Joëlle Gonthier, bien
connue des lecteurs du Café, qui a
plusieurs fois évoqué dans ses colonnes la tenue
de La grande lessive, est plasticienne, enseignante en
collège et Docteur en Esthétique, rien de
moins… Mais surtout bien plus.
Le fond et la forme :
Elle nous offre aujourd’hui
un véritable conte
pédagogique. Avec elle nous aurons
l’illustration de ce que c’est qu’une pensée qui chemine,
d’un raisonnement qui se construit pieds à pieds. Elle
réussit le tour de force de nous faire déambuler,
jouer avec les mots et les objets, pour élaborer du concept,
tisser des liens, construire du sens, du signifiant entre les choses.
Rendre compte de son
« show » est impossible,il faudrait la filmer et
éventuellement extraire quelques passages choisis, et
encore, comment sélectionner?. Il faut la voir, il faut
vivre ce moment, c’est une expérience collective : dans la
salle, l’attention est maximale, la connivence installée
dès les premiers instants.
Il s’agit de la plus belle
démonstration, subtile, lucide, intelligente,
précise et humoristique, toute en saveurs donc,
présentant le caractère inadapté des
nouveaux programmes en arts visuels.
Tentons l’impossible, une mise en
appétit
Après vous avoir
alléché, et en attendant la publication des Actes
de ces entretiens où Joëlle Gonthier transmettra le
fil rouge de son exposé, nous vous livrons ici ce qui ne
peut être que pâle substitut. Il manque
l’incarnation, mais notre but est de vous faire
préférer l’original : si vous en avez l’occasion
courez la voir !
Sur la tribune une multitude
d’objets, qui ont l’air minutieusement choisis, a-t-on vidé
le coffre à jouets du petit dernier, s’agit-il d’une
collection particulière ? Mystère…
Ça commence en posant ,
tel un tableau de maître, un cadre puisqu’il faut tout de
même bien savoir de quoi on parle, ce qu’on est venu faire
là. Le ton est neutre, la voix est claire, l’oratrice pour
être précise s’appuie sur une feuille et nous
rappelle le texte original du BO :
«
L’école maternelle propose une première
sensibilisation artistique (…)Le dessin et les compositions
plastiques (fabrication d’objet) sont les moyens
d’expression privilégiés »
Changement de ton, on laisse
tomber la feuille, les gestes se font plus amples, le spectacle
commence. On parle d’Art enfin, les rires fusent… ah bon parce qu’il
y a de quoi rire ? Mais enfin essayons de rester sérieux,
voyons…
Les nouveaux programmes
indiquent qu’il apprendre à l’enfant à voir et sentir…
Certes…
Sur une table devant le
public, 4 objets « fonctionnels » à ce
qu’il nous semble au premier abord…on se demande bien où
on veut en venir, va-t-on nous apprendre qu’il y a de l’Art
là-dedans?
Prenons un bébé
blotti contre le sein nourricier de sa mère, il a chaud, il
est bien, la fusion et la satisfaction totale. Clin d’œil
à la salle, les choses sont bien faites, il y en a justement
un parmi nous.
Quelques semaines plus tard,
il faudra bien tout de même commencer à couper le
cordon, donnons-lui un biberon, soigneusement inventé pour
lui, pour le nourrir. La forme est choisie, c’est chaud, c’est rond, la
tétine rappelle le sein. La technique offre une merveille
d’avatar. Le petit plus de la modernité : sur le biberon,
des dessins : éléphants et autres petits lapins
courent dans un joyeux décor. Quelle est leur fonction?
Eveiller l’enfant pardi, et par là-même essayer de
le distraire et lui faire oublier que sa mère n’est pas
là. A sa place, les éléphants.
En passant, on se demande
bien pourquoi….
Soyons précis,
l’enfant voit éventuellement les
éléphants, il ne les reconnaît pas; il
y viendra petit à petit par une élaboration
mentale qui s’éloigne du simple « voir
» pour tendre vers le « regarder
».
Le bébé
grandit, il lui faut conquérir une certaine autonomie, ses
parents y sont attachés, apparaît la tasse avec le
bec verseur « qui ne coule pas », l’objet allie des
atouts qui permettent aux préoccupations du jeune enfant
(boire) et celles des parents (rendre l’enfant autonome sans causer
trop de dégâts) de se rejoindre.
Dernier objet
présenté : une canette de Coca-cola, le must du
pratique et fonctionnel.
Voici la trajectoire
effectuée en quelques mois : d’un acte intime on chemine en
glissant imperceptiblement vers la société de
consommation.
On avance, on avance, c’est une
évidence, il faut qu’on avance
Bon ok, on rigole,
très drôle cette démonstration, un rien
de remise en cause sur nos pratiques quotidiennes, mais bon « Où est
l’Art ? », on a là un peu
parlé du jeune enfant, on a pu se reconnaître en
tant que parent, mais l’Art ?….Où veut-elle en venir ?
L’Art est ailleurs, c’est
« mon petit truc en plus », sa place est
organisée : au Musée, dans les galeries, et ma
foi, ce n’est pas nous qui le pratiquons. Comment le localiser
précisément ?
Est-il dans la panoplie
d’objets déballée sur la tribune ?
On a appris, avec notre
éducation, les savoirs reçus, à
identifier ce qu’est une œuvre d’Art, il ne s’agit pas juste
de la voir pour la reconnaître, le sensible et la vue ne
suffisent pas. Nous avons construit du sens, mis les choses en relation
pour savoir que la Joconde c’est de l’Art…
Hum hum on avance, l’Art ce
n’est pas ce qu’on perçoit au premier coup d’œil,
l’Art ça se construit en faisant des ponts, des connexions,
des relations, c’est le fruit d’un apprentissage en somme…
Exemple ! Perturbant
l’exemple, nous qui croyions avancer une seconde plus tôt…
Pour notre petit enfant, auquel
nous devons apporter des soins autres que nourriciers, par exemple
d’hygiène, prenons un gant de toilette !
Comme avec le biberon, il ne
s’agit pas seulement de laver notre bout de chou mais
également de l’éveiller toujours plus, alors
prenons un gant de toilette en éponge-grenouille.
Ceci est une grenouille…
C’est le message que reçoit notre tout petit quand on lui
tend le gant pour lui frotter le museau. C’est aussi ce qu’il
reçoit quand on le dote du parapluie-grenouille, des bottes
de pluie « grenouille », du jouet de bain
« grenouille » (qui fait « pouic-pouic
» quand on le presse), avec tout ça on construit
des repères ?
Pourquoi l’adulte (qui lui sait ce
qu’est une grenouille) agit-il ainsi, déguisant son pioupiou
de la panoplie grenouille à chaque journée de
pluie… Lui est capable de refaire le chemin : pluie… eau…
grenouille. Et puis «
c’est tellement mignon! » On saisit : la
démarche nous piège encore, et c’est la
société de consommation qui nous gouverne et fait
de nous ce qu’elle veut.
Pour
autant cette démarche n’est pourtant pas très
éloignée de celle de l’artiste.
L’adulte a ici
trouvé une autre manière de reformuler le monde,
de se l’approprier.
Les artistes font de
même, redéfinissant sans arrêt les
moyens de leur Art, à eux d’inventer encore et toujours leur
langage. Ce qui en fait la différence avec les artisans qui
reproduisent une technique, la différence
également avec notre canette de coca produite à
la chaîne et répétée des
milliards de fois.
L’Artiste invente sans
arrêt, là où il est, avec les moyens
qu’il a, c’est sa manière d’exister dans ce monde.
A
quoi reconnait-on l’Art ?
Ce n’est pas simple, mais pas
non plus compliqué. Où se situe-t-on, soi, par
rapport à l’Art ? Souvent on s’exclue du circuit de l’Art
(sauf si on est artiste auto-proclamé), si on a
raté à l’école la rencontre avec
l’Art, on pense que c’est définitif,
irréversible…mais surtout on se dit qu’il ne faut pas
reproduire cet échec avec sa progéniture.
Nous sommes-nous
arrêtés de parler au motif que nous ne sommes pas
tous des Victor Hugo ?… On nous a appris à
déléguer aux spécialistes les
questions relatives à l’Art, mais autorisons-nous
à le pratiquer !
Toutes ces grenouilles, ces
objets-grenouilles exposés sous nos yeux, ne ressemblent pas
à une vraie, mais il nous faut poser des repères
fermes : avec toutes ces représentations de grenouilles on
demande à l’enfant de voir une grenouille alors qu’il verra
formes, couleurs, et qu’il sentira des textures…
Si on en reste aux
émotions, au vu, au senti, on n’apprend pas…Comment
apprendre si on en reste au sensible?
L’Art
n’est pas un supplément, l’Art permet de
développer sa pensée.
Continuons la
démonstration : dans le bain, toujours, 3 canards en
plastique : la maman et ses petits, une suite en ordre
décroissant, une famille…
Prenons une autre
série d’objets : des entonnoirs classés du plus
grand au plus petit,… ceci n’est pas une famille…
Ah… Pourtant ils sont en
ordre, rangés, comment identifier ce que c’est ?
Devant les yeux, on a « un
truc », dans la tête autre chose, il faut cohabiter
avec toutes ces images. Comment identifier le désordre, la
famille.. il faut construire des référents…
Un poisson rouge
mécanique, qui tourne dans le bain, le concepteur a voulu
restituer l’image du poisson en reproduisant sa taille, son apparence
et son mouvement.
Passons à une autre
catégorie d’objets : un poisson qui ressemble au
premier (pour le bain) mais monté sur une grande tige
portant une étiquette qui mentionne : « Ceci n’est
pas un jouet, c’est un élément de
décoration de jardin ».
« Un
élément de décoration »
?…De même que le stylo-poisson, le canard porte-savon?, le
canard tout doux muni du même système
mécanique que le poisson mais qu’il ne faut surtout pas
mettre dans le bain à cause de son duvet, de même
que l’oiseau, énorme, objet de décoration
« de table », objet de déco pour les
grands, les adultes, de même que le canard qui s’allume
(surtout à ne pas mettre dans le bain).
Au milieu de tous ces objets
« de décoration » le canard à
la mode, un canard acheté dans un magasin de déco
en Belgique : tout noir, muni de têtes de morts, de croix
rappelant vaguement l’Allemagne et la seconde guerre mondiale et du
chiffre 8. Un canard à la mode tout simplement… Tout
simplement? Pas si sûr, décryptons… 8 correspond
à la 8ème lettre de l’alphabet, soit le H de
« Hitler », c’est donc un canard loin
d’être anodin, chargé de sens, un outil de
propagande à peine déguisée…
Si je ne me laisse aller qu’au
visuel, si je ne sais pas aller au-delà, je ne peux
accéder à ce signifiant, il m’a
fallu ici la béquille de quelqu’un qui m’a aidé
à décrypter le message pour ne pas en rester
à la simple sensibilisation visuelle, j’ai fait entrer en
jeu des connaissances…De
même qu’Andy Warhol en la reproduisant à l’infini
nous a décrypté la canette de coca, la production
en série et la consommation de masse…
Quelles perspectives ?
Aujourd’hui les nouveaux
programmes parlent de sensibilisation, mais quand on «
sensibilise » on prévoit
déjà qu’on n’atteindra pas le but, que l’Art, coco ce n’est pas
pour toi, quand est-ce qu’on se posera la question d’apprendre ?
Il n’est pas
proposé à l’enfant de comprendre les choses mais
juste de regarder : « ça c’est ça
! »… Or, si on simplifie l’Art, on ne l’atteint
pas. C’est un processus
qui ne peut faire économie de la création.
L’Art n’est pas un
supplément, il est notre humanité. L’Artiste est
celui qui avance malgré les impasses, les questions, il ne
s’interdit pas, il s’aventure, il s’autorise, parce qu’il ne sait pas.
Contrairement à ce
que l’on nous dit, le
savoir, l’échange, la transmission sont au cœur du
rapport à l’Art.
Comment transmettre ce savoir ? On croit souvent que c’est frontal, que
c’est par les yeux et les oreilles que ça s’acquiert. L’Art c’est ce que nous faisons,
nos expériences individuelles telles celle que fait le petit
enfant en soufflant de l’encre sur sa main posée sur une
feuille. Cela a été fait maintes et maintes fois
? Oui mais pas par l’enfant en question. Lui, c’est la
première fois qu’il fait cette expérience, il ne
faut pas le priver de celle-ci qui le relie aux autres humains,
à une expérience collective de
l’humanité.
Alors quand on touche
à l’Art, en le reléguant à
l’écart des autres disciplines, ce n’est pas un jeu
concurrentiel entre les disciplines qui s’exprime, c’est un choix de
société, une réponse à la
question : » Que faisons-nous de ce petit enfant en devenir
».
Consulter
le blog de Joëlle Gonthier :
http://www.lartauquotidien.blogspot.com/
La
grande lessive :
http://www.lagrandelessive.net
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