l’heure où des certitudes de tous poils menacent de nous étouffer. Il m’a aidé à varier les angles de vue, et les supports pour le travail en classe. Mais surtout, j’ai pu entrevoir la raison de certaines impasses que je ne suis pas le seul, je crois, à avoir rencontrées ; par exemple, les étudiants, même après le baccalauréat, restent profondément marqués par l’usage de l’évaluation chiffrée, qui les paralyse, et qui nuit beaucoup à leurs performances et à leur goût d’apprendre. À nous de faire mieux…
Tous nos remerciements à François Gadeyne pour la profondeur et la lucidité de ses réponses. Bonne continuation à son site, qui, bien au-delà de ses étudiants, peut intéresser tous les amateurs de culture antique.
Rappel de l’adresse du site :